Bruno Nassim Aboudrar
N° 123 – automne 2019

Transparence, opacité et voile musulman

Très schématiquement, on peut opposer dans l’histoire deux grands régimes de visibilité, l’un fondé sur la transparence, l’autre sur l’opacité. Par régime de visibilité, on entend l’agencement des dispositifs immatériels – symboliques, philosophiques, spirituels, législatifs, etc. –, et matériels – urbanisme, architecture, vêtement, attitudes corporels prescrites, œuvres d’art, instruments d’optique, etc. –, qui ordonnent le visible dans une culture. En suivant cette ligne de partage schématique, il faut y insister, et qui admet évidemment hésitations, emprunts, hybridations, mais n’en manifeste pas moins des tendances lourdes et pérennes, l’Occident a développé un régime de transparence; l’Orient (Proche, Moyen et Extrême, selon la distinction européocentriste), un régime d’opacité1. On comparera, par exemple, l’urbanisme traditionnel d’une ville arabe (médina) ou chinoise (hutong) avec son équivalent en Europe. Dans la ville arabe, les rues étroites coudent régulièrement comme pour entraver le regard; produisant le même effet, le réseau de ruelles d’un hutong est disposé en colimaçon. Dès l’Antiquité, et à nouveau à la Renaissance, les cités de l’Europe latine adoptent un plan orthogonal2 (Florence) ou rayonnant en toile d’araignée à partir d’une place centrale (Sienne) : dans les deux cas, le regard traverse la ville, pratiquement sans obstacle. En Orient, les maisons n’ont que peu de fenêtres donnant sur l’extérieur, et des moucharabiehs les rendent impénétrables aux regards; l’architecture patricienne et bourgeoise européenne augmente régulièrement, au cours des siècles, la proportion des surfaces vitrées. A l’intérieur, la transparence des salons d’apparat d’un hôtel particulier entre cour et jardin, les chambres en enfilades de l’architecture civile classique contrastent avec le satwan : entrée refermée sur elle-même, étroite et obscure qui garde l’accès à un riad marocain, et avec la succession de ses cours, de plus en plus privées et secrètes, jusqu’aux appartements cachés du harem. Le rapprochement de l’église et de la mosquée, par-delà les différences régionales importantes qui affectent le plan de l’une comme de l’autre, fournit des résultats analogues. Construit en longueur, l’axe de la nef conduit le regard des fidèles à la contemplation du mystère, celui de l’incarnation, de la présence réelle de Jésus dans l’hostie consacrée que le prêtre, suivant le rituel de l’ostension3, brandit au-dessus de sa tête pendant l’élévation. Conçue en largeur, la salle de prière d’une mosquée accueille les fidèles en lignes (et non en files), et ils prient les yeux baissés (et non levés vers l’imam comme ceux des chrétiens vers l’autel et le curé) ou prosternés, face à un mur, la qibla, matérialisation d’une clôture spatiale plus profonde, car spirituelle et intériorisée, la sutra4. Sur les liens symboliques du pouvoir avec une qualité du visible – transparence ou opacité –, on peut évoquer les fastes d’une salle du trône, où tout – miroirs, lumières, dais – concourt à l’exhibition de la majesté (pour ne rien dire des cérémonials des petits et grands levers du roi, à Versailles) et les rapporter, par exemple, à l’habitude, attestée dès la dynastie omeyyade, puis au Caire, de séparer par un rideau, le hijab, le calife de ses visiteurs reçus en audience5. Mais on peut aussi évoquer la diffusion de l’image du souverain par son effigie sur les monnaies qu’il frappe, et l’absence presque totale de celle-ci dans la numismatique islamique6. Enfin, en partant de la psyché de la philosophie grecque, le christianisme a produit tout à la fois la représentation d’une âme, certes profonde et obscure, mais non pas insondable, et les moyens – introspection (le mot lui-même dit le regard intérieur), exercices spirituels, confession – de la soumettre à une exigence de transparence.

C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre le voile musulman. Dans le Coran, où il ne couvre pas tant le visage que la poitrine, il arrive d’abord juste après un verset enjoignant aux hommes de « baisser les yeux » et de « contenir leur sexe » (XXIV, 30), la même prescription est faite aux femmes, mais le voile la complète :

Dis aux croyantes de baisser les yeux et de contenir leur sexe; de ne pas faire montre de leurs agréments, sauf ce qui en émerge, de rabattre leur fichu sur les échancrures de leur vêtement7. (XXIV, 31)

Ce qui précède, où les fornicateurs et ceux qui salissent la réputation d’une femme sont condamnés, comme les circonstances connues de la descente de ce verset (envoyé au Prophète pour le rassurer sur la conduite de sa femme, Àïscha, injustement calomniée8) restitue la fonction du voile dans une économie générale de la vision qui tend à juguler celle-ci au maximum pour canaliser la concupiscence. Il n’en va pas de même dans le christianisme. Le voile y apparait dès l’origine, dans la première Épitre aux Corinthiens, mais l’apôtre Paul en fait le symbole de l’infériorité de la femme, voulue par Dieu dans son organisation du monde. Symbole, Tertullien écrira du voile qu’il est le « joug de la femme9 », le voile chrétien est offert à la vue au même titre que les autres signes vestimentaires à fonction symbolique (couleur du deuil, bandes pourpres de la toge prétexte des adolescents ou des tribuns de la plèbe, etc.). Instrument de dissimulation, le voile musulman est fait pour cacher et ne doit pas être mis en évidence. Dans les cultures musulmanes traditionnelles proches-orientales et d’Afrique du Nord, le voile des femmes est appelé à devenir, pour des siècles, un instrument d’invisibilisation solidaire de tout un système de dissimulation et d’opacité, général, mais qui touche d’abord les femmes : ségrégation, enfermement, et dont l’architecture évoquée plus haut, par exemple, participe également.

Mais ce régime de visibilité lié à l’opacité, dont le voile était un des rouages fonctionnant avec d’autres, a pratiquement disparu. Au cours d’un très long 20e siècle, plusieurs facteurs hétérogènes ont contribué à universaliser la visibilité occidentale, fondée sur la transparence. On peut évoquer, en premier lieu, l’extension des colonies puis leur résorption et l’émergence d’ères postcoloniales, mais aussi la Nahda, renaissance arabe qui a emprunté aux conceptions occidentales, entre autres, la préférence pour la transparence. En soutien des idéologies, les technologies ont également joué un rôle décisif dans cette évolution. Ce fut le cas de la photographie – d’abord interdite dans le monde musulman, puis appréciée et diffusée comme un instrument de pouvoir – du cinéma, de la télévision et des spectacles10, ce l’est aujourd’hui d’Internet. Dès lors, le voile musulman, d’abord récusé au nom de cette transparence perçue comme occidentale donc moderne11, lorsqu’il réapparaît en force, a profondément changé de sens. Il est devenu, à son tour, un symbole de la réislamisation des sociétés. Et, à cet égard, il est fait pour être vu. Le voile musulman, désormais, exhibe la dissimulation; il montre à la face du monde qu’il cache; il rappelle avec force (et même une certaine agressivité) l’ancienne préférence de l’islam pour l’opacité, sa méfiance séculaire à l’égard de la transparence. Mais il le fait, paradoxalement, dans la transparence, et par ses canaux : en produisant des images, en transformant même les femmes en image du refus des images.

Pour plusieurs raisons, l’Iran a joué un rôle pionnier dans ce processus. D’une part, parce que les dévoilements y avaient été imposés de manière extrêmement autoritaire par Reza Chah Pahlavi (1878-1944) et jamais totalement acceptés par les franges les plus conservatrices de la société. En sorte que, quand l’ayatollah Khomeini rend le tchador obligatoire – obtenant l’effet de scandale recherché auprès des opinions publiques occidentales –, la mesure jouit d’une certaine popularité dans le pays. D’autre part, parce que, contrairement au sunnisme qui, dans l’ensemble, n’admet pas les images, le chiisme en a un certain usage, démultiplié après la révolution par la photographie et, surtout, par les peintures murales, vecteurs de propagande. Enfin, parce que, contrairement à leur situation dans l’autre grand pays fondamentaliste de la région, l’Arabie Saoudite (sunnite), les femmes iraniennes ont conservé leur rôle social après la révolution : voilées, elles travaillent, conduisent et, plus généralement, ont leur place dans l’espace public. Aussi, ce sont sans doute des artistes iraniennes qui expriment le mieux ces paradoxes du voile musulman, signal rémanent d’opacité dans un monde en fait entièrement gagné au régime de visibilité de la transparence.

Rapture (1999), la belle vidéo de l’artiste américano-iranienne Shirin Neshat, montre l’investissement progressif d’un krak, où des hommes en chemise blanche sont réfugiés, par des femmes en tchador, venues de la mer, inquiétantes comme une nuée de corneilles. Ainsi, l’artiste inverse subtilement les stéréotypes de genre. Les femmes, voilées, sont celles qui viennent du dehors, du grand large, et elles sont conquérantes; les hommes, enfermés, se laissent assiéger. Très esthétisé, le tchador est délié de la réclusion des femmes et, tandis que les hommes en blanc sont peu visibles sur la pierre claire du fort, les femmes en noir contrastent nettement, dans cette vidéo en noir et blanc, sur la mer et sur le sable.

En Iran même, les Autoportraits (2001) de Shokoofeh Alidousti travaillent ce paradoxe de l’opacité dans un régime de transparence. Du visage de l’artiste, qui devrait, en bonne logique de l’autoportraiture, faire l’objet de la représentation, mais ne le peut, selon l’ordre d’opacité voulu par le voile, seules des détails s’aperçoivent : commissure des lèvres, narine, tout le reste est tchador noir. Mais sur ce fond de voile, l’artiste présente des photos de famille qu’elle tient entre ses doigts. Des images d’avant la révolution, où ses parents, ses sœurs ou ses cousines et elle-même, enfant, apparaissent sans voile. Dès lors, le hidjab qui, comme le veut le sens du mot en arabe et en farsi, fait écran (de dissimulation), devient un écran (de projection). Ce qui est fait pour empêcher le visible d’apparaître se fait le support et le cadre, le moyen, de l’apparition des images. Le varzesh-e pahlavani, est un sport de lutte très traditionnel en Iran. Ses origines remonteraient à la Perse antique, et sa codification enveloppe une éthique et une spiritualité d’inspiration soufie. Les athlètes, les pahlavans, le pratiquent dans une salle polygonale appelée zourkhaneh, abondamment pourvue d’images et de miroirs. Il est à peine besoin de préciser que le vazesh-e pahlavani est un sport d’hommes, et que les femmes ne sont pas les bienvenues à la zourkhaneh. Mehraneh Atashi a consacré une extraordinaire série de photographies (2004) aux pahlavans dans leur zourkhaneh. On y voit les athlètes, torses nus et vêtus de culottes brodées, s’exercer avec des poids de fonte, mais aussi se reposer dans des attitudes que l’objectif de la photographe révèle languides, abandonnées et se mirer – beaucoup – dans les nombreuses glaces de la palestre. Sur le plan du genre, l’image sait débusquer, sans ironie ni méchanceté, mais non sans humour, les instances traditionnellement perçues comme féminines dissimulées au cœur d’une pratique masculine et virile. Mais c’est sur la question de la transparence que cette série de photographies est particulièrement pertinente. En effet, elle est rendue possible pratiquement parce que le voile que revêt l’artiste la rend, paradoxalement, transparente. Il est noir et opaque, mais il fait que le regard des hommes le traverse, comme un media diaphana (telle la pellicule elle-même) qui ne s’interposerait pas entre eux et leur propre image. À cet égard, on pourrait considérer que le voile retrouve là son rôle traditionnel : rendre les musulmanes qui le portent invisibles, partant non désirables. Mais il n’en va pas exactement ainsi, car si dans l’image les athlètes ne semblent pas voir l’artiste qui les photographie, nous la voyons, tache d’opacité dans un univers chatoyant d’images, de corps demi-nus et de reflets. Dès lors, le voile devient le principe même de visibilité de l’image, ce qui décide du visible et de l’invisible, de l’irreprésentable et de la représentation, de l’opacité et de la transparence. Mais c’est parce que des instruments optiques lui sont associés : l’appareil photo, ses objectifs et ses lentilles, et les miroirs de la zourkaneh qui les reflètent et, avec eux, la photographe. Alors, les corps demi-nus des athlètes sont les corps opaques; le corps voilé devient ce qui voit et fait voir : l’assurance du visible, non sa disparition.

1. Pour une comparaison de l’art de la renaissance italienne et de l’optique arabe (avec ses applications décoratives et architecturales), voir Hans Belting, Florence et Bagdad, une histoire du regard entre Orient et Occident, trad. N. Ghermani et A. Rieber, Paris, Gallimard, 2012.
2. David Friedman, Florentine New Towns: Urban Design in the Late Middle Ages, New York/Cambridge (Mass.), New York Architectural History Foundation/MIT Press, 1988.
3. Édouard Dumoutet, Le Désir de voir l’hostie et les origines de la dévotion au Saint Sacrement, Paris, Gabriel Beauchesne, 1926. Voir également Roland Recht, Le Voir et le croire, Paris, Gallimard, 1999, p. 98 et passim.
4. Dominique Clévenot, Une esthétique du voile, essai sur l’art arabo-islamique, Paris, L’Harmattan, 1994, p. 24.
5. Joseph Chelhod, « Hidjab », dans Encyclopédie de l’islam, vol. 3, p. 371.
6. Oleg Grabar, La Formation de l’art islamique, trad. Yves Thoraval, Paris, Flammarion, 1987, p. 124.
7. Le Coran, essai de traduction, par Jacques Berque, Paris, Albin Michel, 2002 [1990], p. 375.
8. Tabarî, La Chronique, trad. Hermann Zotenberg, Nîmes, Actes Sud, 1980, vol. 2, p. 240.
9. Tertullien, Le voile des vierges, trad. P. Mattei, Paris, Éditions du Cerf, coll. « Sources chrétienne », no 424, 1997.
10. Sylvia Naëf, Y a-t-il une « question de l’image » en Islam ?, Paris, Téraèdre, 2004.
11. Il est interdit en Turquie en 1926, en Iran en 1935, puis connaît une relative désuétude au Maghreb, en Égypte, en Irak et en Syrie dans le contexte des processus d’extinction des tutelles européennes.

Bruno Nassim Aboudrar est professeur d’esthétique – théorie de l’art à la Sorbonne nouvelle où il dirige le Laboratoire International de Recherches en Arts (LIRA). Il est l’auteur d’un roman (Ici-bas, Gallimard, 2009) ainsi que de plusieurs essais, dont Comment le voile est devenu musulman (Flammarion, 2014), Qui veut la peau de Vénus ? (Flammarion, 2016), Le Sueur : les fissures de la perfection (Ars, 2018).

Shirin Neshat, Rapture, 1999. Capture vidéo. Avec l’aimable permission de l’artiste et de Gladstone Gallery, New York et Bruxelles. © Shirin Neshat. Photo : Larry Barns.
Mehraneh Atashi,de la série Bodiless I (zourkhaneh), 2004. Impression numérique. Avec l’aimable permission de l’artiste.
Mehraneh Atashi, de la série Bodiless I (zourkhaneh), 2004. Impression numérique. Avec l’aimable permission de l’artiste.