Jean-Michel Quirion

Symposium L’effet Humboldt V : alimenter le feu

Cinéma Public, OBORO, SBC galerie d’art contemporain et UQAM
Montréal
23 - 25 novembre 2023

Durant trois jours, à la fin novembre 2023, s’est tenu à travers divers lieux de Montréal le symposium L’effet Humboldt V : alimenter le feu. Cet événement d’envergure internationale était organisé par la commissaire montréalaise Emmanuelle Choquette et plusieurs collaborateur·rice·s1, en parallèle de l’exposition évolutive Archive Alexandre de Humboldt Montréal de l’artiste équatorien Fabiano Kueva, présentée à OBORO.

Depuis plus d’une décennie, Kueva édifie une vaste archive des stratégies d’observation et de recension des voyageurs scientifiques du 19e siècle, telles que la cartographie, la correspondance et notamment le collectionnement de spécimens culturels et naturels. La trajectoire de l’artiste prend comme point de départ le périple d’Alexander von Humboldt, planifié entre les 18e et 19e siècles, à travers des territoires aujourd’hui dénommés le Venezuela, la Colombie, l’Équateur, le Pérou, le Mexique et les États-Unis. Kueva détourne dans son travail la posture d’explorateur-colonisateur, entre hommage et outrage, en se constituant un imposant cabinet de curiosités et en se mettant en scène dans l’œuvre filmique intitulée Ensayo Geopoético (2011-2021). Dans cette œuvre de fiction, l’artiste incarne un personnage anachronique, un quasi-Humboldt, reconduisant tout à la fois le regard impérialiste de ce dernier, et la position du sujet « observé ». Les premiers volets du projet ont dérivé de Quito en Équateur, en passant par Cuenca en Espagne, et jusqu’à Berlin, en Allemagne2. Cette itération montréalaise vient clore le périple, mais continue de guider les remises en question des discours dominateurs eurocentrés de l’idéologie des conquêtes.

Le colloque trilingue — en français, en anglais, et même en espagnol par moment — s’est décliné en une série de rencontres qui ouvraient de nouveaux horizons de réflexion entre les disciplines de l’art, de la muséologie, de l’histoire, de l’anthropologie et l’écologie entre les hémisphères nord et sud. Les savoirs y étaient partagés sans hiérarchie, alliant les points de vue d’artistes, de commissaires, d’auteur·rice·s et de chercheur·e·s provenant du Québec, d’Amérique latine et d’Europe. Ces instants de partage ont alimenté un « feu collectif » ; image incandescente, référant à l’effervescence des réflexions, par laquelle Fabiano Kueva et Emmanuelle Choquette souhaitaient éclairer des enjeux tels que notre rapport d’hier à aujourd’hui avec le territoire et la nature, de même que le développement d’approches décoloniales de production, de conservation et de valorisation des savoirs, principalement dans les musées. Le feu a été ainsi allumé et alimenté par les interventions de la douzaine d’invité·e·s et les questions de l’auditoire.  Pendant les deux journées du colloque et ses trois sections thématiques, les conférencier·ère·s ont misé sur des pratiques d’actualité et du passé relativement aux enjeux précédemment énumérés.

Nuria Carton de Grammont (SBC galerie d’art contemporain, Montréal), a modéré le premier panel constitué d’Eduardo Kohn (Université McGill, Montréal), de Joanna Page (Université de Cambridge, Angleterre), de même que Constanza Carmelo et Romeo Gongora (Laboratoire d’art et de recherche décoloniaux — labARD, Montréal). La séance intitulée Écologies au-delà de la colonialité offrait différents points de vue décolonialistes sur des perspectives environnementales. D’après les participant·e·s, le dérèglement climatique serait lié à l’histoire coloniale de la modernité occidentale, le capitalisme s’étant structuré sur une économie extractive et des monocultures intensives qui ont détruit la biodiversité. Les communications étaient toutefois orientées sur le développement de moyens créatifs, innovateurs et proactifs pour contrer l’héritage de cette destruction : la crise environnementale. Kohn et Page ont tour à tour confirmé qu’il est impératif d’avoir une vision plus positive en optant pour la recherche-création collective, et ce, même sous la menace incessante de cataclysmes. En ce sens, les représentant·e·s du labARD a précisé leurs démarches de recherche-création visant à encourager l’engagement décolonial de la communauté académique en explorant les récits marginalisés et historiquement négligés. La présentation s’est terminée à la galerie SBC par une session participative d’improvisation musicale. L’activité a permis aux convives de s’investir dans une expérience de création polyphonique et d’écoute active.

Le symposium a ensuite pris le tournant de la muséologie et des pratiques réactualisées des archives et des collections avec la séance Le musée comme déclencheur, modérée par David Blankenstein (Humboldt Forum, Allemagne). Mélanie Boucher (Université du Québec en Outaouais, Groupe CIÉCO et Équipe Art et musée, Gatineau-Montréal) a démontré que les musées cherchent plus que jamais à se positionner pour représenter au mieux la diversité géo-historico-socio-politique des milieux qu’ils desservent. Des initiatives récentes du CIÉCO, dont le colloque international Acquérir différemment, visent à inculquer la « nouvelle muséologie » pour contrer les origines coloniales et les lacunes des grands récits de l’Histoire des collections muséales. Quant à elle, l’artiste Geneviève Chevalier (Université Laval, Québec) a expliqué son processus créatif, comparable à celui de Kueva, qui tente de réactualiser la pratique de la collection par une approche contextuelle. En prenant la position d’une naturaliste et d’une muséologue, l’artiste prospecte les limites de la documentation empirique. Son projet tripartite Mirement, mené de 2019 à 2023 principalement en Angleterre, est situé à la croisée de l’histoire culturelle et des sciences naturelles et interroge la conception du vivant héritée de la modernité : une biodiversité (sur)exploitée et dénaturée. Par la suite, Sandra Rozental, (Université autonome métropolitaine, Mexique) a présenté le musée communautaire et régional du bassin de l’Usumacinta, érigé à Frontera Corozal, au Chiapas, à la fin des années 1990, afin de dénoncer une histoire d’extractivisme archéologique dans une région connue pour ses sites mayas. En 2020, le musée a fermé en raison d’une inondation à la suite d’une montée cyclique des eaux du fleuve à proximité, aggravée par la dévastation écologique du territoire. Rozental offrait une réflexion critique sur la défense de musées communautaires en périls en Amérique du Sud, ces symboles bâtis de la réappropriation culturelle.

Au centre des discussions sur la repossession, l’artiste en provenance de la République démocratique du Congo, Michèle Magema (Université du Québec à Montréal), a exhibé l’engagement de sa pratique en dessin via sa collaboration avec le musée Rietberg à Zurich en Suisse lors de l’exposition Congo as a Fiction (2019). Elle avait eu là l’occasion de retracer sa généalogie africaine à partir des archives de l’institution. Subséquemment, un dialogue entre Magema et Barbara Clausen (Université du Québec à Montréal) s’est échafaudé sur moult questions concernant le potentiel de transformation de l’archive, procédé d’organisation colonial, en tant que dispositif culturel incarné et plurivoque.

La deuxième journée de colloque a donné à entendre les communications de la chercheuse Tania Mancheno (Université de Hambourg, Allemagne), les artistes Émilie Monnet et Waira Nina Jacanamijoy Mutumbajoy, respectivement issues des nations Anishnaabe en Amérique du Nord et Inga de la région de Caquetá en Amazonie colombienne, ainsi que l’artiste allemande Marion Pfaus. Le panel Perspectives performatives était consacré à des pratiques artistiques décoloniales relevant de la performance. Mancheno a partagé ses recherches militantes en cours : What Does Hamburg Mean to You (Was bedeutet Hamburg für Dich ?). La proposition consiste en une série d’entretiens avec des voix critiques non hégémoniques et diasporiques de Hambourg, en Allemagne, à écouter en arpentant la ville. Après quoi, Pfaus a présenté son projet qui reconstruit l’histoire autrement : collecter des dons pour détruire en 2050 le Humboldt Forum sur la Schlossplatz de Berlin et d’ici là, restituer les objets de sa collection. Monnet et Nina ont expliqué le programme de Nigamon / Tunai, une association entre elles et les communautés autochtones du Canada et de la Colombie. Ensemble, elles élaborent des productions sonores autour de la notion du « chant silencieux » en réponse à la violence envers les femmes autochtones habitant les territoires du Nord et du Sud. Le symposium s’est conclu en soirée au Cinéma Public avec la présentation d’une collection de publications en lien avec les communications des panélistes du colloque et la projection de films.

L’effet Humboldt V : alimenter le feu a établi des points de contact pour penser les histoires décoloniales, et ce, d’hier à aujourd’hui et d’un hémisphère à un autre. En plus de l’exposition à OBORO, l’atlas de présentations et de projections proposé par Fabiano Kueva et Emmanuelle Choquette a permis une expédition théorique et pratique sur un Nouveau Monde postcolonial. Un acte de colloque pourrait agir comme combustible aux flammes d’une réflexion toujours aussi nécessaire pour l’émancipation.

1 Ce colloque était organisé en partenariat avec le centre d’artistes OBORO, SBC galerie d’art contemporain et le Laboratoire d’art et de recherche décoloniaux de l’UQAM (LabARD), avec la collaboration de l’UQAM, du Groupe de recherche et de réflexion CIÉCO, de l’Équipe Art et musée et de Cinéma Public.

2 Le projet a également été présenté à Lisbonne au Portugal, à Mexico au Mexique, ainsi qu’à Bogota en Colombie.

 


 

Jean-Michel Quirion, titulaire d’une maîtrise en muséologie de l’Université du Québec en Outaouais (UQO), est actuellement candidat au doctorat en muséologie à cette même université. Travailleur culturel depuis une dizaine d’années, il a occupé le poste de direction du centre d’artistes AXENÉO7 à Gatineau. Il est maintenant codirecteur général — programmation au Centre d’art et de diffusion CLARK à Montréal. En tant qu’auteur, il contribue régulièrement à des revues spécialisées comme Ciel variableESPACE art actuelEsse arts + opinions et Vie des arts. Ses projets de commissariat ont été montrés notamment à la Galerie UQO (2018) à Gatineau, à la Carleton University Art Gallery (CUAG) à Ottawa (2022), ainsi qu’à DRAC — Art actuel Drummondville (2022) et à L’Œil de Poisson (2022) à Québec. Il s’investit également au sein du Groupe de recherche et de réflexion CIÉCO depuis 2015, parmi lequel il agit comme coordonnateur de la recherche-création du Pôle CIÉCO-UQO.

Annonce du symposium L’effet Humboldt V : alimenter le feu, programme public de trois jours, présenté du 23 au 25 novembre 2023.
Vue partielle de l’exposition Archive Alexandre de Humboldt Montréal, 2023.
Photo : avec l’aimable permission de Archive Alexander de Humboldt Montréal.
Symposium L’effet Humboldt V : alimenter le feu, 2023. Constanza Carmelo et Romeo Gongorra, membres du LabARD (Laboratoire d’art et de recherche décoloniaux de l’UQAM). Photo : Felippe Martin.
Symposium L’effet Humboldt V : alimenter le feu, 2023. David Blankenstein, Sandra Rozental, Geneviève Chevalier, Mélanie Boucher.
Photo : Felippe Martin.
Symposium L’effet Humboldt V : alimenter le feu, 2023. Michèle Magema, Barbara Clausen.
Photo : Felippe Martin.
Symposium L’effet Humboldt V : alimenter le feu, 2023. Emmanuelle Choquette, Tania Mancheno, Marion Pfaus.
Photo : Felippe Martin.
Symposium L’effet Humboldt V : alimenter le feu, 2023. Eduardo Kohn, Nuria Carton de Grammont.
Photo : Felippe Martin.
Symposium L’effet Humboldt V : alimenter le feu, 2023. Joanna Page.
Photo : Felippe Martin.
Symposium L’effet Humboldt V : alimenter le feu, 2023. Fabiano Kueva, Marion Pfaus, Joanna Page, Tania Mancheno, Sandra Rozental, Emmanuelle Choquette, David Blankenstein.
Photo : Felippe Martin.