Marie-Josée Therrien

Sur l’américanité et autres expériences d’appartenance / On Americanity & Other Experiences of Belonging

Galerie Onsite,
Galerie de l’Université OCAD
14 juin —
9 décembre 2023

Cette exposition présentée à la galerie de l’Université OCAD1 réunit, autour du thème de l’américanité, huit artistes multidisciplinaires vivant au Canada et en Colombie. Les deux commissaires, une historienne de l’art et une artiste, Analays Alvarez Hernandez et Colette Laliberté respectivement, ont constaté la faible représentation des artistes d’Amérique latine au Canada et se sont fixées la mission d’accroitre leur visibilité et de favoriser les interactions avec des artistes d’ici issus de la diaspora ou membres des Premières Nations. Mission accomplie puisque, pendant la durée de l’exposition, en plus des installations proposées, de nombreux événements sur place et en ligne ont permis de fructueux échanges entre les artistes et le public.

L’axe narratif qui relie les œuvres repose sur le concept de l’américanité, compris ici comme le processus organisationnel d’exploitation capitaliste soutenu par un système racial imposé aux populations autochtones et aux personnes esclavagisées. Un vaste concept qui donne un sens, parfois ténu, à ce regroupement de créations de très grande qualité et qui, prises individuellement, offrent de riches pistes de réflexion. Ainsi en est-il de l’installation immersive du Colombien Fredy Forero, œuvre parmi les plus percutantes de cette exposition. Utilisant un procédé stéréoscopique, deux photographies occupant l’entièreté des murs se font face. L’une montre des paysans armés de bâton résistant aux forces antiémeutes lors d’une confrontation dans deux villages (Benidorm y Stiges, 2017) et l’autre (Ejercicion de Poder, Excercice de pouvoir, 2017), des images de fusées américaines et soviétiques déployées pendant la course à l’espace que se livraient ces deux superpuissances. Le martèlement visuel, dû à l’effet stroboscopique, laisse une forte empreinte sur la rétine et évoque la violence des jeux de pouvoir.

Black Hole (2020-2023) de l’artiste Estey Ducuara de Bogotá tient plus d’une démarche conceptuelle. Assemblage en charbon disposé dans un cercle au ras du sol et adapté aux dimensions de la galerie par la commissaire Colette Laliberté, ce rond d’un noir profond est traversé par un réseau de lignes faisant référence aux artères routières ontariennes. Évoquant les mines à ciel ouvert, Black Hole amorce un dialogue sur le travail invisible des mineurs, voire leur disparition dans la matière opaque, et le rôle des compagnies minières canadiennes dans cette économie transfrontalière.

L’installation vidéographique Passing Through the Heart (2021-2023) du duo Patricio Dávila et Immony Mèn, membres de la diaspora chilienne et khmère, s’inscrit dans un registre plus familial. Grâce à la photogrammétrie, les deux concepteurs mettent en scène leurs parents qu’ils ont filmés expliquant la culture des plantes et les étapes de recettes traditionnelles de leur pays d’origine. Les gestes quotidiens, pérennisés par les nouvelles technologies et rehaussés par des silhouettes hors cadre sur les murs de la galerie, abordent les questions de la transmission des savoirs et l’expérience vécue par les différentes générations des diasporas dont l’appartenance à la patrie natale, dans ces cas-ci, a été bouleversée par la nécessité de fuir.

Aussi intimiste qu’universelle, l’installation vidéo Acururar (2013-2023), qui dans la langue quechua signifie “enrouler un fil”, de l’artiste colombienne Ximena Velàsquez Sánchez montre une femme rasée de dos, habillée à l’européenne, assise dans une cellule éclairée par une fenêtre à barreaux. Lentement, elle crée une balle à partir de cheveux que des femmes ont donnés à l’artiste après avoir vécu de grands changements ou une perte importante. Accompagnant la vidéo, une pelote inachevée, semblable à celle à l’écran, est exposée dans une vitrine. Bien que sombre, cette scène, vraisemblablement de deuil, symbolise, par le déroulement au ralenti des gestes répétitifs, l’apaisement que de telles tâches routinières peuvent apporter, même si la délivrance semble se faire attendre, puisque le travail reste incomplet.

Dans son installation Migrant Superposition : convertirse en (2023), l’artiste colombo vénézuélienne Alexandra Gelis suspend, dans une sorte de grand herbier circulaire, des plantes indigènes et invasives qu’elle a collectées dans une réserve naturelle de l’Ontario. Résultat d’un projet de recherche-création (en cours) et en diapason avec les préoccupations écologiques courantes, l’installation représente une expérience physique qui engage le·la spectateur·trice à s’interroger sur le comportement de ces plantes que tout semble opposer. Les entrelacs de quenouilles locales et de roseaux communs venus d’ailleurs évoquent le parcours de l’immigrant discriminé et de l’étranger perçu comme un autre envahissant. Mais, amenés à cohabiter, ces végétaux suggèrent également qu’ils peuvent devenir des alliés politiques.

L’installation Punching Bags (2021) de l’artiste afro-canadien originaire de la Guadeloupe Eddy Firmin, fort bien adaptée à l’espace, occupe une place de choix. La contrastante blancheur des ballons poires en porcelaine tranche avec l’éclairage tamisé des salles adjacentes. L’arbre généalogique regroupe plus d’une dizaine de ballons poires, effigies aux yeux fermés de l’artiste, de sa fille et de leurs ancêtres. Les visages, à la fois tuméfiés, grimaçants et couverts de motifs floraux symbolisent, d’un côté, la violence systémique dont son enfant et lui ont hérité et, de l’autre, son désir de rompre avec le cycle de la brutalité séculaire.

Enfin, les commissaires ont sélectionné deux œuvres murales de l’artiste multidisciplinaire d’origine anichinabée et française Caroline Monnet. Poursuivant sa démarche plastique à partir de matériaux de construction, Monnet a conçu Kiwe (2023) qui en anishinaabemowin signifie « revenir d’où l’on est parti ou rentrer chez soi » et Soaring Divide (2023). La première rassemble quatre boîtes en plexiglas remplies de laine isolante, formant les lettres du mot Kiwe, et la seconde est un tondo composé de contreplaqué et d’une couche d’isolant dans lequel sont découpées des formes géométriques inspirées de motifs traditionnels anichinabés. D’une impeccable exécution, ces productions aux charmes visuels indéniables suscitent une réflexion profonde sur les conditions de vie des peuples autochtones, eux aussi héritiers de la violence systémique. Et c’est bien la force de l’art de Caroline Monnet : concevoir des créations attrayantes à partir de matériaux banals qui nous incitent à raisonner bien au-delà des apparences.

Avec cette exposition à la galerie de l’Université OCAD, les commissaires Alvarez Hernandez et Laliberté ont brillamment atteint leur objectif d’accroitre la visibilité des artistes latino-américains au Canada. Tâche ardue qu’elles ont menée de front pendant la crise sanitaire. Si le concept de l’américanité semblait parfois décalé par rapport aux œuvres, celles-ci n’en ont pas souffert ; au contraire, la juxtaposition de ces installations a agi comme un éclairage multifacette, mettant en évidence la singularité de chacune tout en permettant aux messages sous-jacents de résonner avec une force accrue.

1 Anciennement désignée de l’Ontario College of Art & Design.


Marie-Josée Therrien est historienne de l’art et muséologue établie à Toronto. Professeure honoraire de l’Université OCAD, elle est également professeure associée à l’Université de l’Ontario et chroniqueuse des arts visuels à l’émission Dans la mosaïque à Radio-Canada, Toronto.

Patricio Dávila et Immony Mèn, Passing Through the Heart, 2021-2023.
Photo : avec l’aimable permission des artistes.
De l’Américanité et autres expériences d’appartenances, 2023. Vue d’ensemble de l’exposition.
Photo : Em Moor.
Fredy Forero, Ejercios de Poder et Benidorm y Stiges, (extrait de la série Seguridad National), 2017. Photo : Em Moor.
Estey Ducuara, Black Hole, 2020-2023. Photo : Em Moor.
Patricio Dávila et Immony Mèn,Passing Through the Heart, 2021-2023. Photo : Em Moor.
Ximena Velásquez Sánchez, Acururar, 2013-2023. Photo : Em Moor.
Alexandra Gelis, Migrant Superpositions : convertirse en 2023. Photo : Em Moor.
Eddy Firmin, Punching Bags, 2021-2023. Photo : Em Moor.
Eddy Firmin, Punching Bags, 2021-2023. Photo : Em Moor.
Caroline Monnet, KIWE, 2023. Photo : Em Moor.