Gabriel Gravel

Rirkrit Tiravanija, Jouez/Play

Fondation PHI
Montréal
3 novembre 2023 – 10 mars 2024
L’auteur de ce texte est lauréat du concours Critiques de la relève, une collaboration entre le Département d’histoire de l’art et d’études cinématographiques de l’Université de Montréal, dans le cadre du cours de premier cycle L’art actuel (HAR 3220) et la revue ESPACE art actuel.

À quand remonte la dernière fois où vous avez joué dans un film ? Tout n’est pas perdu si, comme moi, vous n’avez jamais senti l’appel de la scène : la Fondation PHI vient à votre rescousse avec une exposition de l’artiste Rirkrit Tiravanija intitulée Jouez/Play. En plus d’avoir la chance d’y incarner un personnage de film, il s’agit de l’occasion parfaite pour se familiariser avec le travail de cet artiste de renommée internationale. En explorant les différentes définitions du jeu, Tiravanija et la commissaire Melissa Karmen Lee proposent trois expériences ludiques dans lesquelles le public est appelé à jouer un rôle central.

Né en 1961 à Buenos Aires, en Argentine, Rirkrit Tiravanija a grandi entre la Thaïlande, l’Éthiopie et le Canada. Considéré comme l’un des artistes les plus influents de sa génération, il vit et travaille aujourd’hui entre Berlin, New York et Bangkok. Sa pratique artistique est souvent rattachée à l’art relationnel. Les trois œuvres de Jouez/Play s’inscrivent dans ce type d’art. Tiravanija devient un facilitateur de situations : il aménage des endroits propices aux échanges et assigne le rôle principal aux gens de l’assistance dans untitled 2017 (skip the bruising…) et untitled 1996 (rehearsal studio no. 6). Ce principe s’applique aussi à untitled 2023 (sitcom ghost), une expérience de réalité augmentée. Les œuvres existent seulement en relation avec le public. 

Dans untitled 2017 (skip the bruising…), le public est invité à passer un moment convivial et reposant dans un décor de bar. L’œuvre n’est pas tant du côté de l’espace en tant que tel, mais bien de celui des participant·e·s qui se prêtent au jeu en incarnant les client·e·s. Cette installation reproduit minutieusement une scène utilisée par Tiravanija lors du tournage de sa recréation image par image du film Tous les autres s’appellent Ali (1974) de Rainer Werner Fassbinder. L’immersion est telle qu’il est facile d’oublier la galerie d’art. Bientôt, nous sommes tenté·e·s par le séduisant jukebox ou par les lumières clignotantes de la machine à boules (pinball). À la suite d’une bonne chanson ou d’une partie intense de pinball, pourquoi ne pas passer au bar et commander un coca-cola ? Il n’est que logique de finir en prenant place à l’une des tables pour y discuter ou y écouter la télévision. Devant la recréation de Tous les autres s’appellent Ali qui, d’ailleurs, est diffusée en boucle sur les téléviseurs, nous réalisons que nous sommes à la fois l’acteur·trice de Fassbinder, recréateur·trice de Tiravanija et acteur·trice principal·e de untitled 2017 (skip the bruising…).

Le dispositif reste semblable dans untitled 1996 (rehearsal studio no. 6) où plusieurs instruments de musique sont aménagés dans un environnement de studio de répétition et attendent patiemment d’être pris en charge : la pièce ne prend vie qu’avec la participation active du public. À la sortie du bar, on peut se laisser inspirer par les traces sonores des autres « rockstars d’un jour » qui ont joué dans cet espace en écoutant leurs enregistrements réalisés lors du passage du studio à Paris et à Tokyo. Devant cet échange de sonorités internationales, comment ne pas penser à la scène musicale bien vivante de Montréal ?

Ce lien avec Montréal est suggéré à nouveau par la réalité augmentée de untitled 2023 (sitcom ghost) — œuvre se trouvant dans la deuxième partie de l’exposition au 465, rue Saint-Jean — qui rappelle la bonne cote de l’industrie du jeu vidéo montréalaise ou, encore, de l’intelligence artificielle. S’intéressant à la création de mondes imaginatifs et à la dématérialisation de l’œuvre d’art, Tiravanija invite le public à se mouvoir dans l’espace vide des galeries et à utiliser une application numérique afin de faire surgir des murs un fantôme qui narre un récit en plusieurs segments. Le tout s’avère ludique et n’est pas sans rappeler l’expérience des baladodiffusions nous accompagnant dans nos déplacements quotidiens. Et si la voix sortait de la paroi et s’assoyait à côté de nous dans le métro pour nous raconter les histoires les plus sordides (mais si addictives) de true crimes ? C’est le genre de situation divertissante et énigmatique que proposent l’œuvre et son fantôme. Bien sûr, l’activité n’échappe pas aux quelques pépins techniques associés à la réalité augmentée. Heureusement, l’équipe d’accueil de la Fondation PHI fournit un excellent travail d’accompagnement, ce qui rend l’œuvre accessible au public, peu importe le degré de familiarité avec cette nouvelle technologie. 

Que ce soit pour son côté ludique ou musical, Jouez/Play offre une façon amusante d’essayer ce qui est à la fois typiquement montréalais et décidément international. L’appréciation de cette exposition dépend moins des installations elles-mêmes que des expériences et des rencontres qui s’y déroulent. Vivre l’événement seul·e revient à s’en remettre au hasard : sur quel genre de journée va-t-on tomber ? Serons-nous accueuili·e·s par des galeries bondées ou complètement vides ? Cette particularité a été prise en compte par la tenue de plusieurs performances dans les installations : des groupes de musicien·ne·s sont invités à réserver des plages horaires pour se distinguer dans untitled 1996 (rehearsal studio no. 6) et un·e acteur·trice sert de la bière et du coca-cola lors de différents jours de la semaine dans untitled 2017 (skip the bruising…). À vous (aussi) de jouer !

 


Gabriel Gravel est étudiant au baccalauréat en histoire de l’art de l’Université de Montréal. Guidé par une curiosité pour l’art qui l’entoure, il s’intéresse aux pratiques artistiques modernes et actuelles qu’il explore à la lumière des recherches postcoloniales et décoloniales.

Rirkrit Tiravanija, untitled 2017 (skip the bruising of the eskimos to the exquisite words vs if I give you a penny you can give me a pair of scissors), Vue d’installation, Rirkrit Tiravanija: JOUEZ/PLAY, 2023-2024 © Fondation PHI pour l’art contemporain. Photo: Richard-Max Tremblay.
Rirkrit Tiravanija, untitled 2017 (skip the bruising of the eskimos to the exquisite words vs if I give you a penny you can give me a pair of scissors), Vue d’installation, Rirkrit Tiravanija: JOUEZ/PLAY, 2023-2024 © Fondation PHI pour l’art contemporain, photo: Richard-Max Tremblay.
Rirkrit Tiravanija, untitled 1996 (rehearsal studio no.6), Vue d’installation, Rirkrit Tiravanija: JOUEZ/PLAY, 2023-2024 © Fondation PHI pour l’art contemporain. Photo: Richard-Max Tremblay.
Rirkrit Tiravanija, untitled 2023 (sitcom ghost), Vue d’installation, Rirkrit Tiravanija: JOUEZ/PLAY, 2023-2024 © Fondation PHI pour l’art contemporain. Photo: Richard-Max Tremblay.
Rirkrit Tiravanija, untitled 2023 (sitcom ghost), Vue d’installation, Rirkrit Tiravanija: JOUEZ/PLAY, 2023-2024 © Fondation PHI pour l’art contemporain. Photo: Richard-Max Tremblay.
Rirkrit Tiravanija, Untitled 1996 (Rehearsal Studio No. 6), 22 novembre au 31 décembre 1996, Kunsthalle Sankt Gallen, St. Gallen. Avec l’aimable permission de l’artiste et de neugerriemschneider, Berlin.
Rirkrit Tiravanija, Untitled 1996 (Rehearsal Studio No. 6), 22 novembre au 31 décembre 1996, Kunsthalle Sankt Gallen, St. Gallen. Avec l’aimable permission de l’artiste et de neugerriemschneider, Berlin.
Rirkrit Tiravanija, skip the bruising of the eskimos to the exquisite words vs. if I give you a penny you can give me a pair of scissors, vue d’installation, Gavin Brown’s enterprise, New York, 2017. & Rirkrit Tiravanija, untitled 2017 (skip the bruising of the eskimos to the exquisite words), 2017. Vidéo, plateau de production. Dimensions variables © Rirkrit Tiravanija. Avec l’aimable permission de l’artiste et de Gladstone Gallery. Photo : Lance Brewer.
Rirkrit Tiravanija, skip the bruising of the eskimos to the exquisite words vs. if I give you a penny you can give me a pair of scissors, vue d’installation, Gavin Brown’s enterprise, New York, 2017. & Rirkrit Tiravanija, untitled 2017 (skip the bruising of the eskimos to the exquisite words), 2017. Vidéo, plateau de production. Dimensions variables © Rirkrit Tiravanija. Avec l’aimable permission de l’artiste et de Gladstone Gallery. Photo : Lance Brewer.