Bénédicte Ramade
N° 121 – hiver 2019

Réalisme animal : comment les animaux perçoivent le monde

Les études animales ont fait, ces deux dernières décennies, une percée spectaculaire dans les champs esthétiques et artistiques, répondant à un intérêt déjà ancien pour l’animalité, mais qui se révèle en pleine transformation. Et visuellement ? Où se situe l’art ? Dans l’observation consciencieuse ou dans la spéculation ? Comment sortir du régime anthropocentrique, de la logique de l’interspécificité ou de la coévolution ? Car ces processus passionnants qui émaillent la recherche actuelle n’avancent qu’à demi-mot un point de vue animal. Il faut tuer le suspense dès à présent : la tâche est impossible; mais l’extrapolation de l’une de ces possibilités ouvre déjà des mondes, bouleversant tous les repères épistémologiques actuellement actifs.

Ainsi, il est presque devenu courant de voir des artistes mimer, s’approprier des caractéristiques animales jusqu’à épouser leurs modes de vie, à l’instar du professeur et vétérinaire Charles Foster devenu tour à tour blaireau, loutre, cerf, renard et martinet dans l’espoir de mieux comprendre les animaux et transmettre une expérience sincère de ressenti animal1. L’artiste Français Abraham Poincheval dans un état d’esprit assez similaire se sera employé à hiberner dans un ours empaillé pendant treize jours (Dans la peau d’un ours, 2014) et à couver des œufs de poules en 2017 (Œuf), afin de vivre une expérience d’imprégnation extrême, à une différence cependant : sa vie de bête se déroulait alors dans un espace d’exposition et non plus en milieu naturel. Dans la sphère littéraire, Tristan Garcia2 s’est lancé dans l’invention d’un langage animal pour son primate Doogie, tentative plus ou moins lisible et fructueuse. Même la taxidermie a repris du poil de la bête à l’aune de l’anthropocène, les mutations génétiques et extinctions de masse offrent des sujets corollaires. Éric Baratay3 et Pierre Serna4, deux historiens français, se sont employés, ces dernières années, à écrire l’histoire des hommes en adoptant le point de vue des bêtes, en étudiant leur condition sous différents régimes civilisationnels et bousculant ainsi complètement le rapport de la science à la neutralité par le nécessaire recours à l’interprétation subjective des sources.

Comment les animaux perçoivent-ils le monde ? Ce qu’ils ressentent et comprennent fascine chercheurs et artistes depuis longtemps. Jacob von Uexküll (1864-1944), qui inventa le concept de Umvelt – ce monde façonné par les perceptions sensorielles d’une espèce ou d’un individu –, se laissa aller à inventer deux visions animales d’une même rue de village dans Mondes animaux, mondes humains (1934). À partir d’une photographie, il spécula la façon dont une mouche et un mollusque indéterminé voyaient un même environnement, soit une vision synthétique, toutefois encore identifiable de la rue pour la première, et une vision abstraite pour le second. Aujourd’hui, la psycho-éthologie a grandement développé son champ d’expertise et les restitutions de visions animales sont mieux étayées que celle d’Uexküll, plutôt fantasmatiques si on les compare avec les visualisations scientifiques. Mais ce désir précoce de restituer à l’animal son point de vue est troublant, offrant l’occasion à Uexküll de sortir de la neutralité toute scientifique pour s’adonner à une projection fantastique. La clef est certainement là, dans la façon d’assumer une part subjective. Sur le plan artistique, c’est l’image vidéo qui offre l’ancrage le plus réaliste, abandonnant la fiction pour une restitution fidèle, à hauteur de vue même.

C’est le principe du projet du vidéaste américain Sam Easterson, dont les courts-métrages ont été réalisés à l’aide de caméras embarquées sur le dos de divers spécimens (Animal-Cam, 2008). Les films y restituent une vision souvent aux aguets, un peu chaotique, souvent drolatique et touchante. Animaux de la ferme, oiseaux, insectes, amphibiens, mammifères, de nombreuses espèces ont été les cobayes d’Easterson, dévoilant une vision intime de leur quotidien. Aujourd’hui, la pratique est commune en documentaire animalier, mais, voilà dix ans, elle était inhabituelle, convoquée à un moment où la vulgarisation du savoir éthologique n’était pas si répandue. Faire voir répondait clairement de la conscientisation de l’opinion publique et d’une démarche aux accents militants. Ces dernières années, l’interrogation à propos de la perception animale s’est faite plus pressante à mesure que les découvertes en éthologie sur la sentience animale se sont développées, reconnaissant non seulement une sensibilité, mais également des sentiments et des émotions aux animaux, se déplaçant alors vers le point de vue animal. Rien d’étonnant dès lors que le Musée de zoologie Grant de Londres exposa, en 2012, des peintures réalisées par un éléphant thaïlandais, un orang-outang de Sumatra et un gorille dans une « première exposition interespèce » de peintures animales. Dès 1957, le chimpanzé Congo avait déjà eu les honneurs des cimaises de l’Institute for Contemporary Art (ICA), toujours à Londres, à l’initiative de l’éthologue Desmond Morris. Il se dit d’ailleurs que Picasso ou Dali se seraient portés acquéreurs d’une des toiles du primate, preuve, s’il en fallait, du caractère et de la valeur artistique du geste. Cependant, cette aptitude à la peinture abstraite ne constitue pas en soi le signe d’une fulgurante créativité, mais plutôt celui d’une aptitude (et d’un conditionnement lié à la captivité) à répondre à une invitation et à s’adapter à une situation. L’exemple démontre davantage une forte imprégnation de ces spécimens et non le développement d’un point de vue artistique. Mais ce que l’institution mettra en avant, c’est bien la créativité de ces animaux aux aptitudes exceptionnelles.

À partir de ce même concept de sentience, il a été reconnu que bien des animaux – mammifères pour la plupart – ressentaient bien au-delà de ce que l’être-machine de la philosophie cartésienne pouvait tolérer. Refuser à l’animal d’éprouver de la douleur ou du chagrin permettait de les exploiter sans vergogne. Dominique Lestel a avancé des origines animales à la culture : « L’éthologue cherche toujours ce que l’animal peut « avoir à dire »; et s’il avait un « soi » à exprimer, plutôt qu’un message à communiquer ? Les cultures de l’animal pourraient-elles avoir été expressives avant d’avoir été instrumentales ?5 » Et surtout, au-delà des découvertes sur le sens de l’humour de certaines espèces, du vice, chez d’autres, ou encore un sens de la diplomatie – qui renvoient toujours à une échelle humaine de reconnaissance de ces comportements –, il est aujourd’hui des chercheurs et des artistes qui décalent les primats. Et ils ne tombent pas dans le piège de l’appropriation – le devenir-animal de l’homme – ou de la projection anthropocentrique, afin de se laisser aller à une humilité spéculative. Ne pas savoir, fantasmer, décrocher du savoir pyramidal occidental pour se mettre à convoquer animisme, savoirs horizontaux et folk éthologique, zoologie et imaginaire, dans un grand partage de connaissances. Même si Thierry Hoquet a raison en écrivant que « L’anthropomorphisme est la condition pour qu’on puisse imaginer une individualité, voire une subjectivité animale.6 », il n’est pas interdit d’inventer pour mieux penser le réel.

Pierre Huyghe a, depuis plusieurs années, introduit diverses espèces animales allant des insectes en passant par le chien, et plus récemment encore à Münster, travaillé avec du vivant (des cellules et des bactéries). Dans Human Mask, projeté à l’été 2018, à la Fondation Louis Vuitton à Paris, il franchit un cap primordial dans le basculement vers un point de vue animal. Dans ce film, un masque à la longue chevelure emprunté au théâtre Nô, fiché sur un petit corps vêtu d’une robe noire strictement boutonnée, agit étrangement dans un restaurant déserté. Les mouvements brusques de la silhouette, ses déplacements, maladroits, installent une tension, une inquiétude dans l’atmosphère lourde à la moiteur poisseuse d’orage. L’être n’est pas humain. C’est un singe. Sa fourrure, sa morphologie deviennent progressivement évidentes. Il se déplace avec urgence, ouvre et ferme des portes de la cuisine sans que l’activité trouve d’explication rationnelle. Mais le plus troublant, là où le film bascule, se produit lorsque le primate caresse et observe les cheveux du masque, telle une fillette admirant sa chevelure soyeuse, avec fascination et douceur. Le visage lisse du masque tranche avec les doigts recouverts de fourrure délicate : la sempiternelle dichotomie entre culture et nature, entre conventions et sauvagerie, ne cesse d’être ravivée. Le geste apparaît si humain, à moins que cela ne soit le contraire. Le doute est instillé. Pendant presque vingt minutes, l’esprit chavire, les identités permutent et les évidences s’évanouissent. Le point de vue animal reste impénétrable, l’intentionnalité de ses gestes, inexpliquée. Le point de vue animal est, in fine, toujours celui de l’homme sur l’animal, mais ici, il résiste au mimétisme malgré l’apparence humaine. Pierre Huyghe le met subtilement, mais profondément en crise, en jouant d’incompréhension, sans prononcer un mot ; le poids du masque humain sur le corps animal se fait plus pesant, absurde. Cette jauge de comparaison incessante que l’humanité impose à l’animalité s’est fissurée avec Human Mask même si le vrai visage du singe n’est jamais révélé. Le masque le préserve d’être incorporé par empathie, de glisser dans le domaine de l’individualité animale et du nominalisme. La face lisse et blanche lui offre sa protection. Ne pas savoir, accepter de se défaire de la domination par le savoir et se faire dominer par une autre logique. Plonger dans les affres de l’incertitude, avec le même plaisir non dissimulé de Donna Haraway lorsqu’elle écrit sur les espèces compagnes, sur cette animalité qui nous est proche, convoquant philosophie spéculative, études éthologiques et comportementalisme canin7. Surtout, Haraway ne parle pas pour son chien, tout comme Huyghe n’instrumentalise pas cette créature qui agit entre sa culture animale et son environnement humain. Ce silence qui vaut comme une mesure de respect et de prudence vis-à-vis du règne animal prévaut dans le film de Jennifer Allora et Guillermo Calzadilla, The Great Silence (2013). Dans cette double projection, un perroquet Amazona Vittata, espèce endémique à l’île de Porto Rico, raconte la disparition prochaine de son espèce, son imaginaire. Le tout sans formuler un son ou un croassement digne de son espèce. Il reste mutique, le récit se lisant au bas de l’écran. Les images naturalistes alternent avec d’autres montrant les mouvements d’un immense télescope braqué sur l’espace : vanité des hommes à ne pas écouter ce qui leur est proche, préférant scruter l’espace dans l’espoir de capter des signes de vie. Élégie anthropocénique, The Great Silence a requis l’expertise d’un auteur de science-fiction (Ted Chiang) afin d’écrire la partition du perroquet. Un mélange hautement spéculatif qui croise les genres, les sources, pour parvenir à cette voix, ce point de vue autre. Il ne s’agit pas de se transposer dans la peau de l’animal à l’instar de Val Plumwood qui s’était mue en proie après avoir été prise dans la gueule d’un crocodile8, mais bien d’inventer un point de vue animal sur le monde.

« Quiconque a jamais entrepris de recherches historiques sait que ce qui n’est pas répertorié peut souvent nous en apprendre davantage que les sources bien référencées quant à la manière dont le monde est assemblé9. » Donna Haraway désigne ce point aveugle de l’histoire et des sciences qui permet justement aux artistes de spéculer sur un point de vue animal, de sortir des sentiers battus. À cette lacune, répond un silence paradoxalement éloquent. Seules les sensations, la fiction, les conditions d’expérience des œuvres projetées dans l’obscurité, renvoyant le spectateur à lui-même, peuvent déconditionner ses sens autant que sa pensée et mieux l’amener à croire à autre chose. Et Lestel de convaincre de la nécessité d’ajuster ses attentes : « L’intelligence animale n’est pas une intelligence humaine moins évoluée que celle de l’homme, mais tout simplement une intelligence différente. […] L’éthologue est ainsi confronté à deux défis majeurs : penser l’intelligence du non-humain sans la ramener malgré tout à un référentiel humain, et penser le social sans exiger de lui qu’il s’appuie sur le langage10. » Ce qui est fascinant avec le film d’Allora et Calzadilla est qu’il s’appuie sur une espèce justement capable d’imiter le parler humain. L’humain, en revanche, n’a pas vraiment cette versatilité. Le langage des animaux lui reste plutôt inaccessible, parce que jusqu’à présent, il a cherché à transposer ce qu’il entendait dans sa culture, à ramener les choses à son point de vue. Le silence est la clef : il dit à l’homme qu’il n’est pas encore capable d’entendre.

Ces quelques pratiques, encore assez sporadiques, montrent combien l’exercice est ardu pour effleurer le point de vue animal sans tomber dans la caricature, la ventriloquie ou la transposition littérale. Participant du vaste mouvement de décolonisation de la pensée de nature11, Pierre Huyghe, Jennifer Allora et Guillermo Calzadilla propulsent l’interprétation de leurs œuvres respectives dans le champ du réalisme spéculatif12, des méthodes d’analyse post-anthropocentriques13 et post-nature14, et portent ainsi le mouvement de continuité entre les espèces et entre les spécialisations, vers d’autres champs de possibles.

1. Charles Foster, Being a Beast. An intimate and radical look at nature, Londres, Profile Books, 2016.
2. Tristan Garcia, Mémoires de la jungle, Paris, Éditions Gallimard, 2010.
3. Éric Baratay, Le point de vue animal. Une autre version de l’histoire, Paris, Seuil, 2012. Voir l’entretien qu’il nous a accordé, p. 54-55.
4. Pierre Serna, Comme des bêtes. Histoire politique de l’animal en Révolution, 1750-1840, Paris, Fayard, 2017.
5. Dominique Lestel, Les origines animales de la culture, Paris, Flammarion, 2001, p. 12.
6. Thierry Hoquet, « Des animaux individués aux animaux sans visage, et retour », Vacarme, vol. 1, n° 70, 2015, p. 140-141.
7. Donna Haraway, Manifeste des espèces de compagnies. Chiens, humains et autres partenaires, Paris, Éditions de l’éclat, 2010; When Species Meet, Minneapolis, Londres, University of Minnesota Press, 2008.
8. Val Plumwood, « Being Prey », James O’Reilly, Sean O’Reilly, Richard Sterling (et al.), The Ultimate Journey: Inspiring Stories of Living and Dying, San Francisco, Travelers’ Tales, 2000, p. 128-146.
9. Donna Haraway, op.cit., p. 97.
10. Dominique Lestel, op.cit., p. 19.
11. T. J. Demos, Decolonizing Nature. Contemporary Art and the Politics of Ecology, Berlin, Sternberg Press, 2016.
12. Pierre-Alexandre Fradette et Tristan Garcia, « Petit panorama du réalisme spéculatif », Spirale, hiver 2016, n° 255, p. 27-30.
13. Rosi Braidotti, The Post-human, Londres, Polity, 2013.
14. Timothy Morton, Ecology without Nature. Rethinking Environmental Aesthetics, Cambridge, Londres, Harvard University Press, 2007.

Bénédicte Ramade est historienne de l’art, spécialisée dans l’art écologique auquel elle a consacré son doctorat. Ses recherches les plus récentes consacrées à l’Anthropocène l’ont amenée à étudier le déploiement des humanités environnementales dans le champ de l’histoire de l’art et la portée des Études animales dans la révision du primat anthropocentrique. Bénédicte Ramade est chargée de cours à l’Université de Montréal et à l’Université du Québec à Montréal, critique d’art et commissaire indépendante.

Pierre Huyghe, Untitled (Human Mask), 2014. Film, couleur, son, 19 min. Avec l’aimable permission de l’artiste; Marian Goodman Gallery, New York; Hauser & Wirth, London; Esther Schipper, Berlin et Anna Lena Films, Paris. Photo : © Pierre Huyghe.
Jennifer Allora & Guillermo Calzadilla, The Great Silence, 2014. Image tirée de la vidéo. Installation vidéo HD sur 3 écrans, 16 min 22 s. Avec l'aimable permission de l’artiste et de Galerie Chantal Crousel, Paris. © Jennifer Allora & Guillermo Calzadilla.
Jennifer Allora & Guillermo Calzadilla, The Great Silence, 2014. Installation vidéo HD sur 3 écrans, 16 min 22 s. Vues d’installation, Allora & Calzadilla: Intervals, The Fabric Workshop and Museum, Philadelphie, 12 décembre 2014 - 5 avril 2015. Avec l’aimable permission des artistes et de Galerie Chantal Crousel, Paris. Photos : Carlos Avendaño.
Jennifer Allora & Guillermo Calzadilla, The Great Silence, 2014. Installation vidéo HD sur 3 écrans, 16 min 22 s. Vues d’installation, Allora & Calzadilla: Intervals, The Fabric Workshop and Museum, Philadelphie, 12 décembre 2014 - 5 avril 2015. Avec l’aimable permission des artistes et de Galerie Chantal Crousel, Paris. Photos : Carlos Avendaño.