Édith-Anne Pageot
N° 118 - hiver 2018

Présences, mémoires individuelles et plurielles comme dispositifs de construction dans le travail des créatrices autochtones

La blessure, qu’elle soit physique, psychologique ou sociale, est évoquée dans le travail de nombreux artistes autochtones au Québec et au Canada, en particulier chez les femmes dont plusieurs projets s’élaborent à partir d’un processus qui implique la mémoire, le corps et l’histoire. Je pense tout particulièrement à Vigil (2002) de Rebecca Belmore, Scar Project (2005-2013) de Nadia Myre, aux REDress (2014 – ) de Jaime Black, aux fenêtres parlantes Je me souviens (2017) d’Hannah Claus, à The One who keeps on giving (2017) de Maria Hupfield ou à L’éveil du pouvoir (2017) de Sonia Robertson. Face à des évènements douloureux, à des situations précaires ou à des traumatismes, ces artistes ont élaboré des œuvres qui se développent tant à partir du partage des mémoires actives, personnelles et collectives, que de la recherche documentaire ou archivistique. Entrelacs de mémoires individuelles et plurielles, ces projets replacent les sujets humains au centre de l’histoire, rejoignant d’une certaine façon la thèse du philosophe Paul Ricoeur à savoir que : « Nous sommes endettés à l’égard des hommes d’autrefois qui ont contribué à nous faire ce que nous sommes, avant que nous formions le projet de nous re-présenter le passé. Avant la représentation vient l’être affecté par le passé1. Autrement dit, la connaissance historique, nourrie de son objectivité, ne peut s’émanciper de la mémoire; l’histoire et la mémoire ne peuvent être dissociées. C’est en ce sens, ajoute-t-il, que le « maître artisan des récits du passé » entretient toujours une « dette de mémoire » envers le passé qui l’affecte. Critique en regard des ambitions totalisantes de l’histoire, mais ne renonçant pas à son « intention de vérité », Ricoeur en appelle donc à un « travail de mémoire », individuel et pluriel, à une éthique de la discussion ramenant l’histoire et la mémoire dans le champ de la philosophie et du politique, distincts de considérations juridiques. Les processus d’élaboration des objets/projets artistiques, dont il est ici question, s’inscrivent dans une telle perspective dialectique et phénoménologique.

The One who keeps on giving (2017) de Maria Hupfield, Anishinaabe (Ojibwé), est le titre de l’exposition individuelle présentée à Power Plant à l’hiver 2017. Il est aussi le titre des performances participatives autour d’un objet : un paysage inspiré des rives du lieu de naissance de l’artiste, Parry Sound (Baie Georgienne, Ontario), peint en 1974 par la mère de l’artiste et signé de son nom anglais, Perry Miller. Pour ce projet, Hupfield a invité des membres de sa famille, danseur de pow-wow et chanteuse professionnelle, à se réunir afin de partager les souvenirs qu’évoque le paysage peint. Dans l’une des vidéos issues de ces rencontres, Hupfield maintient le tableau près de son corps, inversé; seul le dos de l’objet demeure visible au spectateur2. L’utilisation du patronyme « Miller », au lieu du nom anishinaabe de la mère d’Hupfield3, évoque les mémoires blessées dont parle Ricoeur, soit ces mémoires manipulées, empêchées et obligées. Cependant, le projet d’Hupfield ne s’inscrit pas tant dans une perspective de dénonciation que dans une logique et une épistémologie constructives fondées sur la mise en commun des mémoires plurielles à partir d’une trace ou d’un objet : « Everyone can relate to water. Everyone can relate to having a mother. For me, it’s about getting past those hierarchies and opening it up for diferent kinds of conversations4 ».

La disparition et l’assassinat des femmes autochtones au Canada ont inspiré à Jaime Black, Métis, et à Hannah Claus, Mohawk, les œuvres REDress et Je me souviens, respectivement. Depuis 2014, Jaime Black recueille des dons de robes rouges usagées qu’elle dissémine dans différents contextes (espaces publics, rues, galeries, etc.). REDress implique aussi la participation volontaire des citoyens invités à suspendre une robe à la maison ou au bureau5. Ces robes linceuls agissent comme présences, ou traces, matérielles de corps absents. Le projet Je me souviens, quant à lui, faisait partie de l’évènement Les fenêtres qui parlent, organisé pour commémorer le 375e anniversaire de la ville de Montréal au cours de l’été 2017. Dans le cadre de cette initiative, les artistes étaient invités à « habiller » la fenêtre de résidences ou de commerces participants situés dans les dix-neuf arrondissements de la ville. Le projet de Claus consistait à inscrire dans les fenêtres dédiées les noms des femmes autochtones disparues ou assassinées au Canada. Je me souviens s’inscrivait dans le prolongement de la vidéo For Those who didn’t make it home/pour celles qui ne sont jamais revenues (2015) dans laquelle de nombreux participants de l’Université Concordia, du collège Kiuna et des communautés autochtones d’Odanak, de Kanesatake et de Kahnawake avaient écrit les noms des femmes disparues ou assassinées, compilés par l’artiste à partir des bases de données des forces policières6. Pour Je me souviens, le geste commémoratif se doublait d’une critique poignante puisque d’autres fenêtres comportaient les dénombrements perturbants liés à ces violences. Inscrits dans le tissu urbain, dans le quotidien des gens, les noms des femmes obscurcissaient les fenêtres de la ville. On ne pourrait être plus éloigné de la fonction de la fenêtre dans l’histoire de l’art colonial. On se rappellera, à ce sujet, que la fameuse fenêtre albertienne répondait à des exigences de clarté, à une synthèse historique unifiée et homogène fondée sur une rhétorique univoque7 tandis que les fenêtres partiellement obstruées d’Hannah Claus ne font pas l’économie de la fracture sociale, bien au contraire.

La mémoire et la rencontre sont également au cœur du projet récent de Sonia Robertson, Innue, intitulé L’éveil du pouvoir8. Expliquant l’essentiel de sa démarche artistique, Robertson insiste sur les dimensions processuelles qui l’intéressent : « travailler en relation avec le lieu, prendre contact avec le lieu et ramener à la mémoire la présence autochtone9 ». Aussi, lorsqu’en 2016 les responsables du Centre d’exposition de la gare de Rivière-Rouge lui proposent de réaliser une œuvre, Robertson s’intéresse à l’histoire du Collège Manitou dont les locaux étaient aménagés à La Macaza à quelque seize kilomètres de Rivière-Rouge. Lorsque le Collège Manitou ouvre ses portes, à l’été 1973, le hasard veut que sa terre d’élection soit La Macaza10, un toponyme pouvant signifier « bagarreur » en langue algonquine11. Projet extrêmement novateur, ce collège fut le premier établissement d’études postsecondaires canadien, bilingue, géré majoritairement par des Autochtones où les différentes nations venues de partout au Canada pouvaient cohabiter. Au Canada comme aux États-Unis, en Nouvelle-Zélande ou en Australie, la fin des années 1960 correspond à une période de prise de conscience; un pas déterminant vers la critique des politiques officielles d’assimilation. Reconnus depuis peu12 comme citoyens par la jurisprudence canadienne, les Autochtones d’ici réclament le droit à la différence tout en tentant d’affirmer leur contemporanéité. Dans ce processus d’autodétermination, l’éducation s’avère une préoccupation centrale. Malgré la brièveté de son existence, le collège constitue un jalon important du processus de « négociation et de renouveau13 » qui caractérise les années 1970 et 1980. Dans son livre The New Buffalo (2006), le chercheur cri/saulteaux Blair Stonechild, autrefois directeur adjoint de l’établissement, témoigne de l’apport unique de Manitou aux programmes et à l’organisation dans le développement de la « confiance en soi » et de « l’identité »14. Malheureusement, l’institution ferme ses portes précocement, en décembre 1976. Les raisons menant à sa fermeture sont multiples et complexes. Il faut sans aucun doute prendre en compte la peur générée par son potentiel émancipateur ainsi que les problèmes liés au sous-financement et aux tensions endémiques de gouvernance 15. Quoi qu’il en soit, l’existence du collège a constitué un épisode distinctif de l’histoire de ce territoire et s’est avérée un modèle exceptionnel d’autodétermination pour tous les premiers peuples du Canada.

Quarante ans plus tard, l’histoire du Collège Manitou s’impose comme sujet incontournable à Sonia Robertson. Elle entame donc, en 2017, un processus de constitution d’archives vivantes, élaborées d’après un rêve, dit-elle, où elle voit « un éclatement d’archives16 ». Pour ce faire, elle rencontre, notamment, des anciens du collège, dont Jacques Kurtness, dernier directeur du collège, puis Domingo Cisneros, directeur du Département des arts, et enfin Wanda Campbell, professeure. Sa rencontre avec Campbell est particulièrement déterminante. Robertson en témoigne en ces mots :

J’ai passé une journée entière avec elle à pleurer, à regarder les archives, à discuter, à jaser, à m’imprégner du Collège Manitou. Le processus en soi est chamanique au sens où c’est un processus de guérison par lequel j’ai vécu les blessures des gens qui ont été là. Ce fut intensément, émotivement, spirituellement une épreuve. […] Il s’agissait d’amener un peu de paix et de guérison par rapport à ce projet-là. […] C’est un geste polarisé qui évoque le démantèlement du collège et l’envol des ex-étudiants qui ont semé des graines dans leur communauté. […] Une tension qui tire vers le haut et pousse vers le bas17.

L’installation présentée à Rivière-Rouge fut constituée d’un présentoir tapissé de photocopies d’articles de journaux portant sur le Collège Manitou. Le dessus de ce qui ressemblait à un piédestal soutenait et mettait en valeur une maquette en trois dimensions des plans du campus et de ses bâtiments d’où étaient tendus des fils de pêche sur lesquels de petits fragments d’archives étaient attachés à l’aide de trombones. Comme l’explique Robertson, il s’agissait de faire jaillir, dans toutes les directions, la fierté que portait le collège. Des empreintes de main et un cercle de perles rouges déposées au sol enserraient l’ensemble. La couleur rouge réfère aux oxydes de fer qui se trouvent dans la rivière et qui étaient utilisés traditionnellement comme pigment  naturel par les Premières Nations. L’ocre témoigne de l’importance de ce cours d’eau comme marqueur du territoire, depuis la Réserve faunique Rouge-Matawin jusqu’à la rivière des Outaouais. Les perles, quant à elle, renvoient à l’« amérindianeté18 » et aux travaux de perlage pratiqués par les femmes autochtones. Les empreintes évoquaient métaphoriquement la souffrance qu’a entraînée la fermeture du Collège, mais aussi la présence et la résistance : « Si je suis capable d’imprimer, c’est que j’existe », affirme Robertson19. Quant aux amoncellements de terre déposés à la base du socle, ils renvoyaient aux travaux d’ensevelissement et de destruction du bâtiment principal du Collège Manitou, site sur lequel on a construit, dès 1978, un établissement du Service correctionnel du Canada. Triste ironie !

L’utilisation massive de la photocopie, dans ce projet, constitue un geste fort de réappropriation en regard du douloureux projet d’assimilation culturelle que représentaient les écoles résidentielles. Comme l’explique Robertson, l’usage de photocopies, comme stratégie de démultiplication, visait à faire contrepoids à la rareté des documents écrits relatifs à cette page d’histoire oubliée. Or, le recours au polycopié comme dispositif – la technique de duplication massive – peut aussi être compris comme un détournement critique de l’histoire coloniale et de ses politiques visant l’assimilation culturelle. Photocopier, n’est-ce pas reproduire un document sans le modifier? Si l’on admet que ce dispositif évoque la reprise, voire l’appropriation, alors, il rappelle, pour les dénoncer, les pratiques d’usurpation des savoirs. Quant aux travaux de découpages, de collages et de réorganisation des documents, ils constituent autant de réagencements des photocopies témoins. Si l’usage de la photocopie comme dispositif conjure les stratégies coloniales d’usurpation des savoirs, le travail de montage des polycopiés matérialise la réappropriation en tant que geste d’auteur entendu comme « maître artisan des récits20 ». Finalement, ces créatrices parlent, certes, de la blessure, mais encore davantage, sans doute, du pouvoir constructif et de la présence active ou de la « survivance », pour reprendre l’expression de l’essayiste anishinaabe Gerald Vizenor21, qui émergent des rencontres entre la mémoire et l’histoire.

 

1. Paul Ricoeur, « Histoire et rhétorique », dans Diogène, no 168, octobre-décembre 1994, p. 9-26.
2. On peut voir la performance à l’adresse suivante : https://www.youtube.com/watch?v=YN__rxBqOGc
3. Lequel signifie, en anglais: “The One who keeps on giving”.
4. Maria Hupfield citée dans Murray Whyte, Something lost, something gained at the Power Plant, Lundi 20 février 2017. thestar.com https://www.thestar.com/entertainment/visualarts/2017/02/20/ something-lost-something-gained-at-the-power-plant.html
5. Jaime Black (Métis) vit à Winnipeg où elle a initié, en 2014, le projet REDress. http://www.redressproject.org/?page_id=27
6. https://www.hannahclaus.net/#/for-those-who-didnt-make-it-home/
7. Leon Battista Alberti, De la peinture. De Pictura (1435), traduction Jean Louis Schefer, Paris, Macula, Dédale (1992), 1993, p. 115 et 175.
8. Ce titre fait référence au film de René Sioui Labelle (2009). L’exposition L’éveil du pouvoir, de Sonia Robertson, a été présentée au Centre d’exposition de la gare de Rivière-Rouge, du 10 février au 1er avril 2017.
9. Entrevue téléphonique de l’auteure avec Sonia Robertson, le lundi 24 avril 2017.
10. Le village La Macaza est situé à quelque 170 km au nord de Montréal (Qc) et à 16 km de Rivière-Rouge.
11. Alain Vallières et al., La toponymie des Algonquins, Commission toponymique du Québec, Secrétariat aux affaires autochtones, juin 1999, p. 89.
12. Officiellement, les Inuits du Canada obtiennent le droit de vote en 1950; toutefois, il faut attendre 1962 avant que l’on facilite leur accès aux urnes du scrutin fédéral. Les membres des Premières Nations obtiennent le droit de vote en 1960. Les femmes autochtones (Premières Nations, Métis, Inuits) ont, quant à elles, obtenu le droit de vote à différents moments selon les règles d’émancipation de leurs droits ancestraux.
13. Le ministère des Affaires indiennes et du Nord du Canada dresse un portrait de l’histoire du rapport entre les Autochtones et les non-autochtones au Canada en trois phases : interaction et coopération; déracinement et assimilation; négociation et renouveau. Rapport de la Commission royale sur les peuples autochtones, Canada 1996. Site consulté le 18 juillet 2010.
http://www.collectionscanada.gc.ca/webarchives/20071212231512/
http://www.ainc-inac.gc.ca/ch/rcap/sg/sg4_f.html
14. Blair Stonechild, The New Buffalo. The Struggle for Aboriginal Post-Secondary Education in Canada, Winnipeg, University of Manitoba Press, 2006, p.56.
15. L’institution est financée par la subvention accordée par le gouvernement du Québec et par les conseils de bande qui doivent verser une portion de leur subvention au programme d’éducation culturelle accordée, par personne, par le ministère des Affaires indiennes. L’éloignement géographique de certains décideurs ainsi que le peu d’étudiants provenant des provinces autres que celles du Québec et de l’Ontario ne les encouragent pas à soutenir les enjeux propres à l’institution. Aussi, en 1974, on procède à un remaniement des membres de la Corporation, ce qui a pour effet d’augmenter le pouvoir décisionnel des représentants du Québec. Ce mode de financement et de représentation crée des dissidences et des tensions qui poussent certains décideurs à suspendre leur contribution financière. Voir Jean Beaudoin, Le Collège Manitou : un projet. Dimensions sociologiques, Mémoire de Maîtrise, Université Laval,
1977, page 65 et suivantes.
16. Entrevue téléphonique de l’auteure avec Sonia Robertson, le lundi 24 avril 2017.
17. Ibid.
18. Ibid.
19. Ibid.
20. Paul Ricoeur, La mémoire, l’histoire et l’oubli, Paris, Seuil, 2000, p. 171.
21. Gerald Vizenor (dir.), Survivance. Narratives of Native Presence, Lincoln, Nebraska University Press, 2008.

 


 

Édith-Anne Pageot est professeure au Département d’histoire de l’art de l’Université du Québec à Montréal, membre régulier de l’Institut de recherches et d’études féministes (IREF) et du Centre de recherche interuniversitaire sur la littérature et la culture québécoises du (CRILCQ). Spécialiste des modernités au Québec et au Canada, elle s’intéresse aux politiques de l’identité et à ses formes complexes dans l’art autochtone et non autochtone. Elle dirige actuellement le projet de recherche La culture artistique au Collège Manitou : agentivité et stratégies d’autodétermination. (PAFARC, CRSH) Parmi ses plus récentes publications, mentionnons : « Figure de l’indiscipline. Domingo Cisneros, un parcours artistique atypique » RACAR Revue d’art canadienne/ Canadian Art Review 42.1 (2017).

Sonia Robertson, L’éveil du pouvoir, 2017 (détail). Avec l’aimable permission de l’artiste.
Maria Hupfield, The One Who Keeps On Giving, 2017. Vue partielle de l’installation, The Power Plant, Toronto. Avec l’aimable permission de la Galerie Hugues Charbonneau. Photo : Toni Hafenscheid.
Jaime Black, The REDress Project, 2014. Vue de l’installation. Photo : Sheila Spence.
Hannah Claus, Je me souviens, 2017. Avec l’aimable permission de l’artiste.
Sonia Robertson, L’éveil du pouvoir, 2017. Avec l’aimable permission de l’artiste.
Nadia Myre, Scar project. Vue partielle de l’installation, National Museum of the American Indian, Smithsonian Institution, New York, 2010. Avec l’aimable permission de l’artiste et de Art Mûr. Photo : Gavin Ashworth.