Alexandra Madoyan

Passages Insolites : dix ans d’art public à Québec

Plusieurs lieux publics, Québec
22 juin —
9 octobre 2023

Pensé à ses débuts comme un projet éphémère instaurant un lien entre quartiers historiques et art contemporain, Passages Insolites est né d’une volonté de rendre ce dernier accessible par le biais d’œuvres ludiques et inusitées dans l’espace public.

À l’occasion de son dixième anniversaire, Passages Insolites reçoit plus de 40 artistes québécois, canadiens et étrangers répartis entre parcours intérieurs et extérieurs, peintures murales et performances. Le fil d’Ariane tendu pour les promeneur·euse·s repose sur des questionnements liés à notre rapport à la ville : un jeu de contrastes entre l’infiniment grand et l’infiniment petit, un dialogue entre nature, culture et architecture. Quelques-unes de ces œuvres, examinées ci-dessous, proposent une lecture exemplaire de ce thème.

L’artiste vedette Felice Varini présente sa toute première œuvre sur le sol canadien avec Doubles cercles concentriques entrelacés. L’accueil de cet artiste renommé par Passages Insolites témoigne des avancées de cet événement dans les dernières années. Ce dispositif monumental, composé de bandelettes argentées, est apposé directement sur des bâtiments plusieurs fois centenaires de la Place de Paris et de la Place Royale. Cette œuvre tridimensionnelle et géométrique est typique du travail de Varini : elle guide le public à travers des lignes, des formes en apparence décousues, jusqu’à ce qu’une perspective se fasse jour qui transformera chaque détail en un ensemble cohérent. Avec un pas de recul et un regard alerte, le public découvrira ici un tableau à la frontière entre la rosace d’une église et l’onde créée par une goutte dans l’eau.

Toujours dans l’infiniment grand, certains bâtiments se voient affublés de grands yeux réalisés par le collectif québécois Pierre&Marie sous le titre Big Other. Ces personnifications structurelles, références au Big Brother décrit par Georges Orwell dans son roman dystopique 1984, agissent comme rappels d’une surveillance constante des individus à l’ère capitaliste ultra-connectée. Tour à tour suspicieux, fourbes et attentifs, ces regards s’attachent sur les passant·e·s qui les découvrent avec étonnement — et se demandent depuis combien de temps on les épie dans une ville sous surveillance. Dans un ordre d’échelle inverse, le collectif de street art suédois AnonyMouse intègre des dioramas à taille de souris au ras du sol. En ramenant le regard à l’infiniment petit, le collectif incite les promeneur·euse·s à se pencher — littéralement ! — sur des détails architecturaux habituellement effacés et à retrouver leur âme d’enfant.

L’Odyssée, montée pour la première saison de Passages Insolites en 2014, fait son grand retour. Cette sculpture monumentale, signée à l’époque par le duo Cooke-Sasseville, faisait figurer trois oiseaux surdimensionnés autour d’une boîte de soupe Campbell géante. Clin d’œil au pop art et aux toiles anthologiques de Andy Warhol, ces volatiles à l’air dubitatif symbolisaient l’aspect hermétique que peut revêtir l’art actuel. En 2023, Passages Insolites mandate la muraliste MC Grou pour revisiter l’œuvre rebaptisée L’apprêt. Pour cette nouvelle itération, MC Grou prend le parti de repeindre les volatiles et la conserve Campbell en jaune, comme la marque maison d’un supermarché bien connu, avec l’ajout d’ingrédients décalés et de mentions nutritives à l’humour noir ; une manière de décrier la pollution — ou la « soupe toxique condensée » — subie par les résident·e·s du quartier Limoilou, à Québec, surexposés aux particules fines par la proximité du port et d’usines dans ce secteur. Là encore, le jeu d’échelle, avec des éléments agrandis dans des proportions caricaturales, invite à une prise de conscience sur l’importance des polluants invisibles à l’œil nu, mais bien présents. De plus, à l’heure où le milieu des arts et des festivals se sensibilise toujours plus à la nécessité de réduire son impact écologique, la réappropriation d’une œuvre déjà existante par une nouvelle artiste représente un pari ambitieux et engagé — a fortiori lorsque cette œuvre est remise en circulation pour porter un message politique et environnemental dans un contexte urbain.

Soulignons enfin le travail de l’artiste atikamekw Eruoma Awashish qui déploie deux installations à la Maison Hazeur. Kakiwimowok (Ils chuchotent), à l’entrée du bâtiment, consiste en une cinquantaine d’oiseaux noirs qui semblent prendre voix au passage des gens. Ces corbeaux — animaux de mauvais augure dans les cultures occidentales — représentent au contraire, un emblème chez plusieurs peuples autochtones sous la figure du trickster espiègle et rusé. Le deuxième agencement, Kakike Ickote (Feu éternel), se trouve dans les voûtes de la Maison Hazeur où étaient autrefois entreposées les fourrures destinées au commerce. L’artiste y fait se côtoyer des animaux hautement symboliques — comme le castor, le corbeau, l’orignal, l’ours et le renard —, et des objets chrétiens remaniés selon les savoir-faire atikamekws. Ces artefacts prennent une nouvelle dimension symbolique grâce à leur mise en dialogue avec les éléments architecturaux du bâtiment Nouvelle-France. Eruoma Awashish tisse ainsi un lien très sensible entre la nature et l’architecture, le passé et l’avenir, et remet en perspective la notion de sacré entre traditions autochtones et allochtones en jouant avec le patrimoine bâti et sa charge historique.

Après une première décennie, l’heure est certes à la célébration, mais aussi au bilan pour Passages Insolites. Avant tout, Vincent Roy continuera à défendre l’art public comme une sorte d’« appellation d’origine contrôlée » afin de protéger les œuvres qui viennent réellement d’artistes au statut professionnel tel que défini par la loi sur le statut de l’artiste, l’un des combats de ce gestionnaire qui œuvre dans le domaine des arts à Québec depuis une vingtaine d’années.

« N’est pas art public ce que l’on veut. Le terme devient galvaudé, on l’emploie de plus en plus pour qualifier des designs urbains ou des installations interactives conçues par des ingénieurs et des studios dans le but de rendre la ville attrayante, de divertir. À mon sens, l’art public est, par définition, signé par des artistes professionnels. Il est important de préserver ce nom pour refléter leurs intentions artistiques qui abordent des enjeux contemporains, qui invitent à la réflexion et à la remise en question du statu quo par le public, dans l’espace public. » 

Depuis dix ans, Passages Insolites s’est positionné comme tremplin pour la diversification de la relève artistique québécoise en agissant comme mentor auprès de plusieurs professionnels dans la conception de leur première œuvre d’art public. Une dizaine de créateur·trice·s ont rejoint le prestigieux catalogue de la Politique d’intégration des arts après leur participation. Passages Insolites occupe donc une place prépondérante, au Québec, dans la valorisation et la diffusion de cette pratique.

Si la volonté de produire, de diffuser et de faire circuler des œuvres originales demeure inchangée, il s’agit surtout de trouver un nouvel élan pour sa mission. Nul doute que ses récents partenariats avec d’autres manifestations internationales et sa capacité à attirer des artistes du monde entier constituent la pierre angulaire de son renouvellement à venir. Il s’agit d’un tournant indispensable dans un univers artistique où les idées et les objets circulent à une vitesse inégalée. En élargissant ses frontières et en instituant un solide réseau parmi les événements d’art public aux quatre coins de la planète, Passages Insolites participera activement à positionner Québec et ses artistes comme un acteur clef du domaine de l’art public.

1 Jean-Philippe Uzel, « Les Objets trickster dans l’art contemporain autochtone au Canada », Les actes de colloques du musée du quai Branly Jacques Chirac, 1 | 2009, consulté le 31 août 2023. Lien : http://journals.openedition.org/actesbranly/241, DOI : https://doi.org/10.4000/actesbranly.241
2 Vincent Roy, communication personnelle avec l’autrice, 28 juillet 2023.
3 La Politique d’intégration des arts à l’architecture et à l’environnement des bâtiments et des sites gouvernementaux et publics a été adoptée par le gouvernement du Québec en 1981. Cette politique prévoit qu’environ 1 % du budget de construction d’un site public doit être consacré à la réalisation d’œuvres d’art. C’est d’ailleurs ce critère qui a valu à cette initiative son surnom de « Politique du 1 % ».


Alexandra Madoyan est rédactrice, chroniqueuse et traductrice. Elle s’intéresse notamment aux domaines des musées, des arts vivants, de la littérature et de la radio. Titulaire d’une maîtrise en muséologie et d’un diplôme d’études supérieures spécialisées en gestion des organismes culturels, elle concentre ses articles sur la transmission des patrimoines matériels et immatériels, sur les expositions et sur les arts de la scène. Elle a rédigé un mémoire explorant la place paradoxale du mouvement punk et des contre-cultures dans les institutions muséales.

Felice Varini, Doubles cercles concentriques entrelacés, 2023. Vue partielle de l'œuvre. Photo : Stéphane Bourgeois.
Felice Varini, Doubles cercles concentriques entrelacés, 2023. Place de Paris, Québec. Photo : Stéphane Bourgeois.
Pierre&Marie (Pierre Brassard et Marie-Pier Lebeau Lavoie), Big Other, 2023. Secteur de la Place Royale et du Vieux-Port, Québec. Photo : Stéphane Bourgeois.
Pierre&Marie (Pierre Brassard et Marie-Pier Lebeau Lavoie), Big Other, 2023. Secteur de la Place Royale et du Vieux-Port, Québec. Photo : Stéphane Bourgeois.
AnonyMouse, Petit Québec, 2023. Secteur de la Place Royale et du Vieux-Port, Québec. Photo : Stéphane Bourgeois.
AnonyMouse, Petit Québec, 2023. Vue partielle de l'œuvre. Secteur de la Place Royale et du Vieux-Port, Québec. Photo : Stéphane Bourgeois.
Cooke-Sasseville et MC Grou, L’apprêt, 2023. Place de Bordeaux, Québec. Photo : Stéphane Bourgeois.
Eruoma Awashish, Kakiwimowok (Ils chuchotent), 2023. Maison Hazeur, Québec. Photo : Stéphane Bourgeois.