André-Louis Paré
N° 111 – automne 2015

Migrations, frontières et… création

Lorsqu’il est question de migrations humaines, spontanément nous pensons aux personnes qui, de par le monde, sont dans l’obligation de quitter leur pays pour un autre considéré plus sécuritaire. Les raisons de ces migrations forcées sont multiples : politique, économique, ethnique, religieuse, voire de plus en plus climatique. Et même si la plupart de ces migrations existent depuis le développement des États-nations et l’apparition de nouvelles frontières, il nous faut admettre que « notre époque a produit plus de réfugiés, de migrants, de personnes déplacées, d’exilés, qu’il n’y en a jamais eu dans l’histoirei ». Devant l’ampleur de ces déplacements obligés et pour contourner le marché lucratif des passeurs, Catherine Wihtol de Wenden, spécialiste des migrations internationales, plaide pour un droit de migrer, un droit à la mobilité, même si l’hospitalité n’est pas toujours au rendez-vousii.

Dans le domaine artistique, le phénomène migratoire se présente sous divers aspects. Contrairement aux données statistiques, celui-ci se montre sous forme de récits, mais aussi de productions d’objets symbolisant l’expérience exilique. Comme mise en image d’une situation vécue ou fabulée, le cinéma est particulièrement fécond à faire ressentir le drame personnel de ces individus aux destins brisés. Atlantiques (2009), le court métrage de Mati Diop, est remarquable sur ce point. La nuit venue, un jeune homme dakarois raconte à deux amis, près d’un feu et devant la mer, l’échec de sa traverséeiii. Sa triste odyssée n’a rien à voir avec celle d’Ulysse, d’autant qu’avec une embarcation aussi précaire, la mer a failli l’engloutir. Ainsi, malgré le danger que cela comporte, le bateau est un des moyens de transport permettant de quitter une terre pour une autre. L’artiste Kcho (Alexis Levya Machado) en dessine ou en présente sous forme de sculpture depuis les années 1990. Parmi ses œuvres, certaines présentent des bateaux entassés les uns sur les autres à la verticale et ont pour titre Columna Infinitaiv. Dans sa pratique, l’artiste cubain utilise aussi plusieurs autres objets associés à la mer, dont les rames. Milagro (2014), une œuvre rassemblant en croix plusieurs rames, suggère sans détour l’espoir de réaliser le rêve de se rendre là où tout semble meilleur.

Avec une œuvre intitulée Hope (2011-2012), l’Algérien Adel Abdessemed reste aussi dans la métaphore de l’exil. Il s’agit cette fois d’une immense barque remplie de sacs-poubelle moulés en résine et qu’on imagine plein de vêtements. L’œuvre, parfois suspendue comme lors de son exposition au Centre Georges-Pompidouv, nous amène à l’esprit l’image des traversées clandestines sur la Méditerranée. Enfin, il y a Road to exile (2008) de l’artiste Barthélémy Toguo. Entourée de bouteilles de verre, cette œuvre souligne les risques encourus par celui qui migre vers un nouveau mondevi. Comme voie de circulation, la mer est loin d’être sûre. Encore moins pour celui qui s’embarque sans papiers. Dans le film Clandestin (1997), Denis Chouinard raconte l’horrible histoire de six migrants illégaux confinés dans un conteneur rangé dans un cargo. Lorsqu’il sert de lieu de transit pour les humains, le conteneur peut être mortifère. Inventé en 1956, sa fonction initiale est de maximiser le commerce international. Le film-essai The Forgotten Space (2010), d’Allan Sekula et Noël Burch, raconte l’histoire de ces espaces dédiés à la circulation des marchandises. Certes, il n’est pas question ici de clandestins, mais de la condition migrante des travailleurs au sein de l’économie maritime mondialevii.

Même si la mer est souvent la route empruntée, le flux migratoire s’exerce également par voie terrestre. Plusieurs artistes en témoignent. Pensons, par exemple, à une série de photographies intitulée Les voitures cathédrales (2004) de Thomas Mailaender, présentant différents véhicules vus de côté ou de l’arrière, chargés de valises, de boîtes et de sacs multicolores. Mais il y a aussi Bottari Truck, une installation de la Coréenne Kimsooja, qui montre un camion rempli de baluchonsviii. Pour tous ces « conteneurs sur quatre roues » il s’agit de suivre les cartes routières, de traverser des frontières et de se rendre là où l’accueil sera favorable. Il est question de ces trajets migratoires dans Mapping Journey Project de Bouchra Khalili. Composés de huit vidéos, ces projets cartographient des voyages clandestins dans l’aire méditerranéenne. Elles sont accompagnées par The Constellations, des sérigraphies qui traduisent chaque trajet en constellations d’étoiles, lesquelles, dans le ciel, s’éloignent des obstacles physiques et culturels qu’incarnent sur terre les frontières.

Comme le dit Marc Augé, à l’ère de la mondialisation, les frontières « ne s’effacent jamais, elles se redessinentix ». Ainsi, elles constituent toujours un facteur d’identification socioculturel. Toutefois, dans une perspective migratoire, le déplacement tangue entre la perte et le projet. L’exil, tel que l’analyse Saïd, peut être justement un tremplin vers une sortie de soi. Dès lors, la migration favorise un « passage du sujetx ». Un passage qui donne à espérer de nouvelles pratiques de la liberté au sein d’une appartenance double, voire multiple. Appartenance qui contribue à développer une société plus inclusivexi.

Ce dossier propose des textes de l’artiste Michael Blum, à qui nous avons demandé une contribution personnelle sur le thème de la frontière comme construction humaine; de l’historienne de l’art et commissaire Geneviève Chevalier, qui nous présente l’évolution de l’événement américano-mexicain inSite, débuté en 1992 ; de Bernard Lamarche qui analyse certaines actions transculturelles de l’artiste François Morelli ; de Chantal T. Paris dont le texte se concentre sur l’œuvre de l’artiste d’origine serbe Milutin Gubash et de Bernard Schütze qui, à partir de diverses pratiques artistiques (Gerald Machona, Tanja Ostoji

, Adrian Paci, Raqs Media Collective et Nadia Seboussi), ose penser que la migration recèle une promesse. Pour compléter ce dossier, Aram Han Sifuentes nous entretient sur son travail lié à la condition des immigrantes de l’industrie textile. Aussi, dans la section « Événement », Gauthier Lesturgie présente une exposition célébrant le 130e anniversaire de la rencontre de Berlin, où quatorze pays d’Europe se sont partagés l’Afrique en vue de l’exploitation de ses ressources.


i Edward W. Saïd, Culture et impérialisme, Paris, Éd. Fayard, 2000, p. 459.

ii Catherine Wihtol de Wenden, Atlas des migrations. Un équilibre mondial à inventer, Paris, Éditions Autrement, Collection Atlas/Monde, 2012.

iii Atlantiques (production : Le Fresnoy) a été présenté en 2010 lors de la deuxième édition des Ateliers de Rennes, Biennale d’art contemporain qui avait pour titre Ce qui vient (commissaire : Raphaëlle Jeune)

iv Une version de Columna infinita a été présentée du 1er au 29 septembre 1996 au Centre International d’art contemporain de Montréal lors d’une exposition de Kcho intitulée Para olvidar.

v Hope a été présentée au Centre Georges-Pompidou lors d’une rétrospective consacrée à l’œuvre d’Adel Abdessemed intitulée Je suis innocent et qui eut lieu du 3 octobre 2012 au 7 janvier 2013.

vi Une variante de cette œuvre a été présentée à l’été 2014, au Musée québécois de culture populaire, dans le cadre de la Biennale Nationale de sculpture contemporaine de Trois-Rivières et, plus récemment, à la Galerie Samuel Lallouz lors d’une exposition qui eut lieu du 31 mars au 30 juin 2015 et intitulée Africa.

vii Le film-essai de Sekula et Burch a été présenté au Musée d’art contemporain de Montréal du 21 janvier au 15 mars 2015. Une courte recension présentant le projet Ship of Fools/The Dockers’ Museum de Sekula se trouve dans la section « Livres reçus ».

viii Bottari Truck a été initialement une performance faite d’abord en Corée en 1997 et qui a donné lieu à une vidéo intitulée Cities on the Move – 2727 Kilometer Bottari Truck. Le texte de Julie Alary Lavallée, Kimsooja Unfolding, publié dans le no 107 de la revue ESPACE, en fait également mention.

ix Marc Augé, Pour une anthropologie de la mobilité, Paris, Éd. Rivages poche/Petite Bibliothèque, 2012, p. 19.

x Seloua Luste Boulbina, « La migration des idées », Rue Descartes, Collège international de Philosophie, Paris, no 78, 2013.

xi Sur l’expérience exilique qui donne à réfléchir à une société plus inclusive, voir d’Alexis Nuselovici (Nouss), Étudier l’exil, FMSH-PP-2013-09, septembre 2013.