Geneviève Goyer-Ouimette

Marie-Claude Gendron, Faire mon lit

Le Lieu
Manif d’art de Québec
23 février — 6 avril 2024

La Manif d’art 11 — La biennale de Québec présente l’exposition multilieux Les forces du sommeil développée par Marie Muracciole. Sous ce titre poétique et évocateur, la commissaire souhaite « s’inspirer de l’hiver canadien et du sommeil de la terre pour s’intéresser à celui des humains et explorer les nuances multiples de l’éveil1 ». L’œuvre bouleversante de cette édition demeure sans nul doute celle de Marie-Claude Gendron, Faire mon lit, présentée au centre d’artistes Le Lieu, centre d’art actuel situé en basse-ville de Québec au cœur du quartier Saint-Roch. 

Depuis les grandes fenêtres de la rue Du Pont, le regard curieux est attiré malgré lui vers ce lit monumental qui occupe le tiers de la petite salle d’exposition du Lieu. Clouées au mur, on voit des cartes beiges de suivi des heures de travail alignées les unes à côté des autres. L’artiste y note l’heure du début et de fin de sa performance. Elle choisit ainsi de laisser une trace de l’horaire de ses actions et, par ce geste, évoque le travail invisible et non compilé, dont celui associé aux tâches domestiques. 

À cette installation, Marie-Claude Gendron ajoute une action performative qui vient amplifier la portée narrative et symbolique de son œuvre. Elle se déplace dans la salle, pieds nus et sans chandail, simplement habillée d’un pantalon bleu et d’un veston assorti attaché à la poitrine. La couleur et la forme de ce qui la couvre rappellent à la fois les « bleus de travail » des ouvrier·ère·s et les tenues de ville des employé·e·s de bureau. La nudité de ses pieds et de son torse ajoute une touche de vulnérabilité. L’ensemble annonce qu’on sera plongé dans un monde entremêlant les espaces du travail et de l’intime.

Autour de l’immense lit, l’artiste retire le drap blanc qui le couvre et le dépose ensuite en un tas informe à l’autre bout de la pièce. Elle repart ensuite à la tête du lit pour replacer avec difficulté les oreillers géants. Évoquant Sisyphe, elle reprend les mêmes gestes ; elle retire un autre drap avec peine puis le pose à nouveau au sol — générant une montagne de draps — avant de se rediriger vers les lourds oreillers. Ces allers-retours absurdes se répètent plus d’une dizaine de fois, donnant l’impression qu’ils sont sans fin, que les journées passent et se ressemblent toutes.

Lorsque Gendron retire les derniers draps du lit, ceux-ci font alors entendre un tintement et un bruit de frottement qui rappelle celui des vagues. Lorsque le dernier est enfin enlevé, l’artiste rend alors visible ce qui tapisse le fond du lit : un ensemble de verres turquoise cassés qui se fracassent les uns sur les autres. La superposition des couches de tissus dissimulant un objet inopportun évoque La princesse au petit pois. Dans ce conte d’Hans Christian Andersen, une jeune femme — qui prétend être une princesse — est invitée à dormir sur un lit composé d’une vingtaine de matelas empilés sous lesquels se cache un petit pois. Le lendemain matin, la mère du prince lui demande si elle a bien dormi. Elle répond alors qu’elle n’a pas fermé l’œil de la nuit, sentant quelque chose de dur enfoui sous les matelas. Andersen conclut son conte ainsi : seule une vraie princesse possède une telle sensibilité. Ce récit du 19e siècle a marqué l’imaginaire, de telle sorte qu’on qualifie aujourd’hui de « Princesse au petit pois » une personne se plaignant sans raison véritable. 

Avec Faire mon lit, Gendron crée une filiation douce-amère entre ce conte et l’expression péjorative qui l’accompagne de nos jours. Elle donne à voir ce qui se dissimule réellement sous son lit royal, ce qui cause réellement les plaintes du quotidien. Ainsi, le poids symbolique de la répétition du geste de retirer les draps et la découverte de ce qui se cache sous le lit deviennent une métaphore de la charge mentale. Cette dernière  meuble la tête et le temps de celles et ceux qui doivent la porter, demeurant invisible et non reconnue. Au contraire, l’œuvre de Gendron la met en lumière. 

Dans les œuvres du passé, qui constituent l’histoire de l’art, le lit a une place particulière puisqu’il s’agit d’un lieu propice à la projection du désir et du pouvoir. On peut notamment le constater en regardant de plus près La Mort de Sardanapale (1827) un grand tableau du peintre romantique Eugène Delacroix (1798-1863). Plusieurs de ces codes visuels sont présents et repris par évocation dans l’œuvre de Gendron : le format du lit, l’esthétisation des drapés, le corps nu et vulnérable, et la violence. Toutefois, les deux activent ces codes de façon distincte ; chez Delacroix, la violence est liée à un événement exceptionnel et littéralement représenté tandis que chez Gendron, elle s’avère sourde, dissimulée et inscrite dans le quotidien. 

L’œuvre suscite, chez les visiteur·euse·s du Lieu, un rapport de projection de soi et d’empathie face à l’action performative de Gendron. En cela, Faire mon lit s’inscrit parfaitement avec le thème de l’édition courante de la Manif puisqu’il associe l’espace intime du lit et du sommeil à un éveil de la conscience sur l’impact délétère des gestes du quotidien.

1Extrait de l’amorce du texte de la commissaire dans le fascicule accompagnant l’exposition.

 


Geneviève Goyer-Ouimette est commissaire indépendante et conservatrice de la Collection d’œuvres d’art de la Ville de Laval. Auparavant, elle a été conservatrice de la Collection Prêt d’œuvres d’art au MNBAQ, directrice du CIRCA art actuel et conservatrice de l’art québécois et canadien contemporain au MBAM. Elle a réalisé plusieurs expositions bilans (Catherine Bolduc, Éric Ladouceur et Nadia Myre) et thématiques (Projet HoMa, Mnémosyne et Zoom Art), est membre active d’Est-Nord-Est, membre honoraire du CIRCA art actuel et elle siège au Comité directeur de la Galerie de l’Université de Montréal. 

Marie-Claude Gendron, Faire mon lit | Make my bed, 2024. Vue sur installation et documentation photographique de la performance. Photo : Carlos Ste-Marie.
Marie-Claude Gendron, Faire mon lit | Make my bed, 2024. Vue sur installation et documentation photographique de la performance. Photo : Carlos Ste-Marie.
Marie-Claude Gendron, Faire mon lit | Make my bed, 2024. Vue sur installation et documentation photographique de la performance. Photo : Idra Labrie.
Marie-Claude Gendron, Faire mon lit | Make my bed, 2024. Vue sur installation et documentation photographique de la performance. Photo : Carlos Ste-Marie.
Marie-Claude Gendron, Faire mon lit | Make my bed, 2024. Vue sur installation. Photo : Idra Labrie.
Marie-Claude Gendron, Faire mon lit | Make my bed, 2024. Vue sur installation et documentation photographique de la performance. Photo : Carlos Ste-Marie.
Marie-Claude Gendron, Faire mon lit | Make my bed, 2024. Vue sur installation et documentation photographique de la performance. Photo : Carlos Ste-Marie.
Marie-Claude Gendron, Faire mon lit | Make my bed, 2024. Vue sur installation et documentation photographique de la performance. Photo : Carlos Ste-Marie.
Marie-Claude Gendron, Faire mon lit | Make my bed, 2024. Vue sur installation. Photo : Idra Labrie.
Marie-Claude Gendron, Faire mon lit | Make my bed, 2024. Vue sur installation. Photo : Carlos Ste-Marie.