Véronique Millet
N° 123 – automne 2019

L’envers du décor : les oeuvres de David Spriggs et de Stanley Février

David Spriggs et Stanley Février sont deux artistes qui utilisent la transparence : le premier pour ses caractéristiques plastiques, mais aussi pour son sens intrinsèque; le second pour sa capacité à dévoiler ce que les autorités voudraient garder caché. Si Spriggs remet en question les vertus de la transparence, Février l’utilise en retournant l’argument et en inversant le propos. On peut toutefois relier leurs deux pratiques par la dimension politique qui les sous-tend.
Spriggs dessine ou peint des fragments d’images sur une multitude de feuilles transparentes, déployées selon un principe de stratification dans un espace en trois dimensions, créant de véritables sculptures de lumière colorée. L’artiste invite le regardeur à déambuler devant et autour de ses œuvres, et cette participation crée une image mouvante et illusoirement profonde à travers les parois transparentes. Cette stratification est au cœur de son travail. Ses installations dépassent la recherche purement esthétique et technique de la forme pour amener le regardeur à se questionner sur le fond, à savoir les organisations et les représentations du pouvoir. La transparence est un thème central chez Spriggs : il engage le regardeur à réfléchir à ce qui peut et ce qui doit être transparent, et comment cette visibilité peut être une entrave non seulement à l’intimité, mais surtout à la liberté.

En 2010, à la Galerie de l’UQAM, David Spriggs présente Stratachrome, une installation monumentale et monochrome de feuilles transparentes. Diffusée en strates – d’où le titre, néologisme que l’on doit à l’artiste –, la couleur verte fait penser aux formes contemporaines du pouvoir, en référence à son utilisation par les technologies militaires, notamment. Cette peinture tridimensionnelle quelque peu futuriste annonce une réflexion sur un monde soumis au pouvoir de la surveillance.

Avec la série Transparency Report (2014), dont les œuvres ont été présentées chez Art Mûr Montréal et à l’Arsenal, David Spriggs réinterprète la mise en transparence d’objets révélés par les autorités policières ou douanières. Ici, le fond et la forme se rejoignent et l’artiste interroge, par une superposition de feuilles transparentes, les mécanismes de surveillance auxquels les voyageurs sont confrontés, par exemple dans les aéroports. Les successives couches de plexiglas sur lesquelles sont dessinés les objets contenus dans un sac ou une valise dévoilent, comme si on avait utilisé des rayons X, l’intérieur du bagage et donc l’intimité du voyageur. La seule vue de ces objets a priori cachés conduit le policier ou le douanier – et aussi le regardeur, dans l’exposition – à analyser qui est la personne à qui ces objets appartiennent, en se basant uniquement sur eux. Avec Transparency Report, le spectateur est appelé à réfléchir aux enjeux liés à la surveillance accrue et omniprésente dont il est victime, alors que de grandes quantités d’informations sont accumulées sur lui sans relâche. Les œuvres spatiales de Spriggs révèlent un monde dystopique dans lequel le concept de surveillance régit la vie sociale, et l’artiste nous donne à voir, à son tour, ce qui est vu par les autorités du pouvoir. Il confronte notre regard à cette nouvelle utopie, celle de la surveillance technologique qui se prétend un outil de première main pour éradiquer la délinquance et le crime. Au-delà de la réception esthétique des strates colorées des œuvres de l’artiste, le regardeur peut considérer le fond du problème, comme si les multiples couches formant les installations étaient également les strates de compréhension des jeux du pouvoir et des autorités.

David Spriggs s’est également inspiré des réflexions de Michel Foucault sur le panoptique de Jeremy Bentham, cette structure carcérale inventée à la fin du 18e siècle dans laquelle les gardiens peuvent surveiller tous les prisonniers simultanément sans être vus. Ce qui, pour Foucault, représentait une forme d’exacerbation du pouvoir par le contrôle et la surveillance exercés sur tous, est, chez Spriggs, une exhortation à réfléchir aux conséquences politiques et sociales de la surveillance induite par la technologie, comme les rayons X ou les images thermiques. Ce sont d’ailleurs ces dernières images qui ont inspiré l’œuvre Regisole (2015) présentée à l’Arsenal : une centaine de feuilles transparentes sur lesquelles on peut reconnaitre une statue équestre. Ce symbole réactualisé de la monarchie apparait dans un spectre chromatique allant du rouge au bleu, réminiscence de l’imagerie thermique. La thermographie infrarouge est une technique utilisée par la police pour capter des images en pleine nuit. Cette technologie est utilisée à des fins de surveillance et de sécurité. Lorsque Spriggs recourt à la palette chromatique caractéristique des couleurs captées par les caméras thermiques, il fait référence à la surveillance pratiquée par la police et engage le regardeur à plus de vigilance vis-à-vis du pouvoir.

La transparence, par rapport à laquelle Spriggs invite à être vigilant tout en l’utilisant de manière plastique dans ses œuvres, Stanley Février l’exploite, quant à lui, pour mettre en lumière des enjeux que les autorités préfèreraient sans doute dissimuler. Artiste multidisciplinaire, il utilise la vidéo, le son, la sculpture, l’installation afin de soulever des questions liées aux enjeux sociaux et aux identités culturelles. Dans son exposition Americaen toute impunité, présentée en 2019 à la Maison de la culture de Longueuil, Stanley Février attire l’attention du regardeur sur des problématiques liées aux autorités, en exposant des cas de brutalité policière. Son travail de recherche d’archives et sa pratique artistique interrogent cette forme de violence. Il donne à voir, littéralement, les données et les statistiques montrant l’iniquité sociale et raciale dont sont victimes les ressortissants des minorités dites visibles, tout comme les personnes souffrant de maladie mentale.

Dans une première salle, des voix de journalistes commentent la mort de personnes abattues par des policiers. Sur les murs s’étalent des portraits photographiques réels de ces personnes : des Noirs, des Autochtones, des femmes, des malades psychiatriques. Au centre de ce qui ressemble à un funérarium, des blocs blancs et, un peu à l’écart, une gerbe de roses de la même couleur. Le regardeur est invité à déposer une fleur sur ce qui pourrait être une pierre tombale ou encore à tourner les pages de documents informatifs en ayant pris la précaution de porter des gants de coton blanc. Dans la deuxième salle, aussi documentaire, les chiffres parlent : des tableaux et graphiques accrochés aux murs donnent à lire des statistiques de la répression policière. Au centre se trouve une plus petite pièce dans laquelle le regardeur peut entrer : elle est tapissée de chemises blanches en plâtre et sur chacune d’elles est suspendue une étiquette avec le nom d’une victime de la police ainsi que la date de sa mort. Dans un coin de la deuxième salle se trouvent des morceaux de marbre ou de granit sur lesquels sont projetés des noms et des dates. On comprend qu’il s’agit encore de victimes. Enfin, la troisième salle clôt la déambulation de manière spectaculaire. La pièce est plutôt sombre, et le regardeur découvre des mannequins portant un sac sur la tête. Ils nous tournent le dos, ont les mains attachées et se retrouvent dans une position évoquant les condamnés à mort. Sur leur uniforme, on peut reconnaitre les logos de divers corps de police. Cette dernière salle ne s’ouvrant sur aucun autre espace, le public est amené à ne plus déambuler : ainsi placé au centre du problème, il peut être conduit à prendre conscience de la place qu’il occupe dans ce contexte de violence.

D’autres œuvres de Février, dont plusieurs performances et interventions, témoignent de son intérêt pour les drames violents comme le tremblement de terre en Haïti, en 2010, ou encore la tuerie à la Bath Consolidated School, en 1927, au Michigan, première d’une longue série de tueries de masse. Pour cette dernière, Février a conçu une installation qui faisait partie du parcours d’Art souterrain, à Montréal, en 2015 : de petits bureaux rappelant les tables d’école, des chaussures, des armes factices et blanches fixées sur un mur. L’installation remet en cause le deuxième amendement de la Constitution des États-Unis selon lequel tout citoyen a le droit de porter une arme. En parallèle, Color of State a pour objectif de « créer un mouvement mondial de désarmement citoyen dans le but d’assurer la sécurité d’un monde de paix, de se prémunir contre l’utilisation des armes à feu1. »

Un autre projet artistique de Stanley Février consiste à clarifier le processus d’acquisition d’œuvres du Musée d’art contemporain de Montréal. Dans le cadre de son mémoire de maitrise, l’artiste a compilé, étudié, expliqué un grand nombre d’informations relatives à ce sujet et les a exposées chez Artexte (Montréal) en 2018 : An Invisible Minority se veut le dévoilement de ce qui est habituellement invisible. Cette installation est un prolongement de la recherche de l’artiste sur les acquisitions du Musée d’art contemporain de Montréal et peut se comprendre avec la citation utilisée dans une des œuvres de l’exposition : « Je suis invisible, comprenez, tout
simplement parce que les gens refusent de me voir2. »

Le dessein derrière le dessin, chez David Spriggs, est de montrer ce à quoi nous expose le désir effréné de transparence. Stanley Février, lui, réinvestit les lieux de pouvoir et donne à voir ce que les autorités désireraient maintenir dans le secret. Dans les deux cas, les artistes nous exhortent à réfléchir, et leurs œuvres sollicitent chez le regardeur un œil à la fois critique et profondément humain.

1. Stanley Février, Analyse de la collection du Musée d’art contemporain de Montréal à partir du critère de la diversité ethnoculturelle transposée dans une installation, Mémoire de maitrise, Université du Québec à Montréal, 2018, p. 19.
2. Ralph Ellison, Homme invisible, pour qui chantes-tu ?, Paris, Grasset, coll. « Les cahiers rouges », 1952, p. 37.

 



Véronique Millet
est titulaire d’une maîtrise en langue et littérature françaises (Université de Franche-Comté, France, 1984) ainsi que d’une maitrise en histoire de l’art (Université du Québec à Montréal, 2017). Elle est professeure et coordonnatrice-adjointe au département de français du collège Dawson (Montréal). Ses recherches portent sur l’œuvre de Marcelle Ferron, principalement sur la notion de transparence, ainsi que sur la peinture moderne au Québec en général. L’autrice a notamment publié dans les revues ESPACE, Parcours, La Revue d’études canadiennes en Europe centrale. Elle a également participé à plusieurs colloques, dont Les artistes canadiennes à l’Université Concordia à Montréal, Le portrait à l’Université Ibn Zohr à Agadir, au Maroc, L’américanité à Brno, en République tchèque.

David Spriggs, Regisole, 2015. Peinture acrylique sur des couches de film plastique, 4,7 x 5,8 x 1,9 m. Avec l’aimable permission de l’artiste. Photo : David Manseau.
David Spriggs, Stratachrome Green, 2010. Peinture acrylique sur des couches de film plastique, 15,2 x 2,1 x 3,7 m. Photo : David Spriggs.
David Spriggs, Transparency Report, 2014. Verre gravé en couches dans une vitrine, 56 x 28 x 152 cm. Photo : David Spriggs.
Stanley Février, America... en toute impunité, 2019. Matériaux mixtes, dimensions variables. Photo : Alexandre Sergejewski.
Stanley Février, 1927, 2015. Matériaux mixtes, dimensions variables. Photo : Yann Meurot.
Stanley Février, America... en toute impunité, 2019. Matériaux mixtes, dimensions variables. Photo : Alexandre Sergejewski.
Stanley Février, An Invisible Minority, 2018. Vidéo, durée variable. Infiltration au Musée d’art contemporain de Montréal. Photos : Stanley Février/Michaëlle Sergile.
Stanley Février, An Invisible Minority, 2018. Vidéo, durée variable. Infiltration au Musée d’art contemporain de Montréal. Photos : Stanley Février/Michaëlle Sergile.