Bénédicte Ramade

Jeremy Deller, Art is Magic

Musée des beaux-arts, La Criée centre d’art contemporain,
Frac Bretagne
Rennes
10 juin – 17 septembre 2023

Comment comprendre la « magie » de l’art du Britannique Jeremy Deller, prix Turner en 2004, mise en scène à Rennes dans pas moins de trois institutions, du musée des beaux-arts de la ville jusqu’au FRAC de la région, en passant par le centre d’art de la Criée ? L’identité même de ces lieux donne une indication de l’approche de l’artiste qui s’avère un collectionneur d’art vernaculaire, fin connaisseur de la culture pop de son pays, un observateur attentif des politiques de répression et de l’histoire du royaume, un amateur de musique formé à l’histoire de l’art dont il aime fracturer les récits avec humour et précision. Sa production, mâtinée de culture visuelle, de culture matérielle et de sociologie, convoque la vidéo documentaire, la collecte d’objets, l’installation, la fabrication d’affiches et de prospectus, ainsi que la reconstitution. Marque du profond engagement de l’artiste dans ses sujets et de son respect pour ses interlocuteurs et interlocutrices (dont certain·e·s avec qui il reste en lien depuis des décennies), Deller a lui-même rédigé le livre d’artiste qui accompagne les expositions du même titre Art is Magic. En outre, certains des cartels sont manuscrits par ses soins. Ce qui aurait pu s’interpréter comme un signe de contrôle absolu sur sa production et son discours se révèle, au fil des étapes, l’indice d’un don de soi complet et sincère, d’une éthique politique entière.

Loin d’opérer une appropriation de savoirs et de réalisations vernaculaires, comme bien des œuvres contemporaines qui ont parfois pu virer à une vision goguenarde et en surplomb de ces cultures et loisirs, Deller admire cette matière première. Et c’est de cette manière, avec une sophistication inattendue qui se découvre au fil des expositions, qu’il parvient à mettre en crise de façon jubilatoire les critères appréciatifs du « grand art ». L’exposition présentée au Fonds régional d’art contemporain de Bretagne demeure la démonstration la plus flagrante puisqu’elle déploie sur tout un plateau la Folk Archive constituée par Deller et Alan Kane entre 1999 et 2005. Les deux cent quatre-vingt-deux objets y sont montrés au sein de treize sections thématiques (rue ; performance ; animaux ; nourriture, thé et gâteaux ; bord de mer ; art carcéral ; foyer ; transport ; vie et mort) liées entre elles par des bannières de tissu historiées, typiques d’un art tout britannique du défilé et de la procession, toujours accompagnées de calicots complexes représentant des corporations, des guildes ou arborant tout simplement des slogans. Jeremy Deller s’est pour cela rapproché d’un spécialiste, Ed Hall, à qui il a souvent commandé des réalisations dont une bonne dizaine est suspendue dans l’espace du Frac (ainsi qu’au musée). Qu’elles demandent la justice pour Brian Douglas, mort lors d’une répression brutale faisant usage de toutes nouvelles matraques antiémeutes, ou protestent contre la fermeture d’une école de quartier, ces bannières témoignent d’un pan de l’histoire du pays, d’une culture de la manifestation et d’une fine connaissance des violences policières qui y sont régulièrement perpétrées.

Au fil des sections se mêlent des photos de concours de grand buveur, une couronne mortuaire en forme de cigarette en hommage à une centenaire (Marie Ellis), des artefacts produits par des prisonniers et leur matériel bricolé en détention pour se tatouer, aussi bien qu’un incroyable costume en chardon. La visite alterne entre éclats de rire, admiration sincère pour ces pratiques vernaculaires et mélancolie pour une telle culture prosaïque vraisemblablement remplacée, de nos jours, par la maraude numérique et les défis TikTok. Pour Deller, loin de représenter une vénération béate pour le génie populaire, ces archives, à l’instar de ses autres œuvres montrées dans la rétrospective, nourrissent une analyse critique cinglante de l’oppression politique et de l’empreinte profonde du classisme britannique.

La reconstitution de la bataille d’Orgreave en 2001 — dont le film et la documentation sont exposés au musée des beaux-arts de Rennes — en est l’épicentre et a fait de Jeremy Deller l’artiste indispensable qu’il est aujourd’hui. Elle revient sur les affrontements violents entre mineurs et forces policières lors des grèves de 1984-1985. À l’époque, Margaret Thatcher avait ordonné de réprimer le blocage. « Alors étudiant à Londres, je suivais le déroulement de ce mouvement syndicaliste à travers les images présentées au JT. Celles filmées ce jour-là rappelaient plus une bataille médiévale qu’un conflit ouvrier. On y voyait la police montée pourchasser les mineurs essayant de s’échapper en gravissant le flan d’une colline puis redescendre la pente raide d’une tranchée ferroviaire », écrit Deller. Puisque la reconstitution de batailles fameuses demeure une pratique courante et appréciée en Grande-Bretagne, l’artiste s’est lancé dans le projet de refaire vivre ce pan de l’histoire contemporaine des luttes sociales en allant rencontrer acteurs et témoins de la région sidérurgique de Sheffield. Célébrer un jour de défaite, pour ces hommes et ces femmes, n’était pas chose facile comme le raconte Deller ; c’est là toute la complexité de la démarche de l’artiste qui ne s’est pas contenté d’une logique justicière binaire. Réveiller l’humiliation, creuser les tactiques antiémeutes héritées d’un savoir répressif colonial, impliquer des figurants spécialisés dans la pratique de la reconstitution d’évènements avec des témoins encore marqués par le douloureux passé, Deller le dit tout net : « Je n’ai jamais eu l’intention de panser des blessures […] je voulais plutôt raviver leur colère. » La bataille, rejouée sur les sites mêmes de l’affrontement, filmée par le réalisateur Mike Figgis pour la chaîne de télévision Channel 4, a fait œuvre publique à travers le monde puisqu’elle trônait au sein du pavillon britannique de la Biennale de Venise en 2013.

Faire œuvre utile, s’exposer dans l’espace public tout en sondant la nature politique de celui-ci est un des autres fils conducteurs à Rennes, dont la synthèse se retrouve au centre d’art de la Criée, entièrement consacré à la pratique graphique chez Deller. Ici, cent-vingt affiches et impressions catalysent trente années d’investissement plus ou moins sauvage de palissades, de murs et de panneaux d’affichage. Répondant d’une nécessité économique, d’une souplesse d’action, et s’inscrivant dans une histoire de l’agit-prop parfaitement maîtrisée, l’affiche s’offre gratuitement au public, se fétichise ou viralise les lieux et les sociétés que Deller ausculte. S’entremêlent les esthétiques politiques de la dissidence et de la revendication syndicale à celles de la musique post-industrielle britannique, acid house en tête.

Plus qu’une démonstration rebattue du conflit entre cultures hautes et basses (dont la première itération remonte à la célèbre exposition de 1990, High and Low: Modern Art and Popular Culture qui avait invité la B.D., la caricature et le graffiti au MoMA), la rétrospective polyptyque de Jeremy Deller est une analyse fine et sans concession de la politique et de la culture ouvrière britanniques comme des injustices sociales qui découlent d’une gestion brutale du pouvoir. Heureusement teintée d’humour et d’un sens de l’absurde qui fait mouche, elle résonne profondément avec les récentes luttes syndicales qui ont secoué la France au cours de l’année, le peuple vent debout contre le recul de l’âge du départ à la retraite frappant les emplois les plus modestes et pénibles plutôt que les cadres. Elle nourrit une qualité d’attention aux phénomènes liés à la pauvreté et au déclassement qui poussent tantôt au désespoir, tantôt au génie bricoleur. Si l’art de la manifestation n’est pas aussi coloré dans l’Hexagone que dans l’Albion, l’exposition de Deller cultive un tel souci des autres que l’on se prend à mieux regarder et à apprécier les slogans dans les défilés, en attendant les fêtes estivales et leur lot de compétitions et de concours absurdes, plus complexes qu’on ne l’aurait figuré. Un patrimoine de proximité, éphémère, qui prend un sens différent grâce à la magie de Deller.

 


 

Bénédicte Ramade est historienne de l’art, critique d’art et commissaire d’exposition indépendante. Vers un art anthropocène. L’art écologique américain pour prototype, paru aux Presses du réel en septembre 2022, actualise sa thèse de doctorat sur l’art écologique dans une perspective anthropocène. Après dix ans d’expérience dans l’enseignement à l’Université de Paris 1 (Panthéon Sorbonne), elle est chargée de cours en Histoire de l’art à l’Université de Montréal et auprès de l’École des arts visuels et médiatiques à l’UQAM.

Jeremy Deller, The Battle of Orgreave Archive (An Injury to One is an Injury to All), 2001. Anciens mineurs participants le jour de la représentation. Avec l’aimable permission de l’artiste; The Modern Institute/ Toby Webster LTD, Glasgow; Art: Concept, Paris. © Jeremy Deller. Tate Collection. Photo: Parisah Taghizadeh.
Ed Hall, Banderoles, 1984-2023. © Ed Hall et Jeremy Deller.
Ed Hall, banderole Art is Magic, 2023. Avec l’aimable permission The Modern Institute / Toby Webster LTD, Glasgow ; Art: Concept, Paris. © Ed Hall et Jeremy Deller. Photo : Aurélien Mole
Ed Hall, Banderoles, 1984-2023. © Ed Hall et Jeremy Deller. Photo : Aurélien Mole.
Jeremy Deller et Alan Kane, Folk Archive, 1999-2005. Collection British Council. © Jeremy Deller et Alan Kane.
Jeremy Deller et Alan Kane, Folk Archive, 1999-2005. Collection British Council. © Jeremy Deller et Alan Kane.
Jeremy Deller et Alan Kane, Folk Archive, 1999-2005. Collection British Council. © Jeremy Deller et Alan Kane.
Vues de l’ensemble Warning Graphic Content, 1993-2023. Avec l’aimable permission de l’artiste; The Modern Institute / Toby Webster LTD, Glasgow; Art: Concept, Paris. © Jeremy Deller.
Jeremy Deller, The Battle of Orgreave Archive,2001. Avec l’aimable permission de l'artiste; Tate, Londres; The Modern Institute / Toby Webster LTD, Glasgow; Art: Concept, Paris © Jeremy Deller. Photo : Aurélien Mole.