Maxence Croteau

Étienne Tremblay-Tardif, Société-écran

Galerie R3
Université du Québec à Trois-Rivières
25 janvier — 16 mars 2024

Dans sa plus récente exposition individuelle présentée à la Galerie R3 de l’Université du Québec à Trois-Rivières du 25 janvier au 16 mars 2024, l’artiste-chercheur Étienne Tremblay-Tardif propose un trait d’union liant écran et société. Approfondissant, depuis plusieurs années, une pratique où régimes de visualité, structures institutionnelles et techniques de l’image s’entremêlent, Tremblay-Tardif montre, dans cette exposition titrée Société-écran, un vaste corpus d’œuvres dont la production s’échelonne depuis 2013.

Décrier aujourd’hui la numérisation quasi totale des dimensions de nos existences en soulignant, corollairement, l’artificialisation des écosystèmes et l’effondrement du vivant résonne, la plupart du temps, comme un truisme sans écho qui absorbe autant les velléités individuelles que les meilleures initiatives collectives aspirant à du changement « pour le mieux ». Difficile de se garder contre la puissance d’apathie écrasante exercée par ce vide anéchoïque. Dans ce contexte, les interactions sociales se jouent et se rabattent essentiellement sur des interfaces. Autant nous nous concevons aisément comme des acteurs dotés d’une certaine agentivité en leur sein, autant celles-ci agissent en retour sur nous-mêmes, ou dit autrement, ces interfaces nous « agissent » autant que nous agissons en elles. Confortablement interisolés dans une connectivité couvrant presque tout l’écoumène, nos formes d’absences au monde s’unissent dans un réseau web à la fois inextricable, indécidable et innommable. Peu à peu, l’écran devient la forme même de nos vies, la forme de société qui nous échoit. 

En dépit du fait que les œuvres présentées n’abordent pas nécessairement la notion d’écran sous sa forme spécifiquement numérique, elles parviennent à incarner une grande part de l’ambivalence insoluble et de la complexité indémêlable de nos vies quotidiennes. En traitant les caractères à la fois informatifs et décoratifs propres à l’écran, l’artiste déploie des surfaces imprimées qui dénotent les enjeux de lisibilité, d’intelligibilité et de visibilité qui innervent aujourd’hui nos régimes d’informations. D’emblée, en arrivant sur place à la Galerie R3, nous voyons les grandes vitrines frontales qui sont dissimulées et révélées par des journaux qui les maculent. Du côté intérieur de la galerie, les pages de ces journaux sont surimprimées par des bandes qui cachent, soulignent et surlignent les contenus des articles écrits. Encrés par les mêmes motifs, des morceaux de tissus mi-langes, mi-draps sont accrochés sur une main-courante longeant l’un des murs de la galerie. Certains semblent être des carrés de soie (items de mode) qu’on peut arborer. En dépit du fait qu’ils nous apparaissent moins familiers par la grande densité d’encrages les ornant, tous les objets de l’exposition dégagent un raffinement apaisant qui fait respirer la spaciosité claire du lieu. Il y règne une sorte d’asepsie élégante qui fait boutique avec des lacis surimprimés, des trames matricées et des ratures prolifères. À la fois vaste, immersif et précisément investi, l’espace de la salle évoque un lieu de commerce épuré où les seules transactions s’exauçant sont celles de la lumière du jour qui vient y abonder. 

Les œuvres présentées nous rappellent le caractère éminemment matériel partagé par les différentes cultures visuelles et informatives qui s’échangent notre attention. Certaines sont accrochées au toit, se laissant pendre en grands pans de toiles imprimés où l’on sent, par la succession régulière de barres horizontales à intervalles réguliers couvrant la surface, une sorte de trame qui serait un corps de texte noirci et caviardé tout au long. Parmi des luminaires, un plexiglas rétroéclairé, des tableaux tendus, on devine des textes si méthodiquement et si parfaitement rayés qu’il n’est plus que leurs larges biffures. Allant de contours signalétiques à des silhouettes de lettres, les bandes prennent des formes variées qui font trébucher notre attention et osciller notre lecture d’une échelle à une autre. L’œil s’essaye, curieux, nerveux, puis ravi qu’un morceau nous laisse le lire. C’est un titre qu’on lit dans la trouée d’un guillemet français surdimensionné. Ce sont aussi des nouvelles ici et là, déjà tombées dans la poussière de leur désuétude instantanée. Les multiples couches d’impressions se déclinent en plusieurs échelles de grandeur et de lisibilité. Ainsi les œuvres renvoient à notre attention des écrans en tant qu’entités plurivoques, pouvant être perçues comme les surfaces d’arrêt d’un rayonnement, comme surfaces servant à dissimuler ou encore comme surfaces irradiantes traversées par des projections. Les écrans nous brouillent et nous font parfois perdre jusqu’à l’intelligibilité des mots et des lettres. C’est l’information même qui fait écran. Suivant une logique contemporaine, personnaliste des régimes d’attention, l’information se déploie de plus en plus comme un produit suivant ce qui est a priori demandé par les usager·ère·s. Autrement dit, les interfaces et les relais médiatiques prennent la forme d’un magasin où l’offre d’informations s’indexe de plus en plus à la forme personnalisée de la demande. Dans un recul rendu visible et possible par la mise en perspective généreuse déployée à même l’espace de la galerie, l’exposition de Tremblay-Tardif révèle une forme d’illisibilité foisonnante des informations médiatiques ainsi placées en concomitance. Graphiquement traduite par des rayures, des jeux d’échelles et des superpositions contaminantes, cette illisibilité d’informations peut s’interpréter comme une méfiance critique envers les relais médiatiques de la société.

Flexibilisée, surabondante et neutralisée dans une pléthore personnaliste, l’information circule instantanément ainsi qu’un pétrole ayant mauvaise presse et qui, pourtant, est produit plus abondamment que jamais. L’information devient elle-même un médium qui n’a plus vocation à transmettre un message. Il n’est pas question de trancher sur ce que certains appellent une « infodémie»1 dans laquelle, l’information régnant partout, il n’y aurait plus de savoir. L’exposition Société-écran d’Étienne Tremblay-Tardif fait autrement, elle invite plutôt à savoir ne plus savoir, à savoir se sortir de l’insensibilité des informations qui nous isolent plutôt que de contribuer à nous désindividualiser. Il y a peut-être aussi, dans son travail, une certaine invitation à préserver cette part d’opacité irréductible dont parlait Édouard Glissant, cette opacité qui, en nous, fait écran.

1Surabondance d’informations, de véracité très variable, concernant un problème d’ordre public et particulièrement d’actualité, qui entrave sa résolution en empêchant la population générale de trouver des informations fiables et d’agir en conséquence. (Office Québécois de la langue française, 2020, Grand dictionnaire terminologique, définition récupérée le 28 mars 2024)

 


Né à Tingwick, Maxence Croteau est un artiste travaillant le dessin, l’écriture et la rephotographie. Diplômé d’une maîtrise en arts visuels et médiatiques de l’Université du Québec à Montréal (2023), il vit et travaille aujourd’hui à Tiohtià:ke/Montréal.

Étienne Tremblay-Tardif, Société-écran, vue de l’exposition, 2024, Galerie R3, Trois-Rivières. Photo : Gabrielle Lagacé.
Étienne Tremblay-Tardif, Société-écran, vue de l’exposition, 2024, Galerie R3, Trois-Rivières. Photo : Gabrielle Lagacé.
Étienne Tremblay-Tardif, Société-écran, vue de l’exposition, 2024, Galerie R3, Trois-Rivières. Photo : Étienne Boisvert.
Étienne Tremblay-Tardif, Société-écran, vue de l’exposition, 2024, Galerie R3, Trois-Rivières. Photo : Étienne Boisvert.
Étienne Tremblay-Tardif, Société-écran, vue de l’exposition, 2024, Galerie R3, Trois-Rivières. Photo : Étienne Boisvert.
Étienne Tremblay-Tardif, Société-écran, vue de l’exposition, 2024, Galerie R3, Trois-Rivières. Photo : Étienne Tremblay-Tardif.
Étienne Tremblay-Tardif, Société-écran, vue de l’exposition, 2024, Galerie R3, Trois-Rivières. Photo : Étienne Tremblay-Tardif.
Étienne Tremblay-Tardif, Société-écran, vue de l’exposition, 2024, Galerie R3, Trois-Rivières. Photo : Étienne Tremblay-Tardif.
Étienne Tremblay-Tardif, Société-écran, vue de l’exposition, 2024, Galerie R3, Trois-Rivières. Photo : Étienne Tremblay-Tardif.
Étienne Tremblay-Tardif, Société-écran, vue de l’exposition, 2024, Galerie R3, Trois-Rivières. Photo : Étienne Tremblay-Tardif.