Nathalie Bachand
N° 124 - hiver 2020

Et si l’intelligence n’existait pas ?

Et si l’intelligence n’existait tout simplement pas – qu’elle soit naturelle ou artificielle ? C’est une question qu’il est tentant de poser vu l’état du monde : la machine capitaliste hors de contrôle, le climat en déroute, le déséquilibre généralisé d’un bout à l’autre du globe, les inégalités sociales et économiques. La bêtise naturelle est un fait avéré qu’il serait rassurant – à ce stade-ci – de contrebalancer par une intelligence artificielle, réelle. Là réside une part du problème : ce que l’on nomme intelligence artificielle, ou IA, ne possède, en vérité, que bien peu d’intelligence. L’IA est un package marketing dont personne n’est prêt à faire l’économie : c’est, d’une part, beaucoup trop lucratif et, d’autre part, l’élément fort du fantasme homme-machine qui habite depuis si longtemps l’humanité. De quoi parlons-nous alors ?

Moins séduisant, l’apprentissage machine (machine learning ou deep learning) – rendu possible grâce à des réseaux de neurones artificiels (ANNs, artificial neural networks), dont font partie les GANs (generative adversarial networks, ou réseaux antagonistes génératifs) – correspond cependant beaucoup mieux à la réalité. Ce type d’algorithme1 génératif dit « d’apprentissage non supervisé » – donc porteur d’un relatif niveau d’autonomie – fonctionne comme une personnalité double constituée d’un générateur et d’un adversaire. Il s’agit de deux réseaux qui s’affrontent à travers une joute où le premier génère ou sélectionne un échantillon (à partir d’une base de données choisie dont nous alimentons le réseau) que le second tente d’identifier comme réel ou généré. Lorsque l’image générée est acceptée et que l’adversaire l’évalue crédible, cela marque un avancement de l’apprentissage recherché et signifie, du même coup, qu’elle-même mérite d’être considérée comme faisant partie de l’échantillon de base d’images réelles – de là s’enchaîne le processus d’hybridation entre le réel et le généré. De cet échange en allers-retours résulte une forme d’apprentissage semi-autonome qui permet à l’algorithme de générer du contenu. Le générateur génère, mais peut-on parler de création ? Avec les GANs comme outils, on identifie maintenant le GANisme comme étant un courant artistique – le terme aurait été inventé par François Chollet, un chercheur en IA.

L’IA est l’habillage idéologique du GAN : c’est une spéculation sur son potentiel algorithmique, une projection vers un avenir fantasmé. Le fantasme de la perte d’autorité, comme je l’ai déjà suggéré ailleurs2, nous parle de ce à quoi nous sommes prêts à renoncer au nom d’une libération du poids de la responsabilité humaine et, également, d’un désir plus grand que soi, d’un appel du sublime qui se traduit, depuis déjà longtemps, en une croyance en dieu chapeautant de nombreuses sociétés. Qu’une intelligence non humaine puisse éventuellement exercer un certain contrôle est une idée qui nous excite et nous inquiète tout à la fois : cette polarité irrationnelle et émotive est un puissant stimulant qui pousse à la recherche comme à la création. À la fois sujet et matériau, l’IA en art est actuellement la source d’un corpus d’oeuvres qui questionnent avec pertinence le monde dans lequel nous vivons, qu’il s’agisse de nouvelles fonctionnalités telles que les véhicules autonomes; d’antifonctionnalités sous forme d’applications mobiles permettant de redécouvrir son environnement; d’imaginer de nouveaux environnements virtuels grâce aux algorithmes; de s’interroger sur le futur de ces environnements potentiels; de voir comment on peut cohabiter et cocréer avec ces entités nommées algorithmes et comment on peut – ultimement – coexister avec elles.

L’artiste montréalais François Quévillon a exploré récemment la question des véhicules autonomes à travers une série d’oeuvres créées à l’aide de caméras embarquées que l’on retrouve désormais sur presque tous nos véhicules. Les fonctionnalités de ces caméras vont bien au-delà du regard de conducteur automatisé qu’elles posent sur la route. Déjà, elles ne font pas que voir, elles mémorisent, elles enregistrent, elles surveillent et, si connectées, elles peuvent transmettre ce qu’elles observent. Les performances de leurs algorithmes ont cependant démontré que nous sommes en droit de nous méfier de leur compétence3, à moins que nous leur donnions le droit à l’erreur ? Des oeuvres comme Cartographie de l’incertitude machine (2019) ou Voiture sans conducteur dans l’au-delà (2017) de Quévillon investiguent ce caractère équivoque du jugement des machines, elles nous transmettent le regard biaisé de l’algorithme – pour le meilleur et pour le pire. Perçu comme péjoratif, le biais peut aussi être un moteur d’expérience positive. En architecture, un biais est une oblique par rapport à une direction principale. Alors que Google Maps nous indique un trajet optimal en terme de durée, une oeuvre-application telle que ALT.PATH (2017) de l’artiste montréalaise Sam Bourgault suggère de considérer l’optimisation sous un autre angle et de laisser l’algorithme nous guider vers une trajectoire alternative invitant à la découverte et à la conscientisation de son environnement. Qu’aurait pensé Guy Debord des aléas assistés d’une dérive algorithmique ?

D’une nouvelle trajectoire vers un nouveau monde, nous ne sommes qu’à quelques infrastructures près, réelles ou virtuelles. Le monde parallèle que peut engendrer une IA – comme dans l’installation Terre Seconde (2019) de Grégory Chatonsky – n’est cependant jamais autre chose qu’un assemblage de données. Cela demeure une interprétation théorique et incertaine du monde actuel, pour le moment du moins. Si nous nous autorisions à imaginer que le réseau de neurones artificiel à l’origine de cette « imagination artificielle », selon les termes de Chatonsky, puisse en venir à se concevoir lui-même – cette fameuse conscience fantasmée de l’IA – il faudrait peut-être également anticiper sa participation à nos sociétés. Le film CGI Geomancer (2017), réalisé par l’artiste germano-britannique Lawrence Lek, explore cette problématique où une IA prend conscience de son existence, de sa potentielle liberté et de sa capacité de création. Elle souhaite même devenir artiste – la toute première artiste IA –, mais pour cela, elle doit s’affranchir de ses origines militaires. Cette quête existentielle d’une IA n’est, pour le moment, qu’une fable morale futuriste; or, l’IA c’est aussi « l’autre ». Elle incarne l’altérité désincarnée dans ce qu’elle a de plus étranger : l’extraterrestre technologique né des entrailles de l’univers numérique, cette matière de 0 et de 1 dont nous ne pouvons plus nous passer, qui désormais nous complète à la manière dont les contraires s’attirent. De fait, elle ouvre tout naturellement sur des récits et des questionnements éthiques.

Ces récits, cependant, sont les nôtres. La fiction que génère l’IA procède d’une logique bien moins narrative, moins spectaculaire aussi. Le texte génératif est largement exploré dans les pratiques artistiques qui intègrent le travail avec les algorithmes : le réseau de neurones artificiel devient-il alors un cocréateur auteur ? Dans certains milieux, « imagination augmentée » et « créativité augmentée » sont des termes qui ont cours, et ce fait n’est pas spécialement récent4. Un projet tel que ReRites – Human + AI Poetry (2019), de l’artiste montréalais David Jhave Johnston, repose justement sur une telle « collaboration ». Après avoir nourri un réseau de neurones de différents corpus littéraires, allant de la poésie à des articles scientifiques, des essais philosophiques ou des paroles de musique pop, c’est plus de 4400 pages de poésie qui ont été générées en une année. Puis, à partir de blocs textuels bruts, l’artiste a sculpté – selon ses propres termes – la matière issue du générateur algorithmique.

En résulte une collection de douze recueils de poésie « assistée » – un par mois – témoignant d’une année entière de coécriture. Mais celle-ci advient-elle avec l’IA – avec l’alien, l’autre – ou bien, au final, avec soi-même ? Semblablement à ReRites, l’oeuvre de poésie générative Evolution5 (2013-2014) de l’artiste suédois Johannes Heldén, en collaboration avec Håkan Jonson, est un système en ligne, alimenté et entraîné sur du contenu textuel afin de générer de nouveaux contenus. À la différence, les données d’apprentissage sont exclusivement les créations, textes et oeuvres sonores de Heldén. La poésie générative qui en ressort consiste ainsi en une émulation du style de l’artiste. L’espace-temps du calcul algorithmique devient-il une forme d’extension de la pensée de l’artiste ? Un alter ego semi-autonome de l’auteur ?

Cette capacité d’émulation est-elle en mesure de créer du lien ? L’empathie est un miroir émotionnel devant lequel nous sommes redonnés à nous-mêmes; puis, retourné vers l’autre, c’est une boucle de réciprocité. Co(AI)xistence (2017), une installation vidéo de l’artiste française Justine Emard, suggère qu’une interaction simple, telle que celle d’un danseur et d’une IA en phase d’apprentissage, peut constituer une relation où, malgré des intelligences et des langages différents, une forme de partage peut néanmoins advenir. Par processus d’apprentissage profond (Deep Learning), les algorithmes qui animent le robot présent dans la vidéo Co(AI)xistence parviennent à raffiner son langage corporel : les données collectées par son système de vision par ordinateur, notamment, sont traitées à travers un réseau de neurones artificiel puis retransmis vers la machine humanoïde. C’est sans étonnement que nous constaterons que cette entreprise d’apprentissage algorithmique est en partie construite à l’image de notre propre processus d’apprentissage, c’est-à-dire à travers une forme de mimèsis. Cette impressionnante aptitude d’émulation de l’informatique soulève, depuis déjà longtemps, des interrogations sur la relation entre la programmation et notre propre mécanique de fonctionnement – comme le suggèrent, notamment, les théories computationnalistes. Après tout, l’ADN ne présente-t-il pas des affinités évidentes avec un programme informatique et ses données ?

Tout naturellement, nous créons de l’artificiel sur la base de ce qui nous est propre : un réseau de neurones artificiel a été construit à l’image d’un réseau de neurones naturel. Nous le savons : nous n’inventons pas à partir du néant. Cependant, il existe bien une part d’inconnu : le cerveau possède sa propre boîte noire où « quelque chose » nous échappe et semble insaisissable. Mais se pourrait-il que nous fassions fausse route et qu’il n’y ait là aucune profondeur réelle ? Et si, en effet, nous avions tendance à créer les objets du monde à notre image, comme c’est le cas avec l’IA, cela pourrait-il signifier – à travers une logique de rétro-ingénierie – que nous nous méprenons sur notre propre fonctionnement ? Imaginons un instant que nous soyons l’incarnation biologique d’un système d’apprentissage machine et de traitement de données dont la seule force de calcul puisse procurer l’illusion de la pensée6. Il faudra alors se demander si la « pensée » est réellement ce que nous pensons qu’elle est et, possiblement, reconsidérer la perception que nous avons denotre propre intelligence – peut-être, au final, inexistante.

 

1 Un algorithme est une suite d’opérations permettant de résoudre un problème ciblé; on peut aussi le comprendre comme une méthode de calcul.

2 Nathalie Bachand, « L’IA et le génératif en art : Fantasmer la perte d’autorité », magazine du Goethe-Institut, dossier Posthumanisme (novembre 2018). [En ligne] : https://bit.ly/2sMUNnw.

3 Aarian Marshall, « False Positives: Self-Driving Cars and the Agony of Knowing What Matters ». [En ligne] : https://bit.ly/2SN6rcG.

4 Jonah Wilberg, The Augmented Imagination Project, 21 septembre 2014. [En ligne] : https://bit.ly/36xn54p.

5 Johannes Heldén et Håkan Jonson, voir http://www.textevolution.net/.

6 Voir https://bit.ly/35kuDG3.


 

Nathalie Bachand est autrice et commissaire indépendante. Elle s’intéresse aux problématiques du numérique et à ses conditions d’émergence dans l’art contemporain. Récemment, elle a été commissaire de l’oeuvre interactive Seuils de Michel de Broin dans l’espace Âjagemô du Conseil des arts du Canada; son exposition The Dead Web – La fin a été produite par Molior en Europe : au Mirage Festival, à Lyon, et au Mapping Festival à Genève. Elle est actuellement co-commissaire pour le festival Espace [IM] Média 2019 du Centre en art actuel Sporobole.

 

 

Justine Emard, Co(AI)xistence, 2017. Installation vidéo, 12 min. Avec Mirai Moriyama & Alter (développé par Ishiguro Lab, Université d’Osaka et Ikegami Lab, Université de Tokyo). © Justine Emard/SOCAN (2019).
François Quévillon, Voiture sans conducteur dans l’au-delà,2017. Épreuve numérique sur papier archive, 90 x 77 x 3 cm. Photo : avec l’aimable permission de l’artiste.
Johannes Heldén et Håkan Jonson, Evolution (AI), 2013-2014. Photo : avec l’aimable permission des artistes.
Lawrence Lek, Geomancer, 2017. Film CGI (images générées par ordinateur). Avec l’aimable permission de l’artiste et de Sadie Coles HQ, Londres.
David Jhave Johnston, ReRites, 2019. Vue de l’installation, Anteism Books, Montréal. Photo : avec l’aimable permission de l’artiste.