Oli Sorenson

Éric Lamontagne, Sous le vernis

CIRCA art actuel
Montréal
14 mai –
23 juin 2022

Éric Lamontagne interroge le dialogue interne propre à l’expérience humaine entre la perception des sens et la cognition des signes, une interaction essentielle pour saisir le monde dans lequel nos corps sont immergés. Ce questionnement devient indispensable à l’articulation de sa pratique et particulièrement aux enjeux de sa plus récente exposition, au point que cette symbiose entre perception et cognition vienne à constituer le sujet central de son projet solo. Déjà par son titre, Sous le vernis, l’artiste prévient son auditoire de scruter plus profondément les surfaces léchées de cette installation immersive et performative, déconstruisant les codes illusionnistes de la peinture.

Avant même de se rendre à cette exposition, certains ont reçu un carton d’invitation par la poste, sans doute en souvenir d’une pratique presque oubliée, avant l’adoption quasi universelle des réseaux sociaux pour envoyer nos communiqués de presse et RSVP. Tous les détails de cette invitation postée adoptent un sens figuré : l’enveloppe représente un porte-document de courrier interne contenant un carton-chemise sur lequel est imprimé un trombone tenant une longue lettre dactylographiée et une image de photomaton. L’invitation se convertit en chasse au trésor qui ne cède ses joyaux (les dates et le lieu de l’exposition enfouis dans le texte) qu’après une enquête minutieuse de son contenu.

La petite salle du centre CIRCA est effectivement transformée par Lamontagne en une antichambre où le temps s’arrête et où l’espace se referme sur lui-même — un microcosme couvert de canevas peint sur tous les murs, le plancher, les meubles et leurs accessoires. L’espace représentationnel du tableau — quoique statique — envahit ici l’empire des objets, pour confondre l’état de ce lieu, à cheval sur le seuil du concret au figuré. L’intervention généreuse de l’artiste semble quasiment baroque tant cette pièce est parsemée de cabinets de curiosité, de memento mori, de raccourcissements optiques et d’ombres portées. En balayant du regard les meubles de cette pièce étroite, les perspectives d’un fauteuil, d’une table et d’une lampe sur pied se contredisent avec leurs points de fuite autonomes qui souvent aplatissent un objet alors qu’un autre se module en volume sous nos yeux, suivant nos déplacements dans ce bel enclos. Ici, la bibliothèque illustre particulièrement bien ce constat, exécuté sur un cube de canevas en extrusion des cimaises de la pièce, mais dont la perspective s’enfonce dans le même cube si elle est perçue de façon frontale. Quelques livres s’échappent de leurs tablettes en chute libre, mais ceux-ci ne toucheront jamais le sol. Ainsi, ce tableau-meuble dénonce l’arrêt sur image de la peinture qui, sous le pinceau de l’artiste, exerce une maitrise totale de son optique, mais renonce à la faculté de mouvement actuel.

En entrant dans ce huis clos, le spectateur se trouve subitement accompagné d’un performeur engagé par l’artiste, survenu d’une porte secrète aussi constituée d’un faux cadre et de toile peinte. Ce personnage en chair et en os bouleverse l’installation de Lamontagne, la transforme en « happening » puisque notre contemplation solitaire d’un tableau immersif glisse soudainement vers une tout autre expérience esthétique, celle d’une performance qui transgresse notre espace vital par la présence d’un étranger dans une pièce déjà restreinte. De surcroît, ce protagoniste sollicite poliment notre engagement avec des questions capricieuses et partage ses anecdotes aléatoires au sujet de mirages et d’autres visions infidèles, pour orienter notre regard, et forcer notre jugement à choisir : il faut soit valider comme œuvres ou invalider comme accessoires de théâtre les multiples chimères de cette installation peinte. Mais sous son chapeau de détective privé des années cinquante, son habit hérité d’une brocante et sa cigarette éteinte, faite aussi de canevas, force est de constater que ce comédien fait partie intégrante d’un vaste marché de subterfuges, offert à l’étalage des ruses de l’artiste.

Au-delà du fait de concevoir l’image tel un passager clandestin du réel, Sous le vernis établit plutôt une nouvelle familiarité entre ces deux pôles, réduisant la distance entre les gestes de présentation et de représentation. Partant d’une mise-en-scène performée sur la peinture, encadrée de quatre cimaises, l’artiste invite surtout à réfléchir sur ce plaisir de tromper l’œil et l’esprit, sur cette suspension temporaire d’incrédulité menant au partage d’un imaginaire entre créateur et observateur. La virtuosité technique et conceptuelle du peintre oblige, bien sûr, à réévaluer les limites du tableau et de son sujet figuré alors qu’on se demande qui a pu vraiment tomber dans le panneau. Qui s’est assis par erreur sur un fauteuil/tableau ou a confondu le comédien pour un non-performeur ? Sans doute personne. Avec l’exposition Sous le vernis, de Lamontagne, on trouve au contraire une satisfaction issue de cet échec du plagiaire, un agrément qui persiste après que le faux abandonne sa supercherie de prendre la place du vrai. Suivant un aperçu de copies voulant dissimuler un original vient ici la découverte d’images qui, à leur manière, défendent bien leur place dans le domaine du réel.


Oli Sorenson est artiste et critique d’art indépendant, écrivant principalement pour des revues d’art canadiennes. En 2017, il complète une thèse de doctorat à l’Université Concordia intitulée « Les conditions matérielles de l’art immatériel ». Depuis il s’intéresse particulièrement aux liens entre l’art conceptuel, relationnel, le post-internet et la création NFT, et partage les fruits de ses recherches en participant à des conférences internationales à ce sujet.

 

Éric Lamontagne, Sous le vernis, 2022. Vue de l’exposition. Photo : Jean-Michael Seminaro.
Éric Lamontagne, Sous le vernis, 2022. Vue de l’exposition. Photo : Jean-Michael Seminaro.
Éric Lamontagne, Sous le vernis, 2022. Vue de l’exposition. Photo : Jean-Michael Seminaro.
Éric Lamontagne, Sous le vernis, 2022. Vue de l’exposition. Photo : Jean-Michael Seminaro.
Éric Lamontagne, Sous le vernis, 2022. Vue de l’exposition. Photo : Jean-Michael Seminaro.
Éric Lamontagne, Sous le vernis, 2022. Vue de l’exposition. Photo : Jean-Michael Seminaro.