Audrey Limoges

Corps sensibles : cartographier l’intime

Fais-moi l’art
Montréal
2 - 22 décembre 2023

Visiter Corps sensible : cartographier l’intime, c’est prendre le temps de s’immerger dans un espace de confidences aux multiples facettes, rempli de douceur et de sensibilité, mais aussi de douleurs et de doutes. La commissaire Virginie Brunet-Asselin nous propose une incursion, non seulement dans les confidences de ces femmes artistes, mais dans un lieu bienveillant où nous devenons témoins de la rencontre de leur mondes intérieurs. L’agencement des œuvres de Rosalie Gamache, Maude Corriveau, Rihab Essayh, Isabelle Guimond et Marie-Claude Lacroix nous offre une poétique visuelle racontant l’intimité depuis la perspective unique de chacune d’elles. L’exposition permet aux spectateur·trice·s d’expérimenter un female gaze sans gêne ni complaisance sur des enjeux tels que l’érotisme, les liens affectifs, la sororité, la maternité et le deuil en rapport au corps.

Présentées sans cartel, les toiles sont exposées dans ce qui constitue le salon double d’un ancien appartement reconverti pour les besoins de l’OSBL Fais-moi l’Art, dont le mandat consiste à diffuser, à promouvoir et à accompagner la professionnalisation d’artistes émergent·e·s. Cet environnement familier et chaleureux renforce l’expérience d’intimité ressentie par les spectateur·trice·s.

La chambre jaune (2022) d’Isabelle Guimond fait écho à cette atmosphère par son évocation de la sphère domestique. Cette toile de grand format représente une fenêtre dans ce qui semble une chambre à coucher par la présence d’un duvet en pagaille dans le bas de l’œuvre. Réalisée en camaïeu d’un jaune pastel, l’œuvre offre une douce luminosité transperçant le voilage de la fenêtre. Ce rapport au tissu, à sa transparence, se retrouve aussi dans Ghost (part 4) (2023) de Marie-Claude Lacroix, qui se trouve à l’encoignure de celle de Guimond. Alors que la première toile fait partie d’une réflexion de l’artiste sur sa nouvelle relation au temps en tant que mère, Lacroix explore la complexité des émotions qui surgissent en lien avec le deuil. Jouant à la frontière de la figuration et de l’abstraction, elle propose des œuvres fascinantes, attirantes et parfois repoussantes, tel Tendres membranes (part 3) (2022), présentée sur le mur d’en face. L’aspect viscéral de celle-ci se trouve exacerbé par une texture visqueuse recouvrant ce qui ressemble à des chairs suturées. Sur la cloison en coin et en dialogue avec cette œuvre aux teintes froides, on ressent une chaleur contrastante qui émane des Corps cambrés (2023) de Rosalie Gamache.

Cette artiste adopte une approche queer de la représentation de la sexualité en brouillant notre lecture des codes corporels classiques. On retrouve les deux mêmes personnes, dans les trois œuvres, dans des poses fluides d’instants évanescents. Une épaisse couche d’une matière indéterminée dissimule les corps des deux modèles tout en exhibant les vestiges des contacts entre eux. Dans cette matière et ces corps se matérialise une trace physique qui fait écho au ressenti sensoriel et émotif des spectateur·trice·s. Son approche classique de la peinture à l’huile s’harmonise naturellement avec la modernité de son sujet, livrant des images puissantes et hypnotisantes.

Le tissu des premières œuvres de l’espace d’exposition revient sous d’autres formes dans celles de Maude Corriveau et Rihab Essayh. Les aquarelles éthérées d’Essayh s’inscrivent dans son approche féministe et décoloniale d’une figuration d’un avenir diasporique. Sorority of five (2022) est une allégorisation de ses amies, vêtues de tenues vaporeuses et translucides rappelant les représentations de déesses anciennes, mais agencées d’accessoires leur donnant une esthétique futuriste. L’artiste les élève ainsi au rang de saintes incarnant douceur et compassion, ces capacités empathiques propres à la sororité et nécessaires à son maintien. Dans Glove of Soft Power 2 et 3 (2022), Essayh reprend les gants que portent les femmes dans sa première œuvre comme métaphore d’une reprise de pouvoir et de contrôle.

On retrouve aussi le motif du gant dans le travail de Maude Corriveau, en plus de celui de la draperie, mais son approche s’inscrit dans une modernisation de ces motifs artistiques classiques. Dans son œuvre Mue II (2023), nous ne pouvons que deviner la présence d’une personne, dont on voit seulement qu’elle est en train de retirer un gant. Celui-ci symbolise la frontière entre le privé et l’intime, non seulement en lien avec le corps, mais en outre dans notre usage des réseaux sociaux. L’utilisation de couleurs riches, de contrastes vibrants et d’une grande saturation livre un rendu évoquant le numérique et questionne notre rapport à l’image se situant entre le factice et le réel, l’authenticité et l’artificiel.

Pour finir cette incursion, nous revenons à une autre version de la chambre de Guimond, La chambre claire (2022-23), positionnée sur le même mur, à gauche d’un autoportrait, intitulé Instantané 5 (2023). Sur le mur d’en face sont disposés trois autres autoportraits de la série Instantané. La chambre a pris des teintes grises, le lit est fait, l’espace semble s’évaporer sous nos yeux. Guimond juxtapose ici une plus petite image rectangulaire et bien délimitée de sa propre main. Celle-ci partage des teintes identiques à ses autoportraits et contraste avec le reste de la toile tant au niveau des couleurs que de la perspective. Sa touche vaporeuse adoucit la représentation de sa fatigue émotionnelle et physique tout en restant poignante.

À l’occasion de la seconde édition de Pictura, la commissaire Virginie Brunet-Asselin a su composer une exposition intime, tant au niveau du sujet que de l’espace choisi, pour positionner ces œuvres entre elles. Ces rencontres esthétiques et intimistes aménagent des lieux inclusifs favorisant une introspection personnelle et une réflexion collective à propos de la vulnérabilité et du courage nécessaire pour entrer en contact les un·e·s avec les autres.

 


 

Audrey Limoges est étudiante à la maîtrise en histoire de l’art avec une concentration en études féministes à l’Université du Québec à Montréal (UQAM). Elle s’intéresse aux stratégies de représentation des corps par les artistes féministes et queers dans des contextes de revendications militantes.

Vu d'ensemble de l'exposition. Photo : Rosalie Gamache.
Rosalie Gamache, Foulées, 2023 et Maude Corriveau, Horizon plié II, 2023. Photo : Rosalie Gamache.
Vu d'ensemble de l'exposition. Photo : Rosalie Gamache.
Vu d'ensemble de l'exposition. Photo : Rosalie Gamache.
Rosalie Gamache, Corps cambrés, 2023 et Marie-Claude Lacroix, Tendres membranes (part 3), 2022. Photo : Rosalie Gamache.
Isabelle Guimond, Instantané 1, 2 et 3, 2023. Photo : Rosalie Gamache.
Isabelle Guimond, La chambre claire, 2022-2023 et Instantané 5, 2023. Photo : Rosalie Gamache.
Marie-Claude Lacroix, Ghosts (part 4), 2023 et Isabelle Guimond, La chambre jaune, 2022. Photo : Rosalie Gamache
Rosalie Gamache, Sillons, 2023 et Rihab Essayh, Glove of Soft Power 2, 2022. Photo : Rosalie Gamache.