Julien St-Georges Tremblay

Chaînes de montage d’œuvres : entretien avec Morgan Legaré

À l’occasion des six années d’existence de l’organisme ARTCH, Julien St-Georges Tremblay s’entretient avec Morgan Legaré. Natif de Trois-Rivières, Legaré vit et travaille à Tiohtià:ke/Montréal. À travers ses plus récents travaux, l’artiste s’intéresse aux mécanismes bilatéraux entre l’automatisation et le contrôle. Véritable spécialisation en contrôle industriel, l’automatisation constitue un procédé visant à accroître la rentabilité ainsi qu’à garantir la quantité — et la qualité — de production au moyen de technologies avancées. Selon les rouages de ces systèmes techniques, l’artiste crée de façon contre-productive avec un logiciel d’exploration 3D afin de contester des pratiques déshumanisées par l’automation.

 

Julien St-Georges Tremblay   Avant de participer à la 5e édition ARTCH 2022, comment percevais-tu leur programme ayant pour mission d’accompagner les artistes émergent·e·s dans leurs premières étapes de professionnalisation ?

Morgan Legaré   Au sein de mon cercle d’ami·e·s, le programme est devenu, avec les années, un rite de passage. En étant tou·te·s issu·e·s de la scène émergente en arts visuels, ARTCH nous est apparu comme l’une des rares possibilités d’avoir un projet d’envergure professionnelle à Montréal. L’équipe offre un cadre d’expérimentation avec peu de contraintes créatives, qui laisse un maximum de liberté aux artistes. C’est un apport majeur en début de carrière que de créer dans un environnement aussi flexible.

Il faut aussi dire que je n’ai pas complété mon baccalauréat. Excepté mon cercle d’ami·e·s, j’avais un réseau de contacts qui restait à développer. Être accepté dans une cohorte ARTCH s’avère une chance de faire partie d’une communauté. Un an après mon expérience, je reste époustouflé par le dévouement de l’équipe d’ARTCH envers les artistes de la relève !

JSGT Une exposition extérieure peut paraître intimidante ou déstabilisante comme contexte. Comment as-tu occupé, et vécu, ton kiosque ?

ML J’aurais pu occuper le kiosque comme dans une foire marchande avec des œuvres exposées, mais ma pratique se définit par l’installation. Puisque le site d’ARTCH se trouvait à l’extérieur, j’ai construit un espace traduisant ma fascination pour le domaine industriel qui traverse ma pratique. J’avais en tête de créer une expérience immersive composée de profils en aluminium (habituellement employés dans des chaînes de montage) assemblés en une structure en « L ». Sur cette armature, qui occupait tout mon kiosque, j’ai accroché des impressions numériques montrant d’autres combinaisons possibles avec les barres métalliques.

Cette installation devait être montée et démontée chaque jour, comme les kiosques de tou·te·s mes collègues. Ce fut six journées intenses puisqu’après le montage, il fallait rester disponible pour les questions des passant·e·s en plein centre-ville de Montréal. En étant une vingtaine d’artistes réuni·e·s, des liens forts se sont formés rapidement. J’avais vraiment l’impression d’être dans un boot camp des arts visuels ! On avait un coffee club sur l’un des bancs du parc pour prendre des pauses et discuter tout en ayant un œil sur les kiosques. Les conversations revenaient souvent à nos interactions avec le public qui était composé majoritairement de travailleur·euse·s dans leur quotidien.

JSGT   Vous deviez tou·te·s parler avec une grande variété de personnes. Quels types d’échanges as-tu eus ?

ML  Ces discussions m’ont confronté à mon travail qui peut paraître très nébuleux pour un public fréquentant moins souvent les centres d’artistes. Rapidement, j’ai constaté à quel point ça valait la peine d’être patient pour expliquer de manière concise ce qui m’anime afin d’éclairer les aspects abstraits de ma pratique. Mes échanges les plus riches ont d’ailleurs été avec des gens qui ne se considéraient pas comme des « connaisseur·euse·s » et qui témoignaient les plus grands signes d’intérêt ! À partir de leurs questions, j’ai pu détailler des facettes de ma pratique en profondeur. Ce sont des moments qui m’ont permis de découvrir des perspectives inconnues de mon travail !

JSGT   Quelques mois après ta participation à ARTCH, tu présentes une nouvelle itération du projet Extraction à l’Œil de Poisson de Québec. J’imagine que les interactions avec le public ont dû modifier l’installation dans la grande galerie.

ML   Mes installations ne découlent jamais du hasard. Je réalise mes plans des mois à l’avance dans tous les projets ; par exemple, les plans pour ARTCH étaient finaux dès mon appel de dossier. J’envisage chaque exposition comme de la gestion de projet ; c’est-à-dire que j’effectue simultanément la création formelle, les commandes aux fournisseurs, les livraisons et l’installation. Dans cette optique, j’ai abordé la version d’Extraction à ARTCH comme une période d’essai avant de me rendre à Québec. Mes images numériques sont énigmatiques hors d’un contexte installatif, même dans mon atelier. Je voulais donc expérimenter à ARTCH avec l’essentiel des matériaux planifiés : barres d’aluminium, pierres et impressions. D’ailleurs, mon plan d’exposition pour l’Œil de Poisson faisait partie de mon kiosque.

Une particularité très peu connue du titre Extraction, c’est qu’il découle directement de l’origine des tiges qui sont des « extrusions » de métal. À partir de ces barres extrudées, je moulais des sculptures en tissus à l’Œil de Poisson. Pour les sculpter, j’encolle des linges de microfibres avant de les déposer sur les structures de métal. Après une journée, les tissus se solidifient et conservent leur forme pour devenir des formes textiles rigides. C’est un procédé que je peux répéter à chaque exposition. Même si les chiffons n’étaient pas présentés à ARTCH, j’expliquais ce futur aspect du projet à mes visiteur·euse·s pour donner un autre exemple de mes détournements artistiques de procédés d’extraction. Plus je donnais de détails, plus j’intriguais le public, confirmant ainsi mon propre intérêt pour ces matériaux et les procédés qui les façonnent.

JSGT   Cette exploration avec les barres d’aluminium se poursuit, cet automne, à la galerie Elektra Montréal avec Salle Blanche/Clean Room. Où se positionne cette exposition par rapport à Extraction ?

ML Chaque itération du projet m’a confirmé que les profils d’aluminium stimulent mon imaginaire, et celui du public, à propos des procédés de productions industrielles et nos rapports sensibles à ceux-ci. J’ai donc décidé d’en faire mes matériaux signatures, sans pour autant créer une série à partir d’Extraction. Dans les locaux d’Elektra, il ne s’agit pas d’une sculpture abstraite, mais plutôt d’un casing (caisson) d’une chaîne de montage dans lequel la déambulation est possible. Ainsi je me réapproprie et je réaffirme la fonction industrielle des barres métalliques.

Salle blanche/Clean Room reprend exactement le vocabulaire industriel. Les espaces d’assemblages sont nommés des « salles blanches », ou « clean rooms », pour signaler l’absence de contaminants extérieurs. Un lieu typique de l’art contemporain renvoie à cet imaginaire productiviste : le White Cube. Il y a une coïncidence langagière, mais je pousse la correspondance dans la sphère spatiale. Je construis une installation spécialement pour le White Cube d’Elektra, qui devient son propre espace, dans lequel on observe divers points de vue de ma chaîne de montage artistique. Un emboîtement abstrait entre le white cube, la salle blanche et la clean room m’apparaît parfait pour traduire mon travail. Par l’entremise d’impressions, de rendus numériques ou simplement en se tenant dans l’espace, le public expérimente ce qui s’apparente à un incubateur ; en rebâtissant sans cesse ses différentes représentations, la singularité du projet est démultipliée.

 


 

Que ce soit en tant que médiateur culturel ou auteur, Julien St-Georges Tremblay cherche à rendre accessible la richesse de l’art actuel depuis 2014. Il amorce un parcours commissarial en 2019 fondé sur la collaboration ; avec sa maîtrise en Histoire de l’art, il facilite les rencontres entre artistes et publics. Au cours de 2023, il a eu le privilège de commissarier Jardin d’hiver, à Québec, Pèlerin’Art, à Beaupré, ainsi que Sillons | Partager la Collection Loto-Québec au Centre SAGAMIE (Alma).

Morgan Legaré, Artch 2022. Photo : Samuel Graveline.
Morgan Legaré, Artch 2022. Photo : Samuel Graveline.
Morgan Legaré, Extraction, Œil de Poisson. Photo : Charles Frederick Ouellet.
Morgan Legaré, Extraction,Œil de Poisson. Photo : Charles Frederick Ouellet.
Morgan Legaré, Extraction, Studio. Photo : avec l’aimable permission de l’artiste.
Morgan Legaré, Extraction, Studio. Photo : avec l’aimable permission de l’artiste.
Morgan Legaré, Salle Blanche/CleanRoom, Elektra 2023. Photo : avec l’aimable permission de l’artiste.
Morgan Legaré, Salle Blanche/CleanRoom, Elektra 2023. Photo : avec l’aimable permission de l’artiste.
Morgan Legaré, Serie Ghost, Studio. Photo : avec l’aimable permission de l’artiste.