Pierre Arese
N° 134 - Printemps/Été 2023

Bander le paysage, entretien avec Lazare Lazarus

Des visages encagoulés, des corps étreints dans les agaves, des démons sautillant sur les cimes des Calanques ou des églises orthodoxes fondues dans la Garrigue, l’imaginaire de Lazare Lazarus se nourrit de Marseille, la ville qu’il aime à arpenter. Dans ses dessins comme dans ses films semble s’illustrer une inlassable quête, celle de la tendresse et des plaisirs de la chair, dont il relate les histoires et les souvenirs tantôt vécus, tantôt fabulés… Cet entretien est publié à l’occasion de la parution du no134 de la revue ESPACE art actuel (dossier : Porn·O).

Pierre Arese Tu te présentes généralement comme « pute et jardinier ». Pourquoi ces qualificatifs sont-ils les mieux à même de désigner ton travail ?

Lazare Lazarus Ce sont, tout simplement, les activités qui me caractérisent le mieux. Je suis travailleur du sexe (t.d.s.) depuis un peu plus de 10 ans. J’ai des clients, des hommes de différents âges et de tous types, qui me contactent pour des prestations sexuelles. Le travail du sexe me passionne, c’est extrêmement épanouissant. Je fais principalement de la domination, ce que l’on qualifie généralement de BDSM. Dans ces pratiques, il y a quelque chose de l’ordre de la quête. Quelqu’un vient s’abandonner à moi, et moi j’essaie de comprendre intuitivement ses besoins. Pour certains, cela peut être très doux, mais pour d’autres, une forme de violence peut se mettre en place, quelque chose de plus dur, de plus éprouvant. Mais j’insiste sur cet aspect précis : les deux facettes sont d’égales intensités, il n’y a pas moins de force dans les caresses et la tendresse et, quoi qu’il en soit, j’essaie d’être dans la plus grande sincérité possible.

Le côté jardinier vient d’abord de ma formation de paysagiste que j’ai quittée prématurément pour faire du dessin. J’ai néanmoins gardé des connaissances des cours d’écologie, de botanique… j’y ai aussi trouvé une certaine méthode pour raconter le paysage. Apprendre à décrire un écosystème, un biotope, la dynamique d’un écosystème, d’une plante, l’influence du climat, etc., ce sont des éléments que j’utilise dans mes dessins, mais aussi dans mes écrits où je mêle des descriptions précises des territoires à du fantasme et du désir. Cet attrait pour les plantes et les paysages se retrouve dans mon travail graphique, mais aussi dans les films que je réalise ou dans lesquels je tourne.

Tu passes aussi régulièrement devant ou derrière la caméra pour des films que l’on pourrait qualifier de pornos.

L L   Oui, mais c’est peut-être une catégorie trop connotée. Notre but n’est pas uniquement de faire des films masturbatoires, mais aussi de raconter la sexualité pédée dans les territoires qu’on aime. Ce sont des films documentaires tournés à plusieurs en quelques jours, sans scripts ni scénarios, lors desquels nous essayons de capter ce qui se passe entre nous et le paysage. On travaille en équipe restreinte, un ou deux acteurs et un caméraman. On essaie autant que possible d’être dans le moment présent, pour voir ce qui peut déborder. Ce qui nous intéresse, c’est surtout de filmer ce qui se passe entre les scènes de sexe, de montrer les moments de vulnérabilité. Par exemple, dans notre dernier documentaire Frioul (2023), on raconte une romance à l’épreuve des paysages durs et arides des îles du Frioul, un chapelet d’îles calcaires balayées par le vent et peuplées de gabians qui hurlent.

Peux-tu en dire plus sur ce film ?

L L   Frioul est un film tourné spontanément en deux jours avec Antoine et Nicolas où l’on explore nos désirs en se cognant à la garrigue et au rivage face à la baie de Marseille, mais aussi aux touristes qui se promènent souvent en arrière-plan. Des scènes peuvent paraître assez dures, où nous testons nos limites corporelles dans les jeux SM, je pense notamment à la scène d’étranglement ou à celle où j’insère un gros morceau de calcaire dans la bouche de Nicolas, mais ce qui nous intéresse, c’est surtout de montrer la tendresse derrière tout ça, les moments de vulnérabilité et d’hésitation, les regards ou les gestes qui manquent d’assurance. Dans mes dessins, sous les scènes parfois très crues, c’est aussi cette tendresse-là que j’essaie de raconter, une certaine douceur.

Je t’ai personnellement découvert avec Mont Rose, un journal grand format avec des illustrations accompagnées de poésies. Tes planches convoquent autant les manuels de botanique et les peintures sur le motif que les dessins érotiques du 19e siècle ou les ornements grotesques de l’Antiquité romaine. Comment définirais-tu le rapport qu’entretiennent tes dessins de paysage avec les corps qu’ils contiennent ?

L L Les personnages de mes dessins sont généralement sans visage, dans des bosquets de fleurs ou ensevelis, fondus dans des buissons. Leurs sexes ne sont jamais ou très rarement montrés, ils deviennent des plantes et s’hybrident. Les corps que je dessine viennent de revues pornos des années 1980 et 1990, comme Projet X, une revue sur les sexualités hard. C’est une façon de faire revivre ces archives et de me rattacher à la généalogie du porno gai, et plus particulièrement à celle du BDSM. Ce qui m’excite, c’est de rassembler sur le même plan les corps, les morceaux de villes, la garrigue et les rivages de Marseille, et de tout faire vibrer sur la même ligne.

Aux paysages et aux personnages s’ajoute également toute une série d’objets, de symboles et d’imageries religieux

L L Tout à fait ! Je dessine souvent des démons et des créatures bibliques puisés dans les enluminures du Moyen-âge. D’ailleurs, on trouve toujours des églises dans mes dessins. Je n’ai pas eu d’éducation religieuse, mais ce qui touche au sacré et aux rites m’intéresse beaucoup. Je fais souvent des ermitages dans la garrigue pour me plonger dedans, dormir, me branler, arpenter, marcher, herboriser…

L’année dernière, on a organisé une procession à la grotte Saint-Michel d’Eau Douce, dans le ventre du massif de Marseille-Veyre, pour célébrer la garrigue. Nous étions 80 personnes à marcher dans la garrigue en plein soleil, on portait des masques réalisés avec de vieilles feuilles d’agaves et la base dentelée de palmes de palmiers, pour se retrouver autour d’un banquet, d’autels, de lectures de poésie. Il y avait même un concert de violon au fond de la grotte. Pour l’occasion, on avait fabriqué un petit missel, avec des dessins et des chants. Ce qu’on voulait, c’était s’approprier une forme de religiosité pour en proposer une lecture déviante et surtout célébrer le territoire qu’on habite : la garrigue blonde et chaude de Marseille.

Plus récemment, j’ai visité les églises orthodoxes d’Athènes qui débordent d’icônes. Elles sont l’image et la mise en présence du saint lui-même. Il y a un rapport charnel, de désir, des orthodoxes pour les icônes. Elles me rappellent les images fantômes des archives que je ravive dans mes dessins pour les rendre réels et palpables. Je m’inspire aussi de la forme des templons et des retables pour structurer mes dessins : des portes qui mènent à d’autres portes, des mises en abyme de fenêtres, comme des rideaux magiques entre plusieurs mondes.

Qu’en est-il de la question de l’échelle ? Tes personnages sont tantôt minuscules, tantôt surdimensionnés, qu’est-ce que cela traduit ?

L L Pour te donner un exemple, au mont Rose1, voir des corps éparpillés dans le paysage se masturber, se draguer ou s’enculer sur le calcaire chaud, face à la baie de Marseille, est vertigineux. On ne sait plus s’ils sont dans le paysage ou s’ils sont le paysage. Les différents plans se mélangent. Avec le dessin, il est possible d’intensifier encore plus cette impression, de tordre les échelles et de fondre les plans entre eux. Ainsi, les corps immenses peuvent s’allonger sur la mince bande d’immeubles et de collines brûlantes, et peuvent en même temps être ensevelis sous des agaves gigantesques.

Et est-ce que ce jeu sur les échelles est une façon pour toi de visibiliser des pratiques qui d’ordinaire restent cachées ?

L L Mon travail s’inscrit dans une certaine histoire des représentations que je qualifierais de « pédées » et, quelque part, ça m’importe de participer à nourrir ces imaginaires. Notre histoire, celle des Trans-PD-Gouines, est encore à écrire. Malgré tout, je n’ai pas envie d’être rangé sous la seule catégorie d’« artiste queer » ; j’ai envie de pouvoir m’adresser à des personnes différentes ; c’est d’ailleurs pour cela que je suis très heureux de pouvoir parler de mon travail sur le site web de la revue ESPACE. Les pratiques que je montre dans mes dessins sont très marginales, liées aux sexualités hard et déviantes, et souvent, pour des commandes d’affiches de festival, on me demande d’enlever certains éléments perçus comme trop violents…

N’y a-t-il pas une contradiction à vouloir visibiliser des pratiques marginales ?

L L Je tiens beaucoup à rester dans la marge, à ce que nos cultures sexuelles et pédées restent communautaires, mais c’est vrai qu’en diffusant mes dessins et mes films, je les rends accessibles à un public plus large. Sarah Schulman dans La gentrification des esprits2 parle bien de la façon dont les communautés LGBTQI+ peuvent se « gentrifier » elles-mêmes. C’est ça le danger. Faut pas oublier d’où on vient, pour ne pas se faire avaler par la machinerie artistique capitaliste.

La « gentrification », c’est un phénomène d’uniformisation, de mise à plat qui efface les différences, et j’essaie autant que faire se peut d’être vigilant par rapport à ça. Les lieux dans lesquels on expose, les personnes avec qui l’on travaille… rien n’est anodin. Par exemple, en ce moment on entend beaucoup parler « d’art pute », avec des expositions qui rassemblent des artistes TdS, et ça pose bien la question des tensions entre institution et marge.

Tes récentes publications font la part belle à des collages obtenus par l’entremêlement de pages d’archives de magazines gais des années 1990 et de fleurs récoltées au jardin de l’association Mémoire des sexualités, située au centre de Marseille.

L L Oui, Mémoire des sexualités est un centre d’archives communautaires fondé, au début des années 1980, par Christian Deleusse à Marseille. C’est là, parmi les piles de revues, d’affiches, de cartoons et de fanzines qu’on tient un jardin, avec des grenadiers et plein de sauges, pour faire fleurir nos imaginaires militants et semer les récits de nos luttes Trans-PD-Gouines. On trie, on collecte, on classe, on organise des permanences et des ateliers, et tout ça en autogestion, pour écrire nos histoires minoritaires et les sauvegarder, et surtout garder le lien entre les différentes générations militantes. Le lieu est aujourd’hui situé dans le quartier de Belsunce, mais nous allons bientôt déménager boulevard Libération. Nous sommes très contents d’avoir trouvé ce nouvel espace, mais quitter notre local actuel, et surtout son jardin ne sera pas facile. Mais nous développons la structure, ça reste très positif.

1 Anse rocheuse située à la porte des Calanques, le mont Rose est un site fréquenté par les naturistes et les communautés gaies.
2 Sarah Schulman, La gentrification des esprits : témoin d’un imaginaire perdu, Montreuil, Éditions B42, 2018.


 

Lazare Lazarus est dessinateur, illustrateur, réalisateur, botaniste amateur et archiviste à Mémoire des Sexualités — Fonds documentaire LGBTQIA+ installé à Marseille.

Pierre Arese est historien de l’art, chargé d’étude en traitement documentaire de données patrimoniales au CNRS et commissaire indépendant.

Antoine Vasquez et Lazare Lazarus, Frioul, screenshot, 2023.
Lazare Lazarus, Église de la Dormition de la Mère de Dieu, dessin, 2022.
Lazare Lazarus, Iris des garrigues, 2023.
Lazare Lazarus, Linceul, 2022.
Lazare Lazarus, Que faire de tous ces morts, 2022.
Lazare Lazarus, Table de dessin, photographie, 2023.