Jean-Michel Quirion

Ouvrages

Occurrence — Espace d’art et d’essai contemporains
Montréal
14 avril —
10 juin 2023

L’exposition Ouvrages, organisée par le commissaire Laurent Vernet, rassemble les propositions des artistes Jacques Bilodeau, Adrian Blackwell, Alexandre David, Josée Dubeau, Stéphane Gilot, Sabrina Ratté et Tiffany Shaw. De provenances diverses, entre les provinces du Québec, de l’Ontario et de l’Alberta, les praticien·ne·s sont réuni·e·s pour l’occasion dans l’une des intersections culturelles de la métropole : Occurrence. La place d’essai en art contemporain est temporairement convertie en des espaces architecturaux-réseaux interreliés. Le titre de l’exposition réfère à une construction relevant d’un labeur artisanal — artistique — ou ouvrier. Les ouvrages du présent projet représentent, dès lors, l’aboutissement de va-et-vient entre la conceptualisation et la conception ; le faire. Ipso facto, les œuvres supportent l’exécution de leur fabrication.

Le commissaire, détenteur d’un doctorat en études urbaines au Centre Urbanisation Culture Société de l’Institut national de la recherche scientifique (INRS), a travaillé au Bureau d’art public de la ville de Montréal durant plus d’une dizaine d’années. Vernet est un spécialiste de l’intégration de l’art à l’architecture et dans l’espace public, et plus principalement de la rencontre d’œuvres avec les publics. Les constructions sélectionnées ici par Vernet partagent une propension à l’égard des publics. La visite de l’exposition est canalisée via un parcours incitatif et des stratagèmes de spatialisation, dont des variations d’échelle, afin d’accentuer notre rapport aux œuvres. Les rencontres avec celles-ci surviennent et s’offrent comme autant d’expériences aussi captivantes qu’engageantes. Nous pouvons ainsi circuler à travers des stations de dimensions variées qui fonctionnent comme des aménagements orientant nos déplacements et notre manière d’observer une exposition par la régularisation intermittente de notre regard contemplatif à un œil plus attentif. Les architectures et les maquettes agissent tels des portails ou des interstices entre des espaces interdépendants : l’intérieur à l’extérieur, le privé au public.

Le trajet d’Ouvrages débute par l’installation d’Alexandre David édifiée à même la façade vitrée d’Occurrence. La charpente de contreplaqué sur laquelle nous pouvons monter prend la forme d’une aire de contemplation donnant à la fois sur l’intérieur et l’extérieur. Le point de vue surélevé permet une perspective en plongée inusitée tant sur les passant·e·s dans le corridor du pôle de Gaspé que sur les visiteur·euse·s de l’exposition. L’œuvre-plateforme a également un autre usage : elle sert de support à la prospection documentaire du Torontois Adrian Blackwell. Par une sélection d’écrits, l’artiste-architecte poursuit sa trajectoire pratique et théorique portant sur la corrélation entre les espaces physiques et les forces politico-socio-économiques. Des documents papier, des brochures et des ouvrages réfèrent aux composantes des installations de Blackwell : des structures non hiérarchiques sur lesquelles différents publics peuvent se rassembler en vis-à-vis pour débattre d’enjeux sociétaux.

Stéphane Gilot propose une itération du Pav(p)illon (2019) : une investigation formelle sur les éditions de 1905, 1930 et 1939 de l’Exposition internationale organisée à Liège en Belgique. Cet intérêt s’inscrit dans un ensemble de projets dédiés aux hétérotopies de partage du savoir. Parmi les palais et les pavillons répertoriés lors des visites de Gilot dans les archives de la ville de Liège et de sa province éponyme, celui-ci a particulièrement remarqué le Pavillon de l’Insulite. Ce pavillon était in extenso bâti d’insulite, un panneau d’aggloméré produit industriellement en 1930 par l’entreprise qui le promouvait, il y a près d’un siècle, à même cette grande exposition. L’œuvre de Gilot agit comme le dispositif de trois modélisations numériques de Sabrina Ratté. Inspirée par les photomontages de Superstudio, un collectif d’architectes italiens radicaux d’avant-garde établi à Florence, en Italie, dès 1966, l’artiste refonde les codes de l’aménagement par le biais de modèles d’urbanisation totale relevant d’une utopie absolue. À la façon de ses prédécesseurs, Ratté tente de (re)trouver, par ses animations, les voies d’une constitution philosophique et, de surcroît, anthropologique de l’environnement et de l’architecture, à mi-distance entre le naturel et l’artificiel, le réel et le virtuel. La disproportion de gestes numériques appliqués de Ratté rivalise avec la construction imposante de Gilot.

À proximité des installations d’envergure, les cabines miniatures de l’artiste-commissaire Tiffany Shaw évoquent les usages architectoniques transmis par sa famille métisse. Avec ses maquettes, elle réactualise des matériaux traditionnels ou industriels et des techniques ancestrales qui réfèrent aux mœurs de sa lignée provenant de Fort McMurray, en passant par Fort McKay et la Rivière-Rouge en Alberta. Les cabines rappellent celles où son grand-père séjournait pour le piégeage de bêtes sauvages. Les reproductions aux empreintes de motifs vernaculaires sont déposées sous des boîtes de préservation, tels les artefacts d’une généalogie architecturale à ne pas oublier. Sous verre, la série Trapline Cabine (2011-2017) résiste à toute appréhension immédiate des regardeur·euse·s.

Dans la salle subséquente, Josée Dubeau avance une étude graphique in situ, à la limite de la bi et de la tridimensionnalité. La démesure de son travail ambitieux et minutieux de la ligne s’insère avec subtilité dans l’espace entier, tel un tissage architectural. Les quatre surfaces du cube sont traversées d’innombrables fils métalliques noués un à un et tendus d’une extrémité à l’autre des murs. Les câbles, presque invisibles, sont superposés à l’horizontale, à la verticale et en diagonale de manière à former des mailles à la géométrie variable et improbable. La multitude de points de fuite mène à des espaces (in)déterminés. Au milieu des lignes tramées avec finesse par Dubeau, l’artiste-machiniste Jacques Bilodeau propose une itération du projet Machine à serrer (2020) : un assemblage cinétique qui mobilise les corps des publics. Nous sommes invité·e·s à nous placer entre deux mécanismes hydrauliques surmontés de parois de caoutchouc maniables. Lorsque les machines sont activées, les surfaces de matière élastique pivotent, se plient et se déplient afin d’étreindre les corps.

En concertation avec les artistes, le commissaire Laurent Vernet, à la manière d’un urbaniste, s’affaire à dé-reconstruire les salles d’Occurrence au moyen d’un plan de réaménagement. Le parcours en ce lieu de diffusion, parmi les lieux échafaudés et représentés, diffère de la destination plus convenue du white cube. L’indétermination du circuit, bien qu’il soit balisé par des interventions architecturales, sortes d’aires communes, ouvre à de multiples possibilités de visite : des allers-retours entre des mises à distance et des rapports de proximité. Nous devenons les usager·ère·s d’expériences ; les investigateur·trice·s d’environnements structurés ; les observateur·trice·s d’ouvrages.

 


 

Jean-Michel Quirion, titulaire d’une maîtrise en muséologie de l’Université du Québec en Outaouais (UQO), est actuellement candidat au doctorat en muséologie à cette même université. Travailleur culturel depuis une dizaine d’années, il a occupé le poste de direction du centre d’artistes AXENÉO7 à Gatineau. Il est maintenant codirecteur général — programmation au Centre d’art et de diffusion CLARK à Montréal. En tant qu’auteur, il contribue régulièrement à des revues spécialisées comme Ciel variableESPACE art actuelEsse arts + opinions et Vie des arts. Ses projets de commissariat ont été montrés notamment à la Galerie UQO (2018) à Gatineau, à la Carleton University Art Gallery (CUAG) à Ottawa (2022) ainsi qu’à DRAC — Art actuel Drummondville (2022) et à l’Œil de Poisson (2022) à Québec. Il s’investit également au sein du groupe de recherche Collections et impératif évènementiel/The Convulsive Collections (CIÉCO) depuis 2015.

Adrian Blackwell, Sans titre, 2023. Sélection de publications papier, dimensions variables. Avec l’aimable permission de l’artiste.
Photo : alignements.
Alexandre David, Sans titre, 2023. Contreplaqué et bois, dimensions variables. Avec l’aimable permission de l’artiste.
Photo : alignements.
Stéphane Gilot, La Doublure du Monde, 2023. Bois, carton mousse, dimensions variables. Avec l’aimable permission de l’artiste.
Photo : alignements.
Sabrina Ratté, Machine for Living, 2018. Projection vidéo HD sur maquette, dimensions variables.
Avec l’aimable permission de l’artiste. Photo : alignements.
Tiffany Shaw. Vue de l’installation, matériaux divers, dimensions variables. Avec l’aimable permission de l’artiste.
Photo : alignements.
Tiffany Shaw. Vue de l’installation, matériaux divers, dimensions variables.
Avec l’aimable permission de l’artiste. Photo : alignements.
Josée Dubeau, Champ d'observation, 2023. Fils de nylon, fils métalliques, épingles, dimensions variables.
Avec l’aimable permission de l’artiste. Photo : alignements.
Josée Dubeau, Champ d'observation, 2023. Fils de nylon, fils métalliques, épingles, dimensions variables.
Avec l’aimable permission de l’artiste. Photo : alignements.
Jacques Bilodeau, Machine à serrer, 2023. Acier, caoutchouc, circuit hydraulique (vérins, moteur, pompe, réservoir, fluide sous pression, boyaux, contrôle manuel), vibrateur, dimensions variables.
Avec l’aimable permission de l’artiste. Photo : alignements.