André-Louis Paré
N° 135 - Automne 2023

Les futurs de l’odorat

Des chercheurs et chercheuses du domaine de la réalité virtuelle sont à mettre au point un dispositif permettant de humer différentes odeurs associées aux images émises par le casque VR. À la suite des tentatives peu concluantes du cinéma odorant des années 1950, les mécanismes proposés montrent désormais des signes encourageants. Jusqu’à maintenant, le métavers se contentait de reproduire les aspects visibles et auditifs, parfois aussi le toucher, mais avec l’apport de l’odorat une étape de plus est franchie. Elle ajoute une nouvelle dimension affective à l’expérience des usager·ère·s. Or, cette technologie odoriférante peut laisser perplexe, surtout lorsqu’il s’agit d’améliorer uniquement le plaisir d’un individu dans le cadre de jeux vidéo. Toutefois, en opérant sur le système limbique stimulant des zones du cerveau liées à la mémoire et aux émotions, ces investigations ne s’arrêtent pas là. Que ce soit avec la réalité virtuelle ou autrement, plusieurs études se déroulent, particulièrement dans le domaine médical, plus précisément du côté de l’olfactothérapie. Longtemps considéré comme le plus primitif des sens, l’odorat trouve, au sein de la recherche scientifique, une importance notable confirmant ainsi la fonction vitale qu’il occupe pour nos existences individuelles et sociales.

Autrice de Pouvoirs des odeurs (Odile Jacob, 1988), la philosophe et anthropologue Annick le Guérer fait de l’odorat «le sens du futur». Contrairement à toute une tradition philosophique occidentale, la réhabilitation de ce sens nous permet d’accéder à de nouvelles connaissances. Pendant trop longtemps, en tant qu’animal humain, notre appréhension du monde a minimisé le savoir qu’il procure au profit des autres systèmes sensoriels. Considéré comme un sens archaïque, l’odorat a été relégué à sa nature charnelle. Dans Le Malaise dans la culture (1930), le fondateur de la psychanalyse, Sigmund Freud, soulignera que la civilisation s’est développée en délaissant peu à peu les stimuli olfactifs, associés à la sexualité. Pourtant, la naissance de cette méthode thérapeutique a aussi montré un vif intérêt pour le nez, cet organe très sensible. Aujourd’hui, cette science du vécu inconscient porte d’ailleurs une attention spéciale à la relation des patient·e·s relativement aux odeurs. L’influence des arômes sur nos attitudes conquiert de plus en plus le monde des affaires, que ce soit dans le secteur de l’industrie ou du commerce. Puisque les bonnes odeurs aiguillonnent nos comportements, le marketing olfactif a sans doute un bel avenir devant lui. Dès lors, si l’odorat devient le sens du futur, celui-ci demeure ambigu. Les recherches dans le domaine de l’olfaction ouvrent sur des perspectives lucratives quand il est question de loisirs ou de négoce, mais dans la sphère artistique, elles permettent d’explorer tout un univers sensuel associé davantage au «sens de la terre».

Selon Friedrich Nietzsche, un des rares philosophes occidentaux à avoir pris au sérieux l’odorat, le «sens de la terre» – Sinn die Erde – invite à assumer pleinement notre rapport au monde en autant d’expériences liées à la vie sur terre. Lui qui disait : «Tout mon génie est dans mes narines» n’a eu de cesse de considérer l’expression artistique comme un véritable stimulant à la vie. Dirigé par Didier Morelli, ce dossier de la revue ESPACE art actuel rassemble des textes qui analysent une variété de pratiques d’artistes dans lesquelles l’activation du sens de l’odorat offre de nouvelles avenues à la compréhension de notre environnement. Concernant la relation que nous entretenons avec la terre, celui de Tatjana Schäfer présente les oeuvres The New York Earth Room (1977) de Walter De Maria et Earthly Paradise (2022) de Delcy Morelos, lesquelles, grâce à l’odeur qui s’en dégage, conduisent à «des compréhensions subtiles de la terre en tant que matériau, au sens littéral et métaphorique».

Certes, l’odeur de la terre agit différemment sur les autres animaux. Aussi, Morelli n’a pas tort de rappeler que nos narines ne possèdent qu’une faible capacité de sentir si on les compare aux museaux de la race canine. Mais en s’intéressant aux deux installations de Pope.L et de Shanie Tomassini, il concentre son analyse sur la manière dont les odeurs s’emparent d’un lieu, tel un musée, alors qu’elles peuvent produire de l’attirance, sinon de la répulsion. C’est que — on le sait —, l’univers odoratif s’inscrit physiquement, il agit sur le corps sentant. En rapport au monde animal, l’article de Clara Muller explore l’aspect primitif de l’odorat. Elle décrit notamment l’évolution de l’odorat en lien avec la faculté cérébrale d’appréhender le monde, principalement eu égard à nos réactions émotives. En référant à des oeuvres de Magali Daniaux et Cédric Pigot, Amy Yao et Peter de Cupere, elle ancre ce phénomène de la «puissance mémorielle» sur le terrain des instincts animaux. Cette idée d’expérimenter toutes sortes d’odeurs, des plus apaisantes aux plus agressantes, sert de motivation aux membres du Smell Club, formé de Danielle St-Amour, H Felix Chau Bradley et Lise Latreille. S’étant réuni pour une première fois à l’été 2022, c’est entre autres le fait que l’odorat peut être momentanément perdu, comme lors de la pandémie de la COVID-19, qui a stimulé le groupe à porter une attention à toutes les odeurs environnantes, dont celles considérées peu agréables à sentir.

Les effluves, quelles qu’elles soient, s’associent intimement à un milieu particulier. Elles possèdent un pouvoir d’évocation certain. Dans un entretien avec Jim Drobnick, Vicky Sabourin nous parle d’oeuvres qui ont pour origine le décès d’un oncle et d’une grand-mère lui donnant la responsabilité de gérer la succession. Son travail de création met en exergue la faculté qu’ont les odeurs d’en cacher d’autres; comment elles peuvent épouser une intimité qu’elle a souhaité artistiquement nous confier. Cette intimité se retrouve aussi dans le texte de Maude Johnson qui rend compte, à partir des témoignages des artistes Gabi Dao et Chloë Lum, du pouvoir de réminiscence que suscitent certaines effluences. L’ «ontologie des odeurs» dont elle parle s’avère bien sûr plurielle parce que souvent idiosyncrasique. Chaque individu a une relation particulière avec les soi-disant bonnes ou mauvaises odeurs. Or, cette relation peut en outre présupposer une culture. Elle peut nous identifier à une catégorie sociale. C’est ce que nous rappelle, dans son intervention, Vusumzi Nkomo à propos d’une oeuvre de l’artiste sud-africaine Thania Petersen dans laquelle figure «un questionnement sur les récits et économies grandioses de la violence raciale, coloniale et impériale».

En contraste avec ce paysage politique, Laurence Schmidlin nous parle d’odeur naturelle, celle qui se dégage d’un endroit spécifique empreint d’arômes particuliers. Elle consacre son texte à l’oeuvre de l’artiste suisse Manon Bellet qui met en valeur l’ambiance olfactive de La Nouvelle-Orléans. Mais avec les intempéries, les catastrophes naturelles, le paysage se transforme, devient vulnérable. Le rôle de l’odorat, dans la perception de l’environnement, a des répercussions sur la mémoire sensorielle des lieux. Cet avenir des odeurs associées à la nature est évoqué dans la contribution du duo Debra Riley Parr et Gwenn-Aël Lynn. Il pressent des futurs en chute libre ; des futurs qui «laissent entrevoir des territoires inexplorés». En référant aux oeuvres de Julie C. Fortier et Oswaldo Maciá, le tandem rappelle toutefois que ce futur imprévisible laisse place aussi à des «possibles grisants». En écho à un art olfactif «qui se jouera en contexte de grande détresse planétaire», l’artiste Carl Trahan propose, dans le cadre d’une intervention inédite, un parfum du nom d’Érèbe, lequel se veut «l’évocation d’un univers sombre et chtonien».

Parallèlement à ce dossier, la section «Comptes rendus» comprend dix textes portant sur des expositions présentées dernièrement au Québec, au Canada, mais aussi en Amérique Centrale et en Europe. Enfin, la revue ESPACE est toujours heureuse de faire découvrir, dans ses rubriques «Livres» et «Ouvrages reçus», des parutions récentes ayant retenu notre attention.

André-Louis Paré