André-Louis Paré
N° 136 - Hiver 2024

Bâtir : pour une éthique de la ville

Dans son roman Que notre joie demeure (Héliotrope, 2022), Kevin Lambert décrit le milieu des « starchitects » associé au capital mondialisé, celui qui, au nom du prestige, impose des projets d’architecture fabuleux qui ne reflètent que rarement la réalité sociale. Le personnage principal, la célèbre architecte montréalaise Céline Wachowski, fondatrice des Ateliers C/W, est à la veille d’inaugurer le complexe Webuy pour sa ville natale alors que des groupes sociaux manifestent leur désapprobation face à la gentrification tous azimuts dans un contexte de crise du logement. L’élément le plus cocasse de cette fiction de Lambert, qui a accumulé plusieurs prix, dont le Médicis 2023, est que les Ateliers C/W sont situés au 305 rue de Bellechasse. Une adresse qui, dans la vraie vie, correspond à une ancienne usine transformée en ateliers d’artistes et qui, en 2020, au nom de la spéculation immobilière, a été convertie en espaces rénovés, vendus ou loués à fort coûts.

L’histoire ne date pas d’hier : à Montréal, comme dans plusieurs villes d’Occident, les artistes s’installent souvent dans des emplacements laissés à l’abandon le temps de leur trouver un nouveau propriétaire. Leur présence dans ces bâtiments constitue pourtant un facteur stimulant pour le développement culturel et économique d’un quartier, phénomène notoire des promoteurs immobiliers qui s’emparent des lieux et accélèrent le processus de gentrification. Dans son documentaire 305 Bellechasse, dans l’intimité des ateliers d’artistes (Tulp Films, 2022), Maxime-Claude L’Écuyer témoigne de la créativité artistique de quelques-un·e·s de ces occupant·e·s jusqu’au jour où la spéculation foncière vient mettre un terme à leur activité. Aussi, en situant les Ateliers C/W à cette adresse bien connue du milieu artistique montréalais, Lambert soulève une dimension de l’histoire de l’art qui devrait nous interroger.

Ainsi que le rappelle le tandem Gilles Deleuze et Félix Guattari, dans Qu’est-ce que la philosophie ? (Éditions de Minuit, 1996), l’architecture est le premier des arts. En commençant par la maison et le territoire, l’activité d’inscrire son habitat dans un environnement s’avère un geste primordial. Toutefois, il est à se demander de quoi retourne cette primauté dans le cadre du développement urbain d’une grande ville. Dans le roman de Lambert, Céline Wachowski s’enorgueillit d’offrir à Montréal un joyau de l’architecture qui viendra clore sa longue carrière. Malgré son esprit ouvert et progressiste, elle en oublie les méfaits sur la structure sociale et les évictions que cela devait entraîner, sous-entendant, par le fait même, que la construction d’un bâtiment peut parfois négliger la zone sur laquelle elle s’édifie notamment parce que le devenir des municipalités reste entre les mains de personnes dont la vision s’arrête à leur ambition.

Selon Olivier Barancy, auteur de Plaidoyer contre l’urbanisme hors-sol et pour une architecture raisonnée (Agone, 2022), plusieurs architectes contemporains « ne mettent désormais leurs capacités qu’au service de leur prestige et de leur rémunération ». Ils conceptualisent des plans non pour répondre aux besoins de leurs habitants, mais pour plaire aux promoteurs. Cette démarche demeure caractéristique de celui « qui se contente du geste créatif (dessin minimaliste, croquis, etc.), sans guère se soucier de la destination de l’édifice, ni de ses usager·ère·s, ni de son insertion dans l’environnement ». Le développement architectural d’une ville ne doit pas se réduire à un service ou à une industrie dont la finalité est uniquement de construire. Bien que de prime abord utilitaire, l’architecture citadine doit aussi favoriser la fierté d’appartenir à un milieu de vie plus égalitaire, plus convivial. Ayant pour thème « Bâtir », le dossier de ce numéro s’intéresse justement au devenir de l’architecture comme déploiement de l’habitation du vivant humain au sein de nos agglomérations urbaines. Il rappelle la nécessité pour l’architecture d’instaurer des collaborations impliquant plusieurs intervenant·e·s, dont, si possible, les usager·ère·s. À l’heure de l’étalement périurbain, de l’impact des changements climatiques sur notre façon d’occuper le territoire, de l’impératif de préserver le patrimoine, en quoi l’architecture et plus spécifiquement l’aménagement urbain contribuent-ils à la mise en œuvre d’un espace vital qui influe positivement sur notre manière d’exister ?

Le texte de Diogo Rodrigues de Barros nous rappelle d’abord la polémique entourant la réalisation de la ville de Brasília en 1960. Il y analyse la crise de l’architecture moderne dans un contexte où « l’affirmation de l’autorité culturelle européenne » s’immisce au sein des « aspirations tant culturelles que politiques des peuples du Sud » en matière d’architecture et d’urbanisme. Pour sa part, Hélène Soumaré relate, par l’entremise du collectif sénégalais L’École des mutants, l’histoire de l’Université du Futur Africain dont la construction ne sera jamais terminée. Pour l’autrice, le modernisme futuriste de la ruine révèle « les limites du projet des indépendances africaines. Les architectures dans lesquelles le projet s’incarne cristallisent une vision de l’avenir qui doit être interrogée de manière critique ». Dans une tout autre perspective, celle de la crise du logement, mais aussi de la mise en commun de notre art de vivre, Laurence Boire, Olivier Therrien et Camyl Vigneault présentent trois modèles de logements sociaux situés à Zurich, Berlin et Barcelone. Pour ces architectes, il importe « de se questionner quant au pouvoir que possède l’architecte pour changer les choses ». Leurs études de cas démontrent que l’architecte peut mettre des projets en œuvre et soutenir les citoyen·ne·s dans leurs démarches. Dans la section « Essai », le co-fondateur de Village Urbain, Pascal Huynh, analyse son expérience au sein de cette initiative communautaire. Son travail, dans le domaine du développement d’habitations innovantes, l’amène à repenser le rôle des artistes dans la société. Dans un entretien qu’il nous a accordé, l’architecte Pierre Thibault relate des projets, tel le Lab-École, reflétant de nouvelles manières de vivre écoresponsables. Il souligne l’importance du dialogue dans le processus de création d’une construction, situant l’architecture comme un art relationnel.

Déjà, en 1950, le philosophe Henri Lefebvre parlait du droit à la ville, celui de trouver sa place comme individu et de pouvoir participer pleinement aux affaires de la cité. Dans cette optique, celle-ci doit donc aussi refléter la diversité de genres. À cet effet, Olivier Vallerand évoque justement le travail de deux collectifs féministes, MYCKET et muf architecture/art. Ceux-ci se penchent « sur l’expérience de l’espace public à travers ses dispositifs architecturaux ». En créant un sentiment d’appartenance et d’identité concernant les processus et les communautés, leurs pratiques montrent le potentiel d’approches artistiques et participatives pour la conception de lieux plus sécuritaires.

Olivier Fabry, quant à lui, présente les interventions urbaines de l’artiste et architecte Olivia Daigneault Deschênes faites au printemps 2023 lors de sa résidence à la British School at Rome. Grâce à des marches exploratoires réunissant plusieurs femmes, l’artiste s’intéresse à l’expérience de l’espace public et tente, par le fait même, de les subvertir par une démarche de réappropriation de la ville. Enfin, Sydney Hart s’attarde sur le travail de Marisa Kriangwiwat Holmes, une artiste qui utilise la photographie pour faire référence à l’architecture à plus petite échelle. L’auteur se penche notamment sur une grande peinture murale à l’extérieur d’une gare de train de banlieue, réalisée en 2018, dans le cadre d’une commande du Capture Photography Festival.

Parallèlement à ce dossier, la section « Événements » renvoie à deux biennales, celle de la 18e biennale d’architecture de Venise, évoquée par Didier Morelli, et celle de MOMENTA Biennale de l’image, décrite par Marie-Ève Charron. La section « Comptes rendus » comprend, quant à elle, huit textes portant sur des expositions présentées au Québec, au Canada ainsi qu’aux États-Unis. Enfin, dans ses rubriques « Livres » et « Ouvrages reçus », la revue ESPACE est toujours heureuse de faire découvrir des parutions récentes ayant retenu son attention.

André-Louis Paré

 

Crédit image couverture :
muf architecture/art, Street interrupted, Hackney Wick, 2010. Intervention dans le quartier Hackney Wick (Londres). Avec l’aimable permission de muf architecture/art.