Manon Tourigny
N° 107 – printemps-été 2014

Yann Pocreau. Touché par la lumière

Projections
Fonderie Darling
Montréal
17 Octobre—
8 Décembre 2013


 

La pratique de Yann Pocreau s’est principalement tournée vers la qualité plastique de la lumière naturelle dans l’image photographique. Alors qu’il met en scène le corps dans différentes postures — le sien particulièrement —, qu’il inscrit dans des lieux singuliers (intimes ou publics), l’artiste s’intéresse aux potentialités architecturales des lieux, qu’ils soient fortement connotés historiquement, dévastés ou en chantiers.

Avec l’exposition Projections présentée dans la petite galerie de la Fonderie Darling, on pourrait s’étonner que l’artiste ait choisi de s’approprier une série de cartes postales anciennes représentant des cathédrales gothiques qu’il filme ou triture. Pourtant, cette matière réutilisée à d’autres fins lui a permis de créer un ensemble d’oeuvres qui traite spécifiquement d’architecture et de lumière, rejoignant ses préoccupations esthétiques. L’artiste s’est fortement inspiré de cette époque charnière de l’histoire où l’architecture s’imposa en tant que véhicule d’une idéologie religieuse. En transperçant les vitraux colorés, la lumière naturelle, élément essentiel du gothique, permettait aux fidèles de toucher — métaphoriquement — à la lumière divine. Évacuant toute approche religieuse dans ce nouveau corpus, Pocreau n’a conservé du gothique que cette propension de la lumière à magnifier les lieux. Il s’est particulièrement intéressé à la mise en espace des images en mettant de l’avant le potentiel narratif du lieu investi. Les oeuvres de Projections se répondent entre elles et utilisent la lumière comme fil conducteur, contribuant ainsi à la cohésion de l’ensemble.

Dans sa recherche actuelle, Yann Pocreau s’est questionné sur la manière d’introduire la lumière dans une image fixe. L’intervention sur pellicule réalisée par l’artiste dans son film Projections cristallise ce questionnement. Une carte postale est d’abord filmée, puis la pellicule est grattée pour former une trouée dans l’image. Une fois projetée, la cathédrale s’illumine peu à peu, la lumière du projecteur traverse l’image et éclaire la pièce pour finalement s’éteindre et recommencer. Après le visionnement du film, le visiteur pénètre dans la pièce principale de la petite galerie pour suivre ce parcours qui sert d’écrin à l’oeuvre in situ intitulée Cathédrale. L’artiste s’est principalement intéressé au rapport d’échelle dans l’architecture et à la mise en espace de l’image en intégrant des éléments présents dans la salle d’exposition (plafond bas, colonnes laissées à leur état brut qui rappellent la vocation d’origine de la fonderie, un bâtiment industriel qui a conservé certaines marques de son passé). Tout est mis en oeuvre pour créer un environnement immersif pouvant provoquer une expérience sensorielle chez le visiteur, un vertige qu’amplifie la lumière artificielle qui sort en faisceau des quelques brèches pratiquées dans le mur. L’image choisie par l’artiste, un détail de la cathédrale de Chartres érigé à l’échelle 1/1, n’est pas fortuit. L’artiste a installé l’image directement sur le mur couvrant presque l’entièreté de celui-ci. Il est à noter que cette cathédrale est considérée comme caractéristique de l’apogée du style gothique. Ici, l’artiste reproduit et recrée une représentation relativement fidèle de la cathédrale. Imposante, l’image s’insère remarquablement dans la salle et crée l’illusion d’être à l’intérieur même de la cathédrale après un supposé cataclysme dont les trouées laissent s’échapper une lumière artificielle, presque vaporeuse. Les deux colonnes o.rent un cadre au regard et à la perception de l’ensemble, permettant au visiteur de trouver le bon angle de vue. La salle obscure, éclairée uniquement par ces percées lumineuses, souligne l’e.et dramatique qui rapproche la scène du théâtral.

Ces trouées dans l’image, en référence aux Building Cuts de Gordon Matta-Clark, révèlent l’envers du décor. Dans le même esprit que l’artiste américain, Pocreau sculpte l’espace afin de créer une composition spécifique au lieu 1. Un des exemples de Building Cuts de Matta-Clark, l’oeuvre Conical Intersect réalisée à la Biennale de Paris en 1975, consistait à découper un trou dans un édifice. Cette ouverture pratiquée dans un bâtiment a révélé au grand jour et sous l’oeil des passants curieux la matière d’un édifice voué à la destruction 2. Avec Cathédrale, Pocreau fait référence à Matta-Clark dans l’idée du geste destructeur qui attaque la surface lisse de la photographie. En fait, Pocreau travaille la lumière dans un contexte de galerie, détruit une image pour construire une mise en scène, s’éloignant ainsi du contexte dans lequel opérait Matta-Clark, c’est-à-dire sur des bâtiments existants. Si l’image de Pocreau avait été laissée telle quelle, sans artifice, elle n’aurait pas eu cet effet déstabilisant. L’emploi de la lumière artificielle ajoute de la profondeur à cette installation photographique. Les débris de la destruction, laissés au sol, donnent un indice de l’intervention de l’artiste sur le lieu et confère à l’ensemble un e.et post apocalyptique.

Plus en marge, dans la même salle, la série Traversée réunit trois oeuvres sous boîtier lumineux. Chaque oeuvre est composée de cinquante et une cartes postales représentant les églises parisiennes de Saint-Laurent, de la Trinité et de Saint-Étienne-du-Mont, collées et découpées à la scie. Ces images superposées les unes sur les autres créent un volume que la découpe vient transpercer. L’artiste agit comme un archéologue qui cherche à faire émerger dans les strates du temps la lumière du passé. Celle-ci y jaillit en une fine ligne, se réfléchissant sur les parois de la vitre qui crée un halo faisant écho à l’installation photographique Cathédrale.

Autant dans ses oeuvres du début que dans les plus récentes, Yann Pocreau opère un dialogue constant entre la photographie et l’architecture. L’intégration de l’installation dans sa pratique actuelle lui permet de sortir du cadre de la photographie en tant que telle, présentée dans des formats précis. En explorant également l’objet photographique, l’artiste interroge la nature même de l’image en soulignant son caractère construit, que ce soit par l’appropriation ou par d’habiles mises en scène de la lumière qui façonnent l’espace d’exposition. Avec ces Projections, Yann Pocreau tire un fil historique en réactivant les notions de lumière, d’architecture et de corps, propres au gothique. Le rapport au corps, celui du visiteur, est d’autant plus marqué qu’il est pensé en fonction du lieu. En ce sens, la petite galerie de la Fonderie Darling agit en tant qu’espace d’expérimentation permettant à l’artiste de créer un ensemble cohérent où la lumière devient le sujet principal de cette recherche fructueuse sur la spatialité.

 

Manon Tourigny est historienne de l’art et auteure. Elle a rédigé de nombreux articles et textes pour des revues spécialisées (Ciné bulles, CV photo, esse arts + opinions, Espace et Inter), en plus d’écrire des opuscules pour différents organismes (centres d’artistes, centres d’exposition et musées). Depuis plusieurs années, elle s’implique activement dans le milieu des arts visuels, notamment au centre d’artistes DARE-DARE et à VIVA! art action. Elle fait partie du collectif de commissaires N. & M., qui centre ses recherches sur les collaborations, les processus artistiques et la contamination entre les artistes, les oeuvres et le rôle même du commissaire. Elle travaille actuellement au Centre d’art et de diffusion CLARK.

 


  1. L’artiste avait fait le même exercice dans l’exposition Anarchitectures présentée en 2012, à VU, à Québec. Dans ce cas-ci, il avait retranché une section du mur qui accueillait une de ses photographies. Cette soustraction de l’image, devenue alors objet, la déplace dans l’espace d’exposition pour révéler son caractère illusoire.
  2. Ce bâtiment devait laisser place au futur Centre Beaubourg.