Hili Perlson
N° 108 – automne 2014

If You Are So Smart, Why Ain’t You Rich?

Exposition collective parallèle à la 5e Biennale de Marrakech, « If You Are So Smart, Why Ain’t You Rich? » envisageait, comme le titre le suggère d’emblée, la divergence croissante entre la nébuleuse notion d’un savoir quantifiable (concernant autant sa production que sa dissémination) et la perte individuelle de la valeur économique au sein d’une prétendue économie mondiale du savoir 1.

Le titre de l’exposition est directement emprunté à une oeuvre de 1977 par le compositeur minimaliste Julius Eastman. L’artiste afro-américain a produit du début des années 1960 jusqu’à sa mort, en 1990, survenue dans un anonymat quasi complet. À la fin des années 1970, les titres de ses compositions devinrent de plus en plus provocateurs, politiquement engagés et radicaux avec des intitulés tels que Evil Nigger ou Gay Guerilla. Ainsi, le reproche formulé dans le titre choisi par les commissaires pour l’exposition aurait très bien pu être dirigé directement vers l’ingénieux compositeur. Alors abattu par la précarité de sa profession, le manque d’opportunités et d’une meilleure reconnaissance, Eastman développa une dépendance fatale à l’alcool et aux drogues, jusqu’à un point dévastateur qui l’obligera, sans domicile, à rejoindre les « rebuts » du Tompkins Square de New York.

Avant toute autre chose, comme l’ont déclaré les commissaires Bonaventure Soh Bejeng Ndikung et Pauline Doutreluingne, l’exposition est d’abord un hommage rendu à Eastman. Le médium sonore s’avère alors un élément fondamental de l’exposition. Toutefois, au-delà de l’hommage directement rendu au compositeur re-découvert et re-apprécié, le choix de se concentrer sur l’expérience auditive concorde également avec les défis posés par le lieu de l’exposition (et même de la biennale dans son entièreté) ; en effet, particulièrement pour les touristes, la ville de Marrakech offre une écrasante abondance de distractions sensorielles : capharnaüm. Une majeure partie des artistes participants use efficacement du médium sonore comme représentation du chaos, créant de complexes compositions auditives qui viennent réfléchir la fugacité de l’idée d’un savoir quantifiable, ou la tentative de sa valorisation.

Mais avant d’envisager les positions individuelles représentées dans l’exposition, il semble important d’indiquer d’abord quelques notions liées à une économie fondée sur la connaissance. En ce moment même, en transition vers une économie fondée sur la connaissance, l’économie globale privilégie l’innovation et la technologie comme  dynamique des marchés et ainsi, détermine le type de connaissances portant une valeur marchande solide. Au sein d’une économie globale qui subit toujours les conséquences de récentes crises financières, la montée d’une classe précaire, ainsi nommée « précariat », peut être comprise comme un signal d’alerte de ce qu’il peut advenir si une ligne droite continue d’être tracée, séparant le savoir du capital.

Le terme « précariat » est devenu une expression répandue à la suite de la publication, en 2011, de l’ouvrage de Guy Standing, The Precariat : The New Dangerous Class 2, qui, par la suite incluse dans la culture populaire, désigne le manque de sécurité financière ressentie notamment par les travailleurs indépendants et les travailleurs migrants. Toutefois, même si « précariat » ne convient pas pour qualifier une classe sociale, car il efface les différences entre les circonstances et les intérêts économiques, l’usage du terme est toujours pertinent pour créer de l’empathie et envisager une critique du travail sous le régime capitaliste.

Bien sûr, la notion de travail flexible comporte des côtés positifs, et réfléchir à un nouvel idéal de travail économiquement viable est précisément ce qui en constitue le défi. La flexibilité, comme le souligne Brian Holmes 3, entra très tôt dans le discours critique. L’usage du mot « flexible » par Holmes fait directement allusion, selon ses propres termes, au « système économique actuel, avec ses contrats de travail temporaire, sa production à “flux tendus”, ses produits d’information et sa dépendance absolue à une monnaie virtuelle en circulation dans la sphère financière. Mais il se réfère également à un ensemble d’images très positives : spontanéité, créativité, coopération, mobilité, relations avec les pairs, appréciation de la différence, et une ouverture sur l’expérience actuelle. » Ce sont les effets négatifs de la flexibilité, nommément la précarité et la valeur qui est attachée à la culture, qui sont déconcertants.

L’exposition interroge alors ce que serait la place octroyée à la culture dans une société où la valeur économique serait de chercher dans la pensée créative ? Le terme d’« économie de la connaissance » fut popularisé dans les années 1970 par le sociologue américain Daniel Bell 4. Déjà à cette époque, Bell remet en question les attentes à l’égard de la culture dans les sociétés capitalistes de consommation. Plus récemment, dans son analyse des relations complexes entre culture et capital, Culture Class 5, l’artiste et penseure Martha Rosler affirme que « le lieu […] a supplanté le temps comme dimension opératrice d’un capitalisme avancé et mondialisé (et post-industriel ?) ». Elle avance que de la nommer ainsi «classe de la culture» était la force motrice réticente (et précaire) en marche derrière l’embourgeoisement, s’évinçant en dehors des zones urbaines qu’elle a contribué à rendre attirantes pour les agents immobiliers. Ainsi, ces dernières décennies, la culture a été récupérée pour servir les intérêts économiques privés. Sa recherche condamne directement l’identification faite par Richard Florida 6 d’une classe socio-économique montante qu’il qualifie alors de « classe créative » :

« En réexaminant l’histoire des transformations urbaines d’après-guerre, je considère la culture du monde de l’art d’un côté, et, de l’autre, les façons avec lesquelles les formes prises par l’expérience et l’identité sous le régime urbain rendent chimérique la recherche de certaines caractéristiques désirées pour les espaces que nous visitons ou habitons. Compte tenu des hypothèses de Richard Florida et d’autres concernant cette classe créative, il nous faut d’abord démanteler puis réunir l’effort urbaniste et culturel de cet argument. J’aimerais soutenir, avec de nombreux autres observateurs, que, dans toute analyse du capitalisme d’après-guerre, le rôle de la culture est devenu central. »

En plus du manque croissant d’espaces abordables dans les centres urbains amenant la disparition d’une classe de la culture dans ces zones, l’exposition If You Are So Smart, Why Ain’t You Rich? s’attarde également sur la notion de savoir comme hétérogène, transculturelle et subjective. Dans le contexte de l’exposition, la connaissance n’était pas limitée à la production scientifique, mais au contraire, elle s’étendait à un héritage et à une diversité épistémologique plus large.

 

Située dans l’enceinte de l’École supérieure des arts visuels de Marrakech, l’exposition se déploie au deuxième étage ainsi que dans la cour de l’institution. L’artiste sonore et vidéo nigérien Emeka Ogboh représente peut-être le plus directement la relation entre la connaissance « alternative » et les tendances commerciales. Son installation, Oshodi Stock Exchange (2014), combine son, musique expérimentale et dispositif LED, affichant le catalogue de ventes des marchands ambulants des rues de Lagos, données à la fois authentiques et fictives. Enregistrés directement sur le terrain, les appels bruyants des vendeurs ambulants pour attirer les clients sont couverts par une composition musicale produite en collaboration avec le compositeur Kristian Kowatsch. Appelée système D, l’économie parallèle développée dans le marché de rue de Lagos est gouvernée par ses propres règles et nécessite donc certaines connaissances locales. Itinérant, flexible et non réglementé, il est, pour beaucoup, un moyen de survie crucial. Minimaliste mais riche d’informations, l’installation porte son discours autour de la notion utopique d’un secteur officieux, la résistance relative au marché boursier « régularisé » qui spécule sans scrupules jusque sur le prix de la nourriture.

D’autres perspectives d’économies alternatives étaient illustrées dans les installations, également sonores et vidéos, de Younes Baba Ali. Son Carroussa Sonore (2012) est une réplique de la traditionnelle carroussa, un chariot à roulettes habituellement utilisé comme stand de vente ambulant pour la distribution de disques coraniques. Mais ici, au contraire, la carroussa est fabriquée à partir d’éléments de récupération et diffuse des paysages sonores expérimentaux dans les rues de Rabat. Détournée de sa fonction d’origine, elle attire l’attention sur les caractéristiques sonores uniques du dispositif, mais aussi sur l’apparition, dans la rue, d’interactions spontanées à l’égard des effets « son et spectacle ». Dans sa déambulation, la carroussa constitue un réseau éphémère de passants curieux (y compris des hommes en uniformes) qui prenaient le prospectus explicatif du chariot.

La production dans un système chaotique, la résistance relative à la régularisation, et donc l’existence d’organisations en marge et en parallèle des modèles officiels, étaient d’importantes préoccupations réfléchies dans de nombreuses oeuvres présentées.

L’artiste et théoricien de la culture Brandon Labelle soulignait l’importance, pour la dissémination de connaissances utiles, de la création de réseaux autosuffisants et indépendants. Titré Hobo College for Itinerant Studies (Confessions of an overworked artist) (2014), son installation, dans la cour de l’école, s’apparentait à un campement de fortune. L’oeuvre est une référence directe au Hobo College (« l’Université vagabonde ») fondé en 1908, à Chicago, par le physicien, réformateur et anarchiste Ben Reitman. En plus d’initiatives d’aide dans les rues de Chicago pour les travailleurs migrants, l’université offrait également un lieu de rassemblement et d’échanges, prodiguant diverses informations utiles. L’université accueillait des lectures sur des sujets très larges : de la philosophie à l’hygiène personnelle, aux politiques et aux lois du vagabondage. Labelle suggère alors que ceux que l’on désigne aujourd’hui par le terme « précariat » ne sont pas dissemblables à la figure des vagabonds du début du XXe siècle. Il cite Nels Anderson qui, dans les années 1920, recommandait que pour s’occuper du vagabond, « la société doit aussi réfléchir aux forces économiques qui ont forgé son comportement ». Dans sa volonté de lier l’offre du travail à l’esprit de la « route », la culture du vagabond (Hobo) était aussi une source florissante pour la pensée anarchiste, l’organisation sociale et la protestation politique – le vagabond était une figure non seulement à la recherche d’emploi, mais aussi d’un mode de vie libre. Labelle couvre les tentes éparpillées dans toute la cour de slogans tels que « Precarious Art Dog » ou encore « Creative Workers Unite ». Une oeuvre audio diffuse une conversation fictionnelle entre différents « artistes-vagabonds », discutant ainsi des questions de labeur, de loisir et de liberté. Même si le projet est en quelque sorte ironique, il n’est pas absurde d’y voir des échos aux arguments clés énoncés lors du mouvement Occupy.

Il va sans dire que plusieurs artistes participants ont également réfléchi aux thèmes de la surveillance et de la production massive de données. Cependant, le sujet était abordé de manière indirecte, à travers des quêtes idéalistes, bien que touchant l’invisibilité. L’installation de Marco Montiel Soto se constituait d’une table sur laquelle s’étendait une carte du Maroc, assemblage de témoignages, amulettes, tickets et éphémères de son voyage dans la région du Maghreb. Deux vidéos documentent le voyage de l’artiste sur la route, nous montrant toutes les curiosités que la région offre, des charmeurs de serpents aux musiques enchanteresses. Titrée Memories are Made of Chance and Mistakes, Archaeology of a Journey in Morocco (2014), l’installation présente un lieu onirique où l’on se perd dans la médina labyrinthique, le dédale du désert ou entre les mains d’un « guide » douteux, malgré l’ère de la toute-surveillance satellite. Un extrait du livre Junky de William S. Burroughs, décrivant les impressions embrumées du personnage après une prise d’héroïne, devient ici une métaphore romantique de Marrakech, image façonnée par la génération de Burroughs, aujourd’hui difficile à saisir. En choisissant cette citation, Soto aurait pu tout aussi bien se demander si la recherche pour la liberté individuelle doit nécessairement être synonyme de comportements marginaux, voire de la mise en danger de soi-même ?

Lukas Truniger et Ali Tnani forment un duo d’artistes Suisse-Tunisien, et leur projet collaboratif Crackling Data Machine (2014) est une expérience DIY absurde de piratage artistique. S’appropriant les techniques douteuses de la collecte de données, ils ont élaboré une machine qui transforme en son les données qu’elle récolte grâce à un environnement de réseaux sans fil. Le son est reproduit dans l’exposition par un objet métallique, à la fois sculpture et instrument musical. L’installation est une représentation auditive et physique de la matière digitale et immatérielle. L’oeuvre peut être perçue comme maladroite, mais c’est précisément cette gaucherie qui produit du sens – les informations digitales et immatérielles déterminent presque tous les aspects (économiques) de nos vies. C’est ici une tentative ratée de raccord avec des valeurs tangibles et compréhensibles.

En dernier lieu, l’exposition approche une notion développée par Édouard Glissant : l’histoire ne peut être laissée aux seules mains des historiens. Il faut reconnaître qu’amener des pensées postcoloniales dans le cadre de la biennale de Marrakech est un sujet brûlant, et l’exposition principale de celle-ci souffrait trop souvent de représentations littérales de ces théories. Cependant, en se concentrant sur le médium sonore, cette exposition tend à montrer comment les artistes revisitent des narrations historiquement établies et des visions largement acceptées du passé, tout en posant des questions sur la propriété et le contrôle de l’information.

Ainsi, dans leur projet and who sees the mystery (2014), Gilles Aubry et Zouheir Atbane évoquent le rapatriement, en 2010, de Washington à Tanger, de la collection de musique traditionnelle marocaine de Paul Bowles. Ce travail de recherche collaborative consistait notamment à expérimenter la réception de ces enregistrements datant de la fin des années 1950 aux années 1970 dans le Maroc d’aujourd’hui. Prenant la forme d’une vidéo et d’une installation sonore, l’oeuvre cherche à déstabiliser les politiques d’invisibilité en établissant des correspondances entre la figure de Paul Bowles autoproclamée « spectateur invisible », le voile des femmes musiciennes porté par stratégie de résistance contre le colonialisme, et le rideau pythagoréen de la musique française acousmatique.

Duk Hee Jordan explore la culpabilité comme un des éléments formateurs de notre culture et de notre mémoire collective. Jordan travaille avec des pierres qu’elle envisage comme médium, témoins et réserves d’informations historiques – c’est ensuite à nous de trouver comment en extraire l’information. Deux pierres recueillies dans l’aérodrome de Kandahar, base militaire des États-Unis (KAF) en Afghanistan, sont arrimées à une machine métallique. Pressées l’une contre l’autre, elles produisent du son et du sable symbolisant les notions de mortalité et de temps. L’oeuvre Obsidian (2014) présente, quant à elle, une roche volcanique collectée dans les montagnes islandaises après l’irruption, en 2010, du volcan Eyjafjöll. Par un lent mouvement mécanique, un cristal de quartz frotte la surface de l’obsidienne. Il nous est précisé que, dans des centaines d’années, la surface de l’obsidienne sera aussi polie que celle d’un miroir.

Prévoir à quoi ressembleront les conditions économiques du travail, dans les siècles à venir, n’est qu’une question de spéculation. Néanmoins, tenter de coordonner des modèles de travail flexible avec des travaux artistiques et créatifs financièrement viables est une idée qui a émergé, comme l’avance Holmes, depuis plus de cinquante ans déjà. Aspiration apparue dans les années 1960, elle connaît encore aujourd’hui une rupture concise qui peut être résumée dans le titre d’Eastman If You Are So Smart, Why Ain’t You Rich?  Savoir que la plupart des artistes participants ainsi que les commissaires de l’exposition habitent Berlin est aussi révélateur : en raison de ses loyers abordables, la ville est connue pour encourager la créativité. Si, comme l’avance Rossler, le lieu a supplanté le temps comme dimension opératrice du capitalisme, c’est aussi devenu la condition d’un temps flexible.

Ainsi, l’exposition met le doigt sur le problème en formalisant un défi paradoxal : d’un côté, il semble vital de résister à la récupération des centres créatifs par la croissance, et d’un autre côté, de contester la marginalisation de la production de connaissance rendue financièrement « non-viable ».

Traduit par Gauthier Lesturgie

 

Hili Perlson est auteure et critique née en Israël, basée à Berlin depuis 1999. Diplômée d’une maîtrise en littérature américaine et française, ainsi que d’études des médias à l’Université Humboldt de Berlin, ses champs d’intérêt vont des représentations des identités hybrides, de la production artistique transculturelle aux discours théoriques autour de la mode comme médium porteur d’une (sous-) culture. De 2010 à 2014, elle était rédactrice adjointe de Sleek Magazine et ses écrits sur l’art, la culture et la mode ont été publiés dans de nombreux catalogues d’expositions et des publications telles que artforum.com, Art in America et Osmos. Elle est également la cofondatrice du magazine en ligne META et est professeure attestée de Pilates.

 


  1. L’exposition If You Are So Smart, Why Ain’t You Rich?  a eu lieu du 28 février au 22 mars 2014 . l’école supérieure des arts visuels de Marrakech. Artistes : Gilles Aubry et Zouheir Atbane, Younes Baba Ali, Tal Isaac Hadad, Anne Duk Hee Jordan, Brandon LaBelle, Marco Montiel-Soto, Emeka Ogboh, Lukas Truniger et Ali Tnani, Paolo Bottarelli, Evgenija Wassilew. Commissaires d’exposition : Bonaventure Soh Bejeng Ndikung et Pauline Doutreluingne. Commissaires adjoints : Gauthier Lesturgie et Anneli von Klitzing.
  2. Guy Standing, The Precariat : The New Dangerous Class, Londres, Bloomsbury, 2011.
  3. Brian Holmes, The Flexible Personality, For a New Cultural Critique, http://eipcp.net/transversal/1106/holmes/en, 2002.
  4. Daniel Bell, The Coming of Post-Industrial Society. A Venture in Social Forecasting, New York, Basic Books, 1973.
  5. Martha Rosler, Culture Class, Berlin, Sternberg press, 2013, p. 74-75.
  6. Richard Florida, The Rise of the Creative Class : And how it’s transforming work, leisure, community and everyday life, New York, Perseus Book Group, 2002.