Nicole Gingras
N° 107 – printemps-été 2014

Jacques Bilodeau. Un homme et une machine

Masses
2150, Rue St-Clément, Montréal
En collaboration avec la
Galerie Joyce Yahouda
25 Janvier—
22 Février 2014


 

Avec Masses, sa plus récente oeuvre, réalisée dans un espace industriel, Jacques Bilodeau poursuit sa recherche de formes et d’espaces modulables et continue de déstabiliser le visiteur de ses installations. D’abord loué pour y travailler et explorer de nouvelles relations entre matériaux, plans, surfaces, formes et mouvement, l’« atelier » s’est métamorphosé en oeuvre 1 — un lieu anonyme donnant naissance à une impressionnante installation sculpturale, théâtre d’un singulier ballet mécanique industriel. L’artiste y réunit des matériaux familiers : feutre, acier, cuir et caoutchouc ; des artéfacts industriels : poulies, chaînes, rails, moteurs, engrenages et câbles ; des complices : la lumière, le temps, le mouvement.

Une pièce rectangulaire en béton, percée de fenêtres recouvertes d’une pellicule translucide filtrant la lumière du jour, est envahie par un ensemble de six formes distinctes. Cinq défient la gravitation et semblent flotter, en suspens à quelques centimètres du sol, malgré la sensation de lourdeur qui s’en dégage. Accrochés à des poutres d’acier fixées au plafond, reliés à des rails permettant glissements et rotations, ces éléments, en se déployant dans l’espace, créent divers volumes ; des espaces se font et se défont et s’agencent sous nos yeux. Mus par un mécanisme hydraulique, trois d’entre eux se déplacent lentement et avec fluidité. Ils se déplient, s’inclinent, basculent, pivotent. Les plans glissent les uns vers les autres, se touchent à peine, évitent une collision anticipée. Diverses configurations d’espaces se créent, cernant des volumes distincts, resserrant le vide ou bloquant la vue. Une forme cylindrique en caoutchouc complète cette étonnante composition et crée un contrepoint statique (sorte de « contrepoids » visuel au mouvement). Le sixième élément — une armature d’acier recouverte de feutre — repose sur le sol. Distinct par sa forme aux volumes arrondis et par sa structure, exclu du mécanisme hydraulique 2, il fait figure de « satellite » de l’installation, bien que sa présence confortable (on peut s’y blottir) renforce la notion de masse évoquée par le titre.

Le titre, Masses, se distingue des titres précédents, porteurs de métaphore. Ici, l’image est sans équivoque et renvoie à une présence concrète, à la réalité physique d’une forme, à la prégnance d’une expérience. Ce mot simple évoque une accumulation d’éléments, un poids et un volume, la forme et l’informe. La masse dans sa présence matérielle semble écarter la magie ou la tenir à distance : le visiteur est plongé dans une puissante matérialité, dans le mouvement des formes et des surfaces, ainsi que dans les sons de leurs déplacements. L’image du travail s’impose : les formes de cuir et de feutre sont cousues à la main ; les plaques d’acier sont taillées en usine ; l’oeuvre est née d’un impressionnant chantier. Résolument monumentale, Masses est toutefois à l’échelle humaine : paradoxe qui déclenche chez l’observateur un trouble dans la perception des échelles et une percée vers l’imaginaire.

Surgit l’évocation d’un monde dont l’échelle pourrait s’apparenter à celle de l’enfant (intimité d’un espace exigu, clos pour se cacher, s’abriter, pour disparaître ; piège ou refuge ; barrière) et aux souvenirs qui lui sont associés. La sensualité est omniprésente, presque étouffante. La relation à l’animal s’opère à différents niveaux : le cuir — donc, l’animal qui a perdu sa forme et auquel l’artiste redonne une masse ; la couleur du feutre ; le grincement de deux surfaces d’acier ou la « respiration » du système hydraulique qui rappellent la plainte d’un animal. Masses déploie une succession de mondes autres.

La préoccupation de Jacques Bilodeau pour la transformation des formes et des matériaux devient, avec Masses, une réflexion sur la modulation. Ce qui frappe, d’abord, c’est la lumière dans laquelle baignent le lieu et l’oeuvre — cette même lumière qui rend parfois impossible de distinguer s’il s’agit d’acier ou de cuir, d’acier ou de feutre. Si l’oeuvre se définit dans le mouvement, le visiteur doit également se mouvoir autour d’elle, invité à l’extérieur et à l’intérieur des espaces que la machine circonscrit, bien que la frontière ne soit pas aussi claire qu’on puisse l’imaginer. Les mouvements au coeur de l’installation sont lents et fluides, produits par une mécanique hydraulique actionnée par l’artiste, proposant au visiteur une expérience additionnelle, complémentaire à celle de la contemplation des formes immobiles. Les frontières entre surface, volume et espace s’estompent. Le visiteur passe progressivement d’un espace pictural, où la lumière glissant sur les surfaces d’acier et de cuir rappelle la chaleur du clair-obscur, vers un espace sculptural aux volumes définis ; d’un espace industriel (poutres d’acier, poulies, rails) à un espace architectural (murs qui coulissent, panneaux qui laissent entrevoir une trouée, corridors exigus, plans inclinés) ou à une salle des machines.

L’artiste, concepteur, se transforme en machiniste. Jacques Bilodeau insiste pour ancrer son installation dans l’univers analogique 3. Il doit animer lui-même l’installation, sans pour autant que ses gestes soient associés à une pratique de performance. Modulation. Masses ne peut exister sans le mouvement insufflé par l’artiste. L’oeuvre et l’artiste font corps. Un inédit.

Que recherche Jacques Bilodeau avec ce déploiement d’énergie mécanique et d’énergie contenue, avec cet espace chorégraphié, accompagné de sons grinçants 4, de bruits rappelant l’atelier de soudure ou celui d’un mécano ? Il propose une expérience liée à la contemplation et à l’action, réunissant les conditions propices à des états d’un corps dans l’espace : suspension, oscillation, hésitation ou flottement — ces petits vertiges, ces légers déséquilibres où les repères se dissolvent, où souvenirs et sensations refont surface. L’artiste nous offre une machine sensible : machine à rêver des espaces impossibles, dans l’esprit de la « machine inutile » comme Jean Tinguely se plaisait à qualifier ses propres inventions sculpturales ; machine sensuelle ; machine absurde retraçant des images et des sensations enfouies ; machine pour se retrouver ; machine pour passer le temps. Jacques Bilodeau a créé une machine de mémoire, stimulant les sens de la vue, de l’ouïe, du toucher et de l’odorat. La rencontre avec l’oeuvre et les espaces affectifs qu’elle déploie sont uniques à chaque visite.

 

Nicole Gingras est commissaire, auteure et chercheuse. Ses plus récents projets de commissariat sont Les formes du temps (2010), Machines – Les formes du mouvement (2012), Raymond Gervais 3 x 1 (2011 et 2012) et Jan Peacock – The the (Things that go in the horizon) (2014). Elle est également programmatrice invitée au Festival International du Film sur l’Art (FIFA) et chargée d’enseignement à l’Université Concordia.

 


  1. Ce principe de métamorphose régit la pratique de l’artiste, qu’il s’agisse de maisons qu’il redessine, de mobiliers devenant sculptures modulables ou transformables, d’installations ou d’objets. Les oeuvres les plus réussies de Jacques Bilodeau sont celles qui avalent l’espace dans lequel elles se déploient. Masses est de cette famille.
  2. Pour expérimenter cette forme dont les axes vertical et horizontal sont mobiles, il faut user de force. Une fois le visiteur lové dans la forme, la base de la structure tangue lorsqu’on s’y déplace, entraînant un léger mouvement d’oscillation et de déséquilibre.
  3. Cette précision est importante à une époque où les artistes privilégient des dispositifs mécaniques déclenchés à distance par des détecteurs de mouvement.
  4. Si précédemment, le visiteur a éprouvé une qualité de silence (certaines formes de Faire son trou (2010), par exemple), le vocabulaire sonore généré par le système hydraulique de Masses et habilement intégré à l’oeuvre s’apparente à des recherches bruitistes par la nature des sons industriels produits.