André-Louis Paré
N° 123 – automne 2019

Transparence

Force est de constater que le mot « transparence » est aujourd’hui de plus en plus présent dans le discours de l’administration publique, de l’éthique des affaires et dans toutes formes de commerces de biens et de services. Pas un jour ne passe sans que cette notion soit employée afin de rappeler l’importance du lien de confiance qui doit primer dans la communication entre les divers partenaires publics ou privés. De toute évidence, dans ce contexte, la transparence est une « valeur relationnelle » 1. Aussi, pas étonnant que ce soit avec l’avènement de l’espace public au 18e siècle que l’idée de transparence s’impose peu à peu d’un point de vue éthico-politique. L’objectif est noble : la société civile, si elle doit s’émanciper vers un régime de droit, a besoin de transparence pour se développer. Et qui dit transparence, dit libre accès à l’information en vue de prendre des décisions éclairées. En effet, au sein d’un régime démocratique, où chacun devrait pouvoir émettre son opinion librement, rien ne doit être caché ni suspecté. Mais les choses sont-elles aussi limpides ? Au sein d’un régime démocratique où la notion de communication s’est déplacée vers le mode numérique, l’idéal de transparence ne risque-t-il pas de cacher d’autres intentions ?

Dans un livre intitulé La société transparente, paru en 1990 dans sa version française 2, le philosophe Gianni Vattimo laissait entrevoir un avenir prometteur à la notion de transparence, principalement pour le partage du savoir. Avec l’avènement de la société de l’information, il pensait que les nouvelles technologies pouvaient contrecarrer les abus des régimes politiques autoritaires et leur mainmise sur les communications. Bien avant les gestes menés par Edward Snowden qui a dénoncé les abus de l’État en divulguant les détails de plusieurs programmes de surveillance de masse, Vattimo encensait le pouvoir alternatif des réseaux de communication au sein d’une culture plurielle. Mais quelques années plus tard, il a dû convenir que ces nouvelles technologies ne pouvaient pas toujours remplir leurs promesses de libre circulation de l’information. Bien au contraire, l’espace public, de plus en plus ancré dans le numérique, profite aux entreprises privées ou publiques qui intensifient les possibilités de surveillance de nos habitudes et de nos comportements. Idéalement perçu comme un outil d’émancipation, l’espace public numérique est devenu un moyen de domination en se métamorphosant en un réseau de contrôle. Du moins, c’est ce que dénonce le philosophe Byung-Chul Han dans un ouvrage à saveur pamphlétaire 3. Pour lui, la supposée valeur relationnelle de la transparence s’est transformée en valeur commerciale, laquelle se manifeste au sein d’une société qu’il qualifie de « pornographique ». C’est que la transparence informatisée, l’épineux partage numérique, encourage l’obsession d’établir une visibilité continue du réel, sans égard pour la vie privée, mais également pour « la négativité du secret et de la dissimulation ». Dans ce contexte, qu’en est-il des pratiques artistiques ?

Certes, dans le domaine esthétique, la valeur relationnelle d’une œuvre dans laquelle il serait aussi question de transparence n’est pas nécessairement d’ordre politique. Toutefois, un des faits marquants de la modernité s’accomplira dans le développement de l’industrie du verre. Comme matériau de construction qui laisse passer la lumière et réinvente le rapport intérieur-extérieur, le verre devait révolutionner en profondeur notre façon d’habiter le monde. Plusieurs penseurs du début du siècle dernier, dont Walter Benjamin, feront de la « maison de verre » un lieu où l’idée de transparence s’accorde avec celle de la communauté et de l’environnement extérieur. Il est de ceux qui voient dans cette utilisation massive du verre une façon nouvelle d’exprimer le besoin de partage et d’ouverture propice à la société de demain 4. Cependant, comme mentionné précédemment, on se doute bien que cette pureté translucide cache aussi des effets oppressifs. Avec cette obsession de tout montrer se faufile un désir de maîtrise de notre manière d’être dans le monde. C’est oublier que l’image de la maison de verre symbolise également un contrôle sournois sur nos vies.

Pour ce dossier, Taisuke Edamura nous propose fort à propos une réflexion critique sur la relation entre la transparence et l’architecture. En s’appuyant sur certaines œuvres des artistes Wyn Geleynse et Iñigo Manglano-Ovalle, Edamura analyse « la réalité paradoxale de l’architecture du verre qui combine ouverture visuelle et confinement physique ». L’aspect critique quant à la transparence se fait aussi sentir dans le texte de Darian Goldin Stahl. À partir des œuvres de Marilène Oliver et Laura Ferguson, Goldin Stahl montre en quoi il importe pour ces artistes d’extraire le corps transparent du domaine de la santé afin, dit-elle, « d’utiliser leurs scans en vue de saisir les mouvements, les émotions, le contexte ou la vivacité d’esprit que contient le corps malade ou handicapé ». De son côté, Véronique Millet propose une analyse de certaines œuvres de l’artiste David Spriggs pour qui il importe de réfléchir comment la visibilité, permise par le phénomène de la transparence, peut être « une entrave non seulement à l’intimité, mais surtout à la liberté ». Dans son texte, Millet consacre également une analyse ayant pour objet quelques installations de l’artiste Stanley Février qui souhaite mettre en lumière « des enjeux que les autorités préfèreraient sans doute dissimuler ».

Si la transparence s’associe avec la visibilité et l’opacité avec le secret, cette dimension dichotomique constitue, selon Bruno Nassim Aboudrar, les deux régimes de visibilité qui réfèrent respectivement au monde occidental et au monde moyen-oriental. C’est dans ce contexte culturel que l’auteur analyse comment le voile est devenu musulman. D’ailleurs, pour Aboudrar, ce sont les artistes iraniennes, notamment Shokoofeh Alidousti, Mehraneh Atashi et Shirin Neshat, qui « expriment le mieux ces paradoxes du voile musulman, signal rémanent d’opacité dans un monde, en fait, entièrement gagné au régime de visibilité de la transparence ». C’est sous un tout autre horizon qu’Aude Launay présente, dans son texte, quelques pratiques artistiques, dont celles de Jonas Lund et de Harm van den Dorpel, qui rendent compte de la technologie de la Blockchain. Pour Launay, c’est « au niveau de la pratique artistique en tant que telle que les avancées des blockchains se font le plus sentir », même si bien peu d’artistes « en explorent réellement les potentialités ». Enfin, mon texte rappelle brièvement le développement de la notion de transparence au sein de la modernité esthétique. En m’appuyant sur quelques œuvres de Michel de Broin, dans lesquelles la lumière électrique importe, et en référant à une vidéo de François Lemieux, où il est question de l’évolution du concept de transparence à travers le développement du verre, je propose d’examiner les façons de contourner l’idéologie de la transparence. Pour compléter cette réflexion, on peut lire, dans la section « Art public et pratiques urbaines », un article de Josianne Poirier sur des propositions artistiques de Sheena Hoszko et du collectif new yorkais Mi Casa No Es Su Casa : Illumination Against Gentrification « qui ont recours à la lumière a n de révéler la gentrification et ses conséquences délétères ». Enfin, l’entretien d’Élisabeth Piot avec Ghislaine Vappereau porte sur la sculpture et la transparence dans l’œuvre de cette dernière, mais aussi d’autres artistes qui ont marqué l’histoire de la sculpture en Occident.

En marge de ce dossier, ce numéro d’ESPACE art actuel propose, en plus des comptes rendus d’expositions et de livres reçus, un entretien de Ji-Yoon Han avec l’artiste Valérie Blass au sujet de son exposition Le parlement des invisibles, présentée jusqu’au 1er décembre 2019 au Musée des beaux-arts de l’Ontario. Puis, dans le volet « Événements », les textes de Julie Richard et de Marie Perrault relatent, respectivement, les hauts faits de la Biennale de Venise et de la Manif d’art 9 de Québec.

 


1. Pierre Bernier, « Transparence », dans L. Côté et J.-F. Savard (dir.), Le Dictionnaire encyclopédique de l’administration publique, 2012. [En ligne] : www. dictionnaire.enap.ca
2. Gianni Vattimo, La société transparente, Paris, Desclée de Brouwer, 1990 [1989].
3. Byung-Chul Han, La société de transparence, Paris, PUF, 2017 [2015].
4. Léa Barbisan, « Vivre la transparence », Sens public. [En ligne] : http:// sens-public.org/ article1257.html