Marie Siguier
N° 121 – hiver 2019

Tomás Saraceno : orchestrer les relations interespèces

« Pour mettre fin à la désertification du cosmos, il aura fallu retisser les fils coupés de la matière à la vie,
des vivants aux hommes, des choses aux hybrides1. »
–Pierre Montebello

Au sein d’un écosystème tissé de relations avec d’autres entités animales, végétales, organiques, l’humanité n’a cessé d’accroître sa présence jusqu’à l’émergence du concept d’Anthropocène, nouvelle ère dans laquelle l’humanité, devenue la force géologique prédominante, menace d’entières écologies. Ce néologisme, apparu au tournant des années 2000, sous la plume du prix Nobel de chimie Paul Crutzen, s’est diffusé dans le sillage des penseurs de l’écocritique. Apparentés aux subaltern studies, les études animales, le réalisme spéculatif, l’ontologie orientée sur l’objet ont vu le jour dans la perspective d’une réconciliation des dualismes entre l’humain et l’animal. Fondé sur la pensée humaniste, l’anthropocentrisme occidental a positionné l’humain comme espèce supérieure, régulatrice de l’ordre du monde, plaçant l’animalité en dehors des caractéristiques du monde humain et la soumettant à un processus de domestication et d’exploitation sans précédent. À rebours de l’idée selon laquelle l’humanité serait placée dans un rapport de rupture ontologique vis-à-vis de l’animalité, Jean-Marie Schaeffer pense à une continuité entre les vivants et les hommes dans La fin de l’exception humaine2, redonnant toute sa légitimité au naturalisme.

Loin d’appliquer des normes anthropocentrées à la vie non humaine, l’artiste argentin Tomás Saraceno, dont la recherche se déploie à la croisée des arts, de la science et de l’architecture, tisse divers réseaux épistémiques et matériels pour repenser la porosité entre l’humain et le non-humain. La crise environnementale résiderait dans notre incapacité à accueillir les entités souvent invisibles qui partagent notre monde. Endossant le rôle de l’éthologue et aidé d’arachnologues, de chercheurs et d’architectes, il porte son attention sur le comportement des araignées, aveugles et sourdes, dont il collectionne inlassablement les toiles, matière première de ses sculptures composées par diverses espèces dont il supervise la morphogenèse. Sa carte blanche ON AIR3 métamorphose le Palais de Tokyo en une chambre d’écho où s’hybrident les bruissements imperceptibles du vivant. Physiologique, l’exposition s’organise autour de climats, de flux; glissant du visible vers l’invisible, du biologique vers l’atmosphérique. Plongeant les lieux dans une nuit ininterrompue, l’artiste-laborantin orchestre la polyphonie aléatoire et évolutive des forces élémentaires de la nature, des poussières, des musiciens humains et non humains. Il nous invite à sonder ces voix inaudibles, un chant d’inframince, une cohorte de phénomènes sensoriels non circonscrits par l’appareil perceptif humain. Le Palais de Tokyo devient une membrane sensible, connectant les appareils sensoriels des individus aux pulsions de la biosphère. Cette vaste tentative d’harmonisation cosmique croise diverses traditions de pensée : phénoménologie de l’habitation de Martin Heidegger, philosophie deleuzienne de la musique, théories post phénoménologiques et néo vitalistes de la rencontre, de l’affect et de l’hybridité de Donna Haraway ou de l’acteur réseau de Bruno Latour.

Dès 1930, Jakob von Uexküll, fondateur de l’écologie, supposait une infinité de mondes perceptifs propres à chaque espèce, une multitude d’umwelten4 (environnements-mondes) parfaitement accordés tel un grand orchestre. Hughes Raffles dans Insectopedia décrit le monde des insectes comme « un brouhaha constant de l’acoustique […] un monde vibrant qui nous dépasse amplement5. » Dans What Animals Can Teach Us About Politics6, Brian Massumi introduit les notions de jeu, de sympathie et de créativité dans le concept de nature et reconsidère l’une des aptitudes pour laquelle l’humanité revendique un monopole : la constitution d’un langage. Si l’extrême richesse des sonorités et des chants animaux renforce l’hypothèse d’un intérêt pour le son au-delà des impératifs biologiques, est-il possible d’élargir nos sens afin de percevoir et de communiquer avec d’autres umwelten de notre horizon cosmique ?

Dans l’obscurité de la première salle, Webs of At-tent(s)ion dévoile soixante-seize toiles arachnéennes telles de minuscules univers, de fins faisceaux immatériels. Suspendues dans l’air, ces géométries denses ou dilatées, ordonnées ou chaotiques, se démultiplient en d’infinies galaxies. Construites par des araignées sociales, semi-sociables et solitaires, ces structures hybrides et multi générationnelles symbolisent l’émergence d’un espace commun où diverses espèces s’observent au sein de ce devenir communautaire. Éclairés d’un rai de lumière dont l’intensité fluctue selon les vibrations transmises par les arachnides, les fils de soie frémissent sur notre passage. Errant au milieu de ces constellations, écoutant la danse de la poussière cosmique, le public intègre une composition musicale collective où résonnent les basses fréquences sonores. Il expérimente la manière dont humains et non-humains sont enchevêtrés dans une myriade d’événements qui les transcendent inéluctablement. Ces sonorités étranges déferlent à un rythme interrompu et guident les tâtonnements dans ce vaste trou noir, happant les sens pour les ouvrir au cosmos.

Saraceno pense un univers pluraliste constitué d’une pléthore de centres d’expérience. Ces cités arachnéennes sont, selon l’artiste, des « instruments de musique » inspirés de la bioacoustique. Cette science, établie en 1925 par le biologiste Ivan Regen, étudie les signaux émis par les espèces d’un point de vue acoustique et éthologique. Dans le prolongement des conceptions deleuziennes de la musique, Saraceno étudie ainsi les rythmes naturels et les langages animaux comme une voie d’élargissement de l’être aux forces du vivant. La bioacoustique perce la sphère muséale : des bruits de tissage, de frottement, de tambourinage créent un fond sonore. Cette jam-session cosmique interroge la signification de l’espace vocal que chacun s’approprie et son rôle au sein d’une plus large orchestration. Par l’intensification de ces phénomènes sensibles, l’artiste réduit les voix humaines pour laisser s’exprimer celles de mille autres êtres. Saraceno recherche une harmonie capable d’empiéter sur le concept pythagoricien de la musique des sphères en tant qu’harmonie universelle; une harmonie subtile déterminée par les lois naturelles liant les fréquences imperceptibles d’une toile d’araignée aux canaux de l’ouïe humaine.

Recréant un paysage cosmique et son fond sonore au sein d’un centre d’art, l’artiste théâtralise la transition de l’extérieur vers l’intérieur, de l’ordinaire à l’extraordinaire, qui caractérise l’expérience du sublime burkien7, en vertu de ses effets immersifs, des états de sidération et de ravissement expérimentés. Jouant de la cécité partielle du visiteur et de la fragmentation spatiale par la prolifération des réseaux qui brouillent les divisions scalaires, il interroge les limites des sens humains, permettant d’interagir avec des entités naturelles qui seraient impalpables sans la médiatisation des technologies. L’observation d’autres espèces agit ainsi comme un acte de décentrement de l’idiosyncrasie du sujet et représente une approche épistémique possible pour apprendre à sentir le monde et à calibrer sa présence. Par l’inclusion préalable de l’humain dans des mondes sensibles animaux, l’œuvre opère l’éclatement de notre perception en nous rendant solidaires des vies furtives. Traversés par les vibrations, ressentant ces altérités dans leurs corps, les umwelten des araignées, des humains et des corps cosmiques, comme les sphères de Peter Sloterdijk, retentissent à l’unisson.

Dans When Species Meet8, la primatologue et philosophe Haraway décrit des lieux d’attachement et de rencontre entre les espèces intra agissantes, prenant position pour une cosmopolitique. Apprenant à cohabiter à divers niveaux de complexité, humains et arachnides partagent un rapport de responsabilité, de respect moral. En déplaçant les modes d’attention, en construisant un espace d’écoute, Saraceno participe à la construction de nouvelles sensibilités. Cotissée par diverses colonies, la toile hybride devient un outil épistémologique puissant pour construire des habitats à partir de relations. Chaque réseau incorpore des devenirs multiples, animaux, végétaux, cosmiques; chaque toile façonne des êtres sociaux.

Partant de l’altérité, Tomás Saraceno esquisse une recomposition du monde sans exclusivité humaine par l’élargissement de la socialité à tous les êtres. Il tente d’établir un monde commun sans rompre les liens qui nous rattachent à nos mondes singuliers. Au lieu de regarder la Terre à travers l’étroite portée de la perception humaine, il élargit la conscience, invitant à devenir des homo flotantis, futurs citoyens de l’Aérocène, cette ère utopique au sein de laquelle la Terre, libérée de l’emprise humaine, vivrait en symbiose avec elle. Déstabilisant les rapports ontologiques conventionnels pour nouer de nouvelles relations avec les non-humains, il invite à une compréhension éthique et dialogique des relations interespèces fondée sur un partage du sensible entre les règnes.

1. Pierre Montebello, Métaphysiques cosmomorphes, Dijon, Les presses du réel, 2015, p. 88.
2. Jean-Marie Schaeffer, La Fin de l’exception humaine, Paris, Gallimard, 2007.
3. ON AIR, Carte Blanche à Tomás Saraceno a été présentée du 17 octobre 2018 au 6 janvier 2019, au Palais de Tokyo, à Paris.
4. Jakob von Uexküll, Milieu animal et milieu humain (1934), Paris, Éditions Payot & Rivages, 2010.
5. Hughes Raffles, Insectopedia, New York, Vintage Books, 2010, p. 329.
6. Brian Massumi, What animal can teach us about Politics, Durham, Duke University Press, 2014.
7. Edmund Burke, Recherche philosophique sur l’origine de nos idées du sublime et du beau (1803), traduction et notes par Baldine Saint Girons, Paris, Vrin, 2009.
8. Donna Haraway, When Species Meet, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2008.

 


 

Diplômée de l’École du Louvre et en esthétique et philosophie de l’art à Sorbonne Université – Faculté des Lettres, Marie Siguier est chercheuse et chargée de projets éditoriaux et curatoriaux auprès de Jérôme Sans, commissaire d’exposition, cofondateur du Palais de Tokyo. Après plusieurs mois en tant qu’assistante éditoriale et curatoriale au Studio Tomás Saraceno, à Berlin, elle soutient son mémoire Vibrer avec le cosmos. Les trajectoires écosophiques du Studio Tomás Saraceno sous la direction de Marie-Ange Brayer, conservatrice au MNAM-Cci – Centre Pompidou, qu’elle a assistée sur plusieurs expositions. Ses recherches portent sur les pratiques artistiques liées à l’antispécisme et l’écosophie.

Tomás Saraceno, Webs of At-tent(s)ion (détail), ON AIR, Palais de Tokyo, Paris, 2018, commissaire : Rebecca Lamarche-Vadel. Avec l’aimable permission de l’artiste; Andersen’s, Copenhague; Esther Schipper, Berlin; Pinksummer Contemporary Art, Gênes; Ruth Benzacar, Buenos Aires; Tanya Bonakdar Gallery, New York. © Photographie Studio Tomás Saraceno, 2018.
Tomás Saraceno, Algo-r(h)i(y)thms, ON AIR, Palais de Tokyo, Paris, 2018. Avec l’aimable permission de l’artiste; Andersen’s, Copenhague; Esther Schipper, Berlin; Pinksummer Contemporary Art, Gênes; Ruth Benzacar, Buenos Aires; Tanya Bonakdar Gallery, New York. © Photographie Studio Tomás Saraceno, 2018.
Tomás Saraceno, A Thermodynamic Imaginary, ON AIR, Palais de Tokyo, Paris, 2018. Avec l’aimable permission de l’artiste; Andersen’s, Copenhague; Esther Schipper, Berlin; Pinksummer Contemporary Art, Gênes; Ruth Benzacar, Buenos Aires; Tanya Bonakdar Gallery, New York. © Photographie Studio Tomás Saraceno, 2018.
Tomás Saraceno, Laser Web, ON AIR, Palais de Tokyo, Paris, 2018. Avec l’aimable permission de l’artiste; Andersen’s, Copenhague; Esther Schipper, Berlin; Pinksummer Contemporary Art, Gênes; Ruth Benzacar, Buenos Aires; Tanya Bonakdar Gallery, New York. © Photographie Studio Tomás Saraceno, 2018.
Tomás Saraceno, Webs of At-tent(s)ion (détail), ON AIR, Palais de Tokyo, Paris, 2018, Avec l’aimable permission de l’artiste; Andersen’s, Copenhague; Esther Schipper, Berlin; Pinksummer Contemporary Art, Gênes; Ruth Benzacar, Buenos Aires; Tanya Bonakdar Gallery, New York. © Photographie Studio Tomás Saraceno, 2018.