Aseman Sabet
N° 106 - hiver 2013

Retour sur la temporalité des oeuvres publiques

Dans ma dernière chronique sur l’art public publiée dans Espace, il était question de la résistance des 1 % à l’éphémère, une résistance en quelque sorte fragilisée, voire renversée, par l’oeuvre performative J’aime Montréal et Montréal m’aime (2012-2017) de Thierry Marceau. L’interrogation portait parallèlement sur l’exigence quasi apriorique de la permanence de l’oeuvre quand il s’agit d’art public financé par des instances gouvernementales, du moins au Québec. Le propos a suscité la curiosité de plusieurs, et c’est dans l’objectif d’approfondir cette problématique que nous suggérons ici d’autres manières de considérer le dépassement de la pérennité forcée d’une grande partie des oeuvres publiques.

Un premier point qu’il serait important de souligner, c’est que contrairement à la Politique d’intégration des arts à l’architecture 1 du ministère de la Culture, des Communications et de la Condition féminine du Québec, dont l’un des principaux objectifs consiste à « Appuyer la création ou favoriser l’achat d’oeuvres d’art en vue de leur intégration permanente à l’architecture ou à l’environnement, en tenant compte de la vocation de ces lieux ouverts au public 2 », le Bureau d’art public de la Ville de Montréal comprend, depuis quelques années, un programme de soutien aux installations temporaires. Prenant racine dans l’analyse proposée dans le document Cadre d’intervention en art public (2010), ce programme est le fruit d’un des onze principaux engagements avancés dans l’objectif d’améliorer la préservation et la production d’art public dans la ville. Il est intéressant de noter qu’un des arguments mis de l’avant pour appuyer cette clause en faveur du soutien aux installations temporaires est le modèle international de grandes métropoles qui, de plus en plus, font de la présentation d’oeuvres éphémères dans l’espace citoyen un élément de positionnement majeur, à quoi s’ajoute l’idée qu’il s’agit « d’excellentes occasions de faire éclater la créativité, l’audace et l’innovation dans la façon de concevoir la place de l’art dans l’environnement urbain 3

On peut ainsi constater qu’en sortant du registre des 1 % –dont l’oeuvre de Marceau, on le rappelle, fait figure d’exception –, il y a une certaine flexibilité, sur le territoire montréalais, pour le financement d’oeuvres publiques éphémères. Cela dit, ce point de vue municipal n’est pas adopté par tous, comme le suggère notamment le document Vision du développement de l’art public de la Ville de Québec. 2013-2020, dans lequel l’éventualité de projets temporaires dans l’avenir de la ville ne semble pas même envisageable, l’art public y étant une fois de plus étroitement défini par le principe de permanence 4. Toutefois, si l’on revient aux arguments du Bureau d’art public de la Ville de Montréal, il nous semble impératif de nous interroger sur ce à quoi renvoie l’idée d’innovation dans la conception de la place de l’art dans le tissu urbain et en quoi des oeuvres éphémères pourraient y contribuer. Sans chercher à répondre de façon spécifique à une question en soi difficile à ancrer dans des exemples précis, on peut suggérer certaines pistes de réflexion.

Depuis 2004, le centre d’artistes DARE-DARE a intégré à son mandat le projet Dis/location, lequel implique l’amarrage du centre pendant des périodes définies (deux à trois ans) dans des lieux choisis pour leurs spécificités sociale, politique, historique ou urbanistique à Montréal. Cette insertion du centre dans l’espace urbain bonifie les interactions avec les citoyens et permet aux artistes de réaliser des oeuvres d’art public dans un esprit d’expérimentation, sans contraintes liées à la permanence de l’oeuvre. Comme on peut le voir depuis maintenant près de dix ans, les projets diffusés par DARE-DARE sont audacieux et se démarquent dans leur pluralité tant formelle que de contenu. À titre d’exemple, leur volet consacré à la poésie/écriture publique est particulièrement représentatif de la flexibilité de l’art public au-delà du paradigme institutionnel des 1 %. L’enseigne lumineuse criarde qui est installée dans un lieu passant, à proximité de la roulotte qui tient lieu d’ancrage pour le centre de diffusion, propose chaque semaine de courts textes soumis par des artistes. Plus encore, le volet sonore de DARE-DARE, qui invite les artistes à soumettre des projets de performance radiophonique, rompt avec la structure plus familière de l’oeuvre aux matériaux éternels qui ponctue un espace extérieur ou une architecture publique.

Devant ces avenues qui mettent de l’avant les probabilités d’un rapport étroit entre une temporalité éphémère et un contenu/médium dynamique en art public, on ne peut que souhaiter que l’engagement de la Ville de Montréal en faveur des installations éphémères devienne contagieux et rejoigne les autres paliers du gouvernement. Les initiatives de DARE-DARE, ou encore celles d’un organisme tel Art Souterrain, ou même d’événements ponctuels comme Pique-Nique, devraient être conceptuellement secondées par les instances décisionnelles qui fixent, avec des enveloppes souvent enviables, la durée de l’oeuvre d’art publique en se fondant sur la durée estimée de son lieu d’accueil. Mais outre la temporalité matérielle de l’oeuvre, n’y a-t-il pas d’autres paramètres à considérer parallèlement pour innover l’articulation de l’oeuvre publique à son espace d’accueil ?

 

Aseman Sabet est doctorante en histoire de l’art à l’Université de Montréal. Sa thèse interroge le dialogue des sens et la synesthésie dans le discours esthétique du 18e siècle. Elle travaille également à titre de commissaire indépendante et de rédactrice pour différentes publications en art contemporain. Ses recherches portent sur la typologie des approches anthropologiques et, plus particulièrement, sur la résurgence du tactile dans l’art actuel. Elle vit et travaille à Montréal.

 


  1. Nous abrégeons ici la dénomination de la Politique d’intégration des arts à l’architecture et à l’environnement des bâtiments et des sites gouvernementaux et publics du ministère de la Culture, des Communications et de la Condition féminine du Québec.
  2. Gouvernement du Québec (2009). Guide d’application. Politique d’intégration des arts à l’architecture et à l’environnement des bâtiments et des sites gouvernementaux et publics, p. 5.
  3. Bureau d’art public de la Ville de Montréal (2010). Pour un nouveau cadre d’intervention en art public, Montréal, p. 14.
  4. On notera à cet effet les propos de Julie Lemieux, conseillère responsable de la culture de la Ville de Québec, avançant que «L’art public, c’est l’art hors galerie, hors musée, qui prend sa place de façon permanente dans les lieux et les espaces publics.» Vision du développement de l’art public de la Ville de Québec. 2013-2020, p. 5.