Ariane Daoust
N° 108 – automne 2014

Mladen Stilinović. Nothing Gained with Dice

E-Flux
New York
28 Mars 2014—
31 Mai 2012

«L’art ne veut rien dire…mais ce rien est important parce que c’est une forme de liberté qui se trouve en dehors du système dominant de la société. En fait, dans ce système qui ne permet pas le vide, ce rien est très important. Tout a une fin, mais l’art n’en a pas. Sauf pour moi en tant qu’artiste.»
—Mladen Stilinović

Issu de la mouvance conceptuelle yougoslave dans laquelle il a joué un rôle de premier plan dès les années 70, Mladen Stilinović, né à Belgrade en 1947 et vivant à Zagreb, est un artiste majeur de sa génération. Alors qu’en 2010 il présentait à e-flux ses multiples livres d’artiste dans la minuscule galerie de Essex Street, sa deuxième exposition individuelle à New York, dans les nouveaux locaux du Lower East Side, est l’occasion pour le milieu artistique new-yorkais de découvrir l’oeuvre de Stilinović dans sa diversité.

Auteur d’une oeuvre complexe, exigeante et insaisissable, Stilinović mélange textes et symboles, mettant en échec les « icônes » de la vie quotidienne et dé-symbolisant les signes pour les vider de toute leur densité idéologique. Son travail interroge le langage du politique, la hiérarchie et les instances de pouvoir dans l’art et la société en général.

En 1975, il fonde avec son frère et ses amis le Group of Six Artists qui descendait l’art dans la rue pour y performer des actions collectives appelées « expositions-actions ». Celles-ci se distinguaient de ce que l’on pouvait alors entendre par performance à l’Ouest, notamment en ceci qu’elles cherchaient avant tout à produire des rencontres, des discussions, des interprétations et, finalement, du discours : un discours non officiel et hétérogène, une contre-expertise du monde et de l’art. À partir de 2002, Stilinović organise des expositions-installations dans son appartement, accumulant autour de différentes thématiques des oeuvres produites depuis presque quarante ans. Ces manifestations, qu’il intitule Room, démontrent son désir d’autonomie tant dans la production que dans la distribution de son travail, et invitent, dans l’intimité de son domicile, à une réinterprétation et une remise en contexte temporelle et spatiale de son oeuvre. Pour l’exposition Nothing Gained with Dice, titre tiré du texte About Money and Zeros, écrit par Stilinović en 1994, la commissaire Ana Janevski réunit différentes facettes du travail de l’artiste. Dans le centre d’artistes autogéré, autofinancé et indépendant des structures de pouvoir du monde de l’art dominant, on retrouve films expérimentaux, photographies, photomontages, collages, dessins et installations abordant les thèmes de l’argent, du temps, du travail, de la paresse et des contradictions du rôle de l’art et de l’artiste dans la société.

Avec sa banderole de soie rose qui arbore la phrase caustique « An Artist Who cannot speak English is no Artist » (1994), Stilinović fait le constat de l’hégémonie de la langue anglaise dans un monde globalisé. Mais l’énoncé peut aussi se réécrire sans équivoque : « Quiconque prétend appartenir à la catégorie socioprofessionnelle d’artiste et qui ne peut pas parler anglais verra sa prétention accueillie par une fin de non-recevoir. » Autrement dit, on n’est pas artiste par auto réclamation ; on est élu artiste par la décision des forces hégémoniques du monde de l’art international.

Dans son installation Money Works, une reconfiguration de Money Room (2005), Stilinović assemble objets du quotidien, collages et oeuvres phrastiques, posant une réflexion sur la signification et la fonction sociale de l’argent, la place qu’il occupe dans le discours, les rituels et les conventions. Les oeuvres sont pour la plupart constituées de billets de banque, ou font appel aux mots. Sur une assiette, l’artiste a écrit au pinceau la phrase readymade « Time is Money » (1997) ; sur une banderole de tissu blanc, on peut lire « I am selling M. Duchamp » (2006) ; « Autocensure à vendre » (1983) est inscrit en langue croate sur un morceau de carton découpé ; il peint sur une toile « In God we We Trust », devise nationale des États-Unis, qui figure sur toutes les pièces de monnaie américaines. Sing! (1980) montre un portrait photographique de Stilinović, une coupure de 100 dinars collée sur le front, sous laquelle on peut lire l’impératif « chante ! ». Ici, il s’interroge avec ironie sur la position de l’artiste qui doit répondre à la demande.

On trouve aussi un écho de cette observation de notre assujettissement à l’économie et à l’argent dans l’installation Money Environment (1980/2014). Des billets de banque sont suspendus au plafond et, au sol, des pièces de monnaie sont jetées au hasard. Comme dans la vie de tous les jours, on se retrouve littéralement pris dans l’argent. On le piétine comme on le dépense sans réfléchir, mais on tente aussi d’en accumuler, ou du moins d’en posséder, sans toutefois nécessairement y accéder.

Une des oeuvres les plus emblématiques de Stilinović est « Artist at Works » (1978). La série de photos en noir et blanc montre l’artiste, tout habillé et en plein jour, étendu dans son lit, les yeux fermés, les yeux ouverts, couché sur le dos et retourné sur le ventre. Résolument irréductible à toute doctrine quelle qu’elle soit, il pose une critique des idéologies du travail et de la productivité – qui sont autant à la base du système capitaliste que socialiste – et avec ironie, il montre l’artiste « au travail » et l’importance du « rien-faire ». Cette remise en question du présupposé de l’art comme faire et son humour infaillible se retrouvent aussi dans son Plan de travail. Avec la grande économie de moyen qu’on lui connaît, l’artiste dresse sur une simple feuille de papier blanche la liste de ce qu’il doit accomplir : outre le titre et l’énumération 1), 2), 3), 4), 5), il laisse le reste de la page complètement vide.

Si cette non-activité est un thème récurrent chez Stilinović, elle ne doit toutefois pas être entendue comme passive, mais plutôt comme une « manière d’être » courageuse, un « oui » à la vie et une forme de résistance active. D’ailleurs, dans son texte The Praise of Laziness (1993) où il fait une critique « des affaires sans importance tels la production, la promotion, les systèmes marchand, institutionnel et compétitif », il affirme que « la paresse doit être pratiquée et perfectionnée » et qu’« il n’y a pas d’art sans paresse ».

 

Ariane Daoust est détentrice d’une maîtrise en études des arts à l’UQAM. Ses recherches portent sur Marcel Duchamp, l’art conceptuel des pays de l’ex-Yougoslavie et la grève de l’art. Elle travaille, entre autres, sur la paresse et la décroissance.