Éric Valentin
N° 106 - hiver 2013

Claes Oldenburg & Coosje Van Bruggen. La sculpture publique, l’architecture et l’urbanisme

Toutes les sculptures publiques d’Oldenburg et de van Bruggen sont liées à des messages de différentes natures ; mais dans ce texte, c’est leur dialogue avec l’urbanisme et l’architecture que l’on souhaite résumer dans ses grandes lignes à partir de notre livre sur leurs créations 1.

En 1981, avec Torche électrique (Flashlight) installée sur le campus de l’Université de Las Vegas, le couple Oldenburg a retenu certains points de la leçon de L’Enseignement de Las Vegas de Robert Venturi et Denise Scott Brown. Les Oldenburg défendent, comme les Venturi, l’idée d’un nouvel art symbolique populaire. Venturi a trouvé à Las Vegas des exemples stimulants d’une architecture symbolique contre le formalisme des modernistes. Les Oldenburg créent, de même, une sculpture symbolique liée à des messages sociaux et artistiques contre le formalisme artistique défendu par les disciples de Greenberg. Ils adhèrent à la critique du modernisme par les Venturi qui reprochent à celui-ci, représenté notamment par Mies van der Rohe, de s’en tenir à un symbolisme pauvre et inavoué glorifiant la technique, le travail et le monde industriel. L’emphase héroïque et anachronique des modernistes, leur goût du monumental qui se manifeste, notamment, dans les gratte-ciel, leur élitisme et leurs théories urbaines autoritaires liées à l’idéologie de la table rase font de même l’objet des objections des Venturi qui, encore sur ce point, ont l’accord des Oldenburg. Venturi essaie d’inventer une nouvelle architecture fonctionnelle et symbolique à partir des leçons du pop art de Warhol, de Lichtenstein ou d’Oldenburg. Il note, par exemple, que l’on peut utiliser en architecture des éléments ordinaires qui deviendront singuliers par un simple changement d’échelle, comme savent le faire des artistes pop tels Oldenburg ou Lichtenstein.

Cependant, le couple Oldenburg avec Flaslight marque aussi clairement sa différence avec le postmodernisme des Venturi. La Torche électrique noire, qui est l’enseigne de deux bâtiments culturels sur le campus, est posée à l’envers et éclaire faiblement le sol, en contradiction avec les lumières éblouissantes et tape-à-l’oeil de Las Vegas. Flashlight relativise l’importance de L’Enseignement de Las Vegas de Venturi. La sculpture dénonce la médiocrité de l’architecture kitsch de Las Vegas et se démarque de la qualité discutable de l’art des enseignes. Elle s’oppose à l’apologie, par les Venturi, du laid et de l’ordinaire en architecture. Les Oldenburg certes érigent des objets ordinaires dans l’espace public, mais il s’agit de révéler le grotesque contemporain qui n’accorde plus aucune place au sublime et laisse proliférer une insignifiance généralisée.

L’ordinaire devient critique avec les Oldenburg, et les sculptures ne s’en tiennent jamais à un simple diagnostic négatif sur les sociétés contemporaines. L’objet quotidien et utilitaire à grande échelle dans leurs sculptures acquiert une richesse sémantique, et la forme transfigure la vulgarité de l’objet. Le duo Oldenburg, de même, refuse la réhabilitation du conventionnel et du familier en architecture que défendront les Venturi. Créer des objets à grande échelle, ce sera parfois les rendre sidérants et merveilleux, comme le font les Oldenburg avec des sculptures telle Bottle of notes (1993) 2.

La transfiguration surréaliste du quotidien n’a pas été oubliée par les Oldenburg. En défendant le conventionnel en architecture, Venturi inaugure le postmodernisme architectural le plus conservateur, qui rompt avec l’expérimentation et la création pour répondre aux attentes populistes d’un public conformiste. Les Venturi ont bien vu qu’une société des loisirs avait succédé au monde industriel et rendu obsolète la valorisation puritaine du travail et de l’industrie par les modernistes. Mais leur complaisance à l’égard des loisirs de Las Vegas n’est pas suivie par les Oldenburg. Dans un dessin de 1975, l’artiste pop a associé avec ironie sa Batcolumn de Chicago au style Las Vegas. La Batte est liée en effet au jeu et au divertissement, mais en tant que matraque à grande échelle, elle indique aussi que les loisirs peuvent être mortifères et dangereux.

En 1976, la sculpture en béton Pool Balls, installée à Münster, en Allemagne, associe pareillement le jeu et la violence 3. Il s’agit de boules de billard à grande échelle qui peuvent être aussi vues comme des boulets de canons. Oldenburg rejoint la critique acerbe de la société des loisirs à laquelle se livre Wolf Vostell avec ses oeuvres utilisant le béton. La Flashlight, réglée sur « l’idéal du noir » adornien, ne rejoint pas le goût du consensus qui se fait entendre dans le livre original et marquant des Venturi sur la capitale des jeux. En 1982, une sculpture du couple Oldenburg est érigée près de la Maison Esters réalisée par Mies van der Rohe à Krefeld. Il s’agit d’un autoportrait de van Bruggen, sous une forme semiabstraite qui est pensée en partie comme une objection à la pensée de Mies. On reconnaît dans l’oeuvre l’intérêt que les Oldenburg ont porté au livre de Venturi, intitulé De l’ambiguïté en architecture, qui défend l’idée d’un art paradoxal et riche en significations contre le silence sémantique du modernisme de Mies.

Avec le Tampon encreur à Cleveland (Free Stamp, 1983-1991), les Oldenburg poursuivent leur critique des gratte-ciel. Initialement, le Tampon devait être la sculpture ornant le gratte-ciel néo-Art-déco de la Standard Oil au coeur de la ville. L’oeuvre fut conçue spécialement pour ce site. Elle fut finalement refusée par le commanditaire qui pressentit, entre autres, l’opposition des artistes au trust des Rockefeller. Free Stamp contient une satire de la réhabilitation américaine des centres-villes dominés par les emblèmes architecturaux de la bureaucratie capitaliste. Le postmodernisme dans l’architecture des gratte-ciel a apporté peu d’éléments nouveaux ; son symbolisme revendiqué se révèle aussi pauvre que le symbolisme inavoué des modernistes. Free Stamp indique que le neutre et le conformisme se sont imposés dans les centres-villes réhabilités, administrés et surveillés. La sculpture exhibant le mot free signale que la liberté n’est plus au programme de l’urbanisme contemporain et que la liberté créatrice de la sculpture publique est menacée par les commanditaires. Comme souvent dans les sculptures des Oldenburg, on peut entrevoir plusieurs objets. Le Tampon peut être vu comme un champignon : une moisissure à grande échelle qui menace le site architectural ou un rappel opportun de la nature au sein de la grille urbaine de Cleveland et devant un gratte-ciel qui est un hymne aveugle au rationalisme.

Mais le Tampon est aussi une ampoule électrique qui parodie la féerie électrique des gratte-ciel et leur pseudo-rationalité. La confrontation de l’analyse des gratte-ciel par les Oldenburg avec le diagnostic de Rem Koolhaas sur Manhattan s’impose. Dès les années 1960, Oldenburg s’était intéressé à Salvador Dalí en réalisant des dessins d’édifices correspondant à une architecture comestible et molle. Dalí est, de même, la référence artistique majeure de Koolhaas dans New York délire ; dans des oeuvres de Madelon Vriesendorp, illustrant le livre de l’architecte néerlandais, la composante libidinale du gratte-ciel est bien établie, comme elle l’est dans des dessins d’Oldenburg ou de Dalí. Koolhaas, comme les Oldenburg, signale que la fonctionnalité et la rationalité du gratte-ciel sont des simulacres et que son apparence est le plus souvent rébarbative, comme si son échelle était un défi à toute esthétique. Le gratte-ciel, selon l’analyse particulièrement brillante de l’architecte, est, en fait, sous sa façade immuable, sujet à des transformations incessantes de ses intérieurs subordonnés à la mode, à l’affairisme et aux progrès du fonctionnalisme. Le gratte-ciel est une marchandise, un objet de consommation, un édifice comestible et cannibale qui s’autodévore en permanence.

Koolhaas est fasciné par la congestion urbaine de Manhattan et son urbanité spécifique se cristallisant dans certains gratte-ciel luxueux qui sont des villes verticales plus que des édifices. Les Oldenburg, ici, ne suivent plus l’architecte et son admiration pour une technique architecturale au service du fantasme. Ce qui intéresse Koolhaas dans l’architecture de Manhattan, c’est la conquête de l’irrationnel et du fantastique architectural et urbain au moyen de la technique ; en suivant un programme dalinien, les architectes de Manhattan ont, sous le couvert de la rationalité du gratte-ciel, donné pleine expression à leur délire des grandeurs et à leur hédonisme luxueux. L’apparence puritaine du gratte-ciel peut, selon Koolhaas, dissimuler un intérieur libidineux et délirant, souvent fragmenté et chaotique. Le hors échelle de ces gratteciel, selon l’architecte, est le produit d’une fantasmagorie elle-même fascinante. La lecture de Manhattan à l’aide du regard de Dalí rend séduisant le monstrueux. En revanche, les Oldenburg regardent la ville avec les yeux de Louis-Ferdinand Céline et de Federico García Lorca dans Un poète à New York. C’est la brutalité inimaginable de la mégapole et de ses édifices déments qui est enregistrée dans le Voyage au bout de la nuit. Quant à Lorca, il découvre New York durant la crise de 1929 et pense la ville sous le signe de la fange, du sang et de la cendre. Les Oldenburg associent le gratte-ciel à la pulsion de mort. Cela est manifeste, par exemple, dans un dessin de 1971 qui compare le gratte-ciel à un cimetière vertical ou dans un collage de 1968 qui associe le John Hancock Center à une statue funéraire d’un cimetière de Chicago. Ce qui est finalement occulté dans New York délire, c’est la violence de la mégapole que Mendelssohn et Le Corbusier avaient su voir et dénoncer.

Les Oldenburg ont manifesté un intérêt tout particulier pour l’architecture de Frank O. Gehry en collaborant notamment à la réalisation d’une agence de publicité à Los Angeles (Chiat/Day Building, 1991). Ils créent la partie centrale du bâtiment en lui donnant la forme d’une paire de jumelles (Binoculars, 1991). Ils citent ainsi l’architecture commerciale californienne, ces petits édifices en forme d’objets qui ont presque entièrement disparus et dont Reyner Banham avait fait l’un des ingrédients du génie du lieu de Los Angeles. Les Oldenburg améliorent sur le plan formel ce type d’édifice, en font une véritable architecture et pas seulement un abri temporaire, et le dotent d’une riche signification qui dépasse de très loin le symbolisme fonctionnel de cette architecture commerciale. La paire de jumelles posée à l’envers est un symbole de cécité.

Il ne s’agit pas de célébrer les dons visionnaires de la publicité. Ce sont des aveuglements qui sont suggérés, ceux de l’urbanisme de Los Angeles notamment. La paire de jumelles est la porte triomphale et ironique du parking de l’agence de publicité. L’architecture est ici soumise au règne omniprésent de la pollution automobile, comme l’avait déjà remarqué Lewis Mumford qui dénonçait, en son temps, le système envahissant des autoroutes et des parkings dans Los Angeles. La paire de jumelles aveugle suggère les difficultés de s’orienter dans une ville dont l’extension cancéreuse supprime tout repère, comme l’avait signalé Kevin Lynch. En apparence exclusivement pittoresque et ludique, le bâtiment des Oldenburg ressemble à un blockhaus sans ouverture sur le monde extérieur. Les projets d’architecture des années 1960 de Claes Oldenburg, dans un style brutaliste, réapparaissent ici. L’édifice est ambivalent. Humoristique, il oscille entre une architecture populaire liée au plaisir et une architecture agressive liée à la guerre. La composante hallucinatoire de l’objet à grande échelle correspond au contexte d’Hollywood avec ses chimères. Dans un collage des années 1960, Oldenburg avait associé une paire de jumelles à un entrejambe et à un édifice. À Los Angeles, la paire de jumelles est anthropomorphe. Le corps qui est le refoulé de l’architecture transparaît. L’éros hante le bâtiment. Si l’on est attentif à l’aspect éléphantesque de Binoculars, on découvre une architecture zoomorphe. Les Oldenburg rejoignent des caractéristiques de l’architecture de Gehry. Dans le sillage du Mouse Museum d’Oldenburg, l’architecte réalisera une architecture mimétique avec le restaurant Fishdance à Kobe (1986), par exemple, ou avec l’intérieur de la DG Bank à Berlin (2001).

À Prague, Gehry, inspiré par London Knees (1966) d’Oldenburg, réalisera un édifice lié à l’éros (Nationale-Nederlanden Building, 1996). La secrète connivence entre Gehry et les Oldenburg réside finalement dans leur désir de libérer l’art et l’architecture de leur subordination au rationalisme. Une même inspiration carnavalesque et jubilatoire les associe. Deux oeuvres sont emblématiques de cette affinité. En 2004, Gehry réalise une oeuvre dionysiaque, l’Hôtel Marques de Riscal (Elciego, Espagne) qui est un superbe exemple de déconstruction solaire. Cet hôtel a son écho dans une sculpture publique des Oldenburg installée à Freiburg im Breisgau : Gartenschlauch (1983) qui est un hommage rabelaisien au vin, à la danse, au mouvement, au jeu sans limite, à la liberté, à la tolérance et à la souplesse 4. L’architecture sculpturale de Gehry s’inspire parfois de la sculpture symbolique des Oldenburg qui, à sa manière, déconstruit l’architecture et l’ouvre sur des possibilités inédites.

 

Éric Valentin est maître de conférences à l’Université de Picardie Jules Verne (France). Habilité à diriger des recherches en esthétique, il est titulaire d’un doctorat de philosophie de l’Université Panthéon-Sorbonne et docteur en histoire de l’art contemporain. Auteur de deux livres sur Claes Oldenburg et Coosje van Bruggen, il prépare un ouvrage sur Joseph Beuys intitulé Art, politique et mystique.

 


  1.  Voir Éric Valentin, Claes Oldenburg et Coosje van Bruggen. La sculpture comme subversion de l’architecture, Dijon, France, Les presses du réel, 2012.
  2. Pour l’étude de cette sculpture, voir Éric Valentin, « Oldenburg et Boccioni, échos fin de siècle de l’avant-gardisme », Ligeia , Paris, 1998, n° 21, p. 27-38.
  3. Sur Pool Balls, voir Éric Valentin, « Les ombres de la mémoire », Recherches en esthétique, n° 3, septembre 1997, Fort de France, IUFM des Antilles et de la Guyane, p. 109-118.
  4. Pour l’étude de cette sculpture, voir Éric Valentin, Claes Oldenburg et Coosje van Bruggen. La sculpture comme subversion de l’architecture, op. cit. p. 49-70.