Manon Tourigny
N° 108 – automne 2014

Sayeh Sarfaraz. Observer les systèmes

Micropolitiques.
Maison des arts de Laval
23 février—
27 avril 2014


 

Connue pour son utilisation de figurines LEGO dans la composition de multiples reconstitutions évoquant des évènements politiques survenus au Moyen-Orient, l’artiste d’origine iranienne Sayeh Sarfaraz s’attache à témoigner des abus du pouvoir sous les dictatures et les conséquences négatives sur la population, victime de répression et de torture. Un des évènements à considérer pour bien comprendre dans quel contexte s’inscrit cette pratique engagée reste la réélection controversée de Marmoud Amadinedjad le 12 juin 2009 1. Cet épisode de fraude électorale, et d’autres évènements découlant de ce dernier, fait partie des thèmes qui reviennent dans le travail de Sarfaraz 2. C’est dans cette même ligne de pensée qu’il faut considérer Micropolitiques, présenté à la Maison des arts de Laval 3.

Dès l’entrée en salle, la signature singulière de Sarfaraz s’impose. Une murale, dessinée directement sur un mur de béton par l’artiste, laisse entrevoir une fête avec ses multiples banderoles accrochées tout le long des six tableaux qui la composent. Mais à travers ces drapeaux, des gens et des armes sont sus/pendus. Une série de motifs répétés de chars d’assaut, de fusils, de drapeaux, etc., croisent des figures de mollahs, de soldats et de manifestants. Ces figures schématisées illustrent les pouvoirs publics et politiques en soulignant la violence du régime alors en place. Dans cette composition, Sarfaraz s’inspire des arts traditionnels perses, notamment de la tapisserie, par l’utilisation de motifs géométriques dans la conception des personnages ; les couleurs vives rappellent la palette chromatique de cet art, le bleu persan étant l’élément le plus évocateur de cette référence. L’utilisation du vert réfère, par ailleurs, à la couleur traditionnelle de l’Islam, mais aussi au Mouvement vert que les manifestants ont repris pour signifier leur opposition à la répression. Ce travail du dessin, déjà présent dans sa pratique antérieure, semble prendre davantage d’importance dans cette installation et permet à l’artiste de développer une iconographie plus personnelle, en cela qu’elle s’affranchit des personnages plus génériques des LEGO.

Sarfaraz a aussi choisi de faire disparaître le cube blanc de la salle d’exposition pour créer un lieu transformé et méconnaissable. Des cimaises sont rassemblées pour former un labyrinthe ; certaines d’entre elles sont trouées et éclairées par le haut, donnant un caractère solennel à l’ensemble. Dans cette imposante installation, plusieurs mises en scène traitent de différents moments clés du soulèvement populaire et des violences politiques de 2009. Composés de figurines et d’accessoires LEGO, les tableaux présentent, entre autres, une foule de manifestants, la censure des médias, Marmoud en bouffon, la prison, etc., et font étalage d’une réalité vécue de l’intérieur. Par le détournement de ce jeu lié à l’enfance, l’artiste peut rendre compte d’une réalité sanglante sans tomber dans le spectacle de la violence auquel nous sommes souvent confrontés autant dans les médias qu’au cinéma. Ces micro-installations demandent également au visiteur de prendre différentes postures. Pour les appréhender, il faut se pencher, regarder de haut, les contourner ou les observer en frontalité. L’artiste offre différents niveaux de regard et des rapports d’échelle multiples en prenant le parti d’une possible perte de l’histoire, car certaines bribes de celles-ci peuvent nous échapper.

En continuité avec ses oeuvres antérieures, Sarfaraz a également conçu un diorama dont la mise en espace évoque le décès de la jeune Neda Agha-Soltan, survenu le 20 juin 2009. Cette jeune femme est rapidement devenue l’icône de la contestation qui a suivi la réélection d’Amadinedjad. Sa mort a été filmée et mise en ligne sur Internet, donnant à voir la violence et la répression dans un contexte où les réseaux sociaux font contrepoids à la censure existante dans les médias officiels. Au centre du diorama, présenté sur une plate-forme, une figurine gisant dans son sang est entourée de fleurs et de civils qui semblent la protéger. Par cette reconstitution, il devient manifeste que l’absence de démocratie et le refus par les autorités de respecter les choix politiques du peuple peuvent avoir des conséquences irréversibles pour ceux qui défient le régime en place.

Pour terminer ce parcours, une pièce fermée vient faire écho à la murale de l’entrée par l’utilisation du béton qui recouvre le sol de même que par les éléments graphiques qui composent les dessins de Sarfaraz. Dans ce dispositif, l’artiste a superposé des cubes de façon à créer de petits couloirs, soulignant l’exiguïté de cet espace, un peu comme une prison. Sur ceux-ci, des personnages enchaînés ou pendus s’alignent sur la plupart des surfaces. L’appréhension de l’histoire ne se fait plus de manière linéaire, mais par bribes ; certains récits sont inaccessibles puisque bloqués par les murs érigés pour former cette pièce. L’ensemble, baigné par une lumière spectrale, crée un sentiment d’angoisse qu’on imagine constant au Moyen-Orient.

Par ce parcours labyrinthique, le spectateur en vient à perdre ses repères. C’est un peu comme si l’artiste nous menait dans une souricière, un piège dont on ne peut s’échapper, sorte de métaphore d’un régime qui enferme le peuple dans un système dictatorial qui réprime et punit. L’ampleur de l’installation qui se déploie dans l’entièreté de la salle versus la miniaturisation de certains évènements réalisés avec les figurines LEGO positionne le spectateur dans un rôle d’observateur. Il faut quand même souligner que pour faire une lecture de cette oeuvre fortement politique, l’opuscule fournit très peu d’informations, sinon un lexique donnant quelques pistes. Pourtant, chaque scène est liée à un évènement politique ou populaire qui mériterait qu’on s’y attarde davantage. Si le parti pris est de laisser libre cours à l’imagination du public, celui-ci peut y perdre en compréhension les enjeux qui ont mené à ces débordements sanglants. Mais c’est peut-être aussi la force de frappe de Sayeh Sarfaraz que de conscientiser par l’art la société occidentale, trop souvent encline à fermer les yeux sur des enjeux qui dépassent son propre territoire.

 

Manon Tourigny est historienne de l’art et auteure. Elle a rédigé de nombreux articles et textes pour des revues spécialisées, en plus d’écrire des opuscules pour différents organismes (centres d’artistes, centres d’exposition et musées). Depuis plusieurs années, elle s’implique activement dans le milieu des arts visuels, notamment au centre d’artistes DARE-DARE et à VIVA! art action. Elle fait partie du collectif de commissaires N. & M, qui centre ses recherches sur les collaborations, les processus artistiques et la contamination entre les artistes, les oeuvres et le rôle même du commissaire. Elle travaille actuellement au Centre d’art et de diffusion CLARK.

 


  1. Il faut rappeler que cette victoire a été annoncée alors que de nombreux citoyens, dont l’artiste, n’avaient pas encore exercé leur droit de vote.
  2. L’artiste a présenté plusieurs expositions en solo, notamment Étrange dictature au MAI et Mémoire d’éléphant à la galerie Antoine Ertaskiran (Montréal) en 2012.
  3. Cette exposition est commissariée par Claire Moeder.