Anne Pilorget
N° 106 - hiver 2013

Michael A. Robinson : L’attrait du vide

Michael A. Robinson
The Origin of Ideas
Galerie Antoine Ertaskiran, Montréal
8 mai—8 juin 2013

Connaissez-vous, madame, la légende d’Ulysse et des sirènes ? 
— Oui, monsieur, Ulysse s’était bouché les oreilles avec de la cire et s’était fait attacher au mât pour ne pas entendre leur chant qui arrachait de l’endroit où on était et captivait pour l’éternité. 
— C’est bien ça, madame. Mais la vérité est que les sirènes étaient muettes […]. C’est leur silence qui emportait les hommes vers elles.

—Jean Giono

 

Pour son exposition The Origin of Ideas, le sculpteur Michael A. Robinson pose la question de la création artistique perçue comme expérience. Sous forme d’objets assemblés en étoile, ses oeuvres nous donnent à ressentir le geste qui précède l’oeuvre, celui qui en est à l’origine. Dans ses deux installations, les objets sont agglomérés autour d’un espace vacant lumineux. Construites sur le vide, sur l’abîme, les oeuvres semblent irrémédiablement emportées vers lui.

Installée au mur de la galerie Ertaskiran, les matériaux de Subject to scrutiny se rejoignent en un seul point. La forme de l’installation exprime alors un mouvement à la fois de rétraction et d’explosion. Elle incarne d’abord les étapes de recueillement, de repli sur soi de l’artiste, puis de jaillissement créateur. Matérialisant les procédés de sa propre création, l’oeuvre révèle le geste pulsionnel auquel elle fut soumise. Michael A. Robinson travaille en effet dans une large  mesure de façon intuitive, d’où l’aspect expressionniste que revêtent ses oeuvres. Pour ce qui est des matériaux, l’artiste a choisi des trépieds, des appareils photos, des caméras et des lampes. Ces objets qui, par usage, se rapportent au dispositif d’installation et de présentation d’une oeuvre réfèrent à sa médiatisation. La forme et les matériaux inscrivent donc le propos de Michael A. Robinson au coeur des enjeux de la création dans le cadre du milieu de l’art.

Dans Panoptic Illumination, les projecteurs sont disposés de façon concentrique autour d’un espace sphérique lumineux. Les objets semblent simultanément retenir cette énergie incandescente et être attirés, hypnotisés par elle. Comme dans Subject to scrutiny, toutes les lignes convergent vers la lumière. Ce magnétisme s’opère même avec agressivité, comme le suggère l’entrechoquement des trépieds. En la présentant ici comme objet de fascination, l’artiste explore les valeurs symboliques de la lumière, celle du pouvoir royal, du divin, de la transfiguration, etc. Appréhendé à son tour par l’éclat lumineux, le spectateur en cherche la source, mais doit se heurter à un amas de fils électriques et de trépieds. La disposition hermétique de l’installation attire le regard tout en se faisant obstacle. Contrairement à l’utilisation de la lumière comme matière dans l’art moderne, elle revêt ici une dimension incorporelle et est dissimulée par les matériaux. Voulant accéder à ce qu’elle renferme de sublime, le spectateur est contraint par l’oeuvre elle-même. L’artiste pose ainsi le problème des limites de l’art qui, tout en désignant l’immatériel, se heurte à la matérialité des moyens qui lui sont nécessaires.

Cependant, là où les oeuvres de Michael A. Robinson posent un paradoxe, c’est que la lumière n’émane que des objets eux-mêmes. L’éclairage ne peut exister sans les éléments de projection. La dimension sublime des oeuvres disparaitrait donc sans la matière. Si, par la forme et la sémiotique des matériaux, ceux-ci semblent extérieurs à l’oeuvre, ils en sont inhérents. À la fois contenant et contenu, ils interrogent la valeur ontologique de l’art : est-ce le sublime ou bien pure construction ? Est-ce le silence ou l’invention du chant ?

À travers la forme d’assemblage et le choix des matériaux – appareils photos, caméras, projecteurs –, l’artiste évoque l’image des paparazzis qui se ruent sur une star. Les installations ressemblent en effet à des prédateurs, prêts à bondir. Le titre Subject to scrutiny souligne d’ailleurs l’idée de surveillance, d’investigation, tandis que Panoptic Illumination réfère à une structure d’observation et de contrôle. Or, en s’empressant autour de la lumière qu’ils émettent, les objets agissent de la même manière que les médias qui créent eux-mêmes leurs légendes. L’artiste semble dès lors s’interroger sur ce qu’il resterait de l’oeuvre sans la médiatisation qui s’articule autour d’elle. Les vernissages, les ventes aux enchères, les publications, les biographies, etc. participent en effet à mythifier les oeuvres d’art qui deviennent de véritables icônes. Comme le sous-entend l’accumulation d’outils de monstration dans ses installations, l’ensemble des discours qui entoure l’oeuvre risque soit d’en étouffer le sens, soit de lui donner un sens qu’elle n’a pas. Et pourtant, ces dispositifs sont aujourd’hui indissociables à la perception d’une oeuvre. Michael A. Robinson pose donc le problème de l’autosuffisance qui menace toute forme d’art en mettant lui-même en scène « un espace de vide éthique, esthétique, […], où tout ce qui est faux, […], deviendrait miraculeusement ici objet de culte, de promotion, de publicité, de reconnaissance, de commerce, d’enjeu culturel majeur 1. » Bâtissant ses oeuvres sur le rien, l’artiste met le doigt sur les dérives de l’art du non-sens et des discours vides.

En soulignant l’artifice de la construction de ses installations et en jouant de la disparition d’un sens quelconque, Michael A. Robinson interroge ce que peut encore offrir l’art. Tout en démasquant les limites matérielles des oeuvres et le danger de leur médiatisation, il propose alors une réponse plastique témoignant de sa propre résistance. En effet, la forme pulsionnelle de ses oeuvres magnifie un geste libérateur. Offrant la manifestation d’un jaillissement, qui ne signifie rien, sinon sa propre existence, l’artiste nous invite à une fête, à un émerveillement. Il pose dès lors un geste fondamentalement poétique, celui de l’illusion. Si le Rien ne peut se voir, si le sublime ne peut être donné, reste la puissance du signe. Construite sur le vide, l’oeuvre nous donne à entendre le chant des sirènes.

 

Titulaire d’un baccalauréat en Histoire et d’une maîtrise en Arts, lettres et civilisations, Anne Pilorget est critique d’art indépendante. Elle publie ses textes dans plusieurs revues, dont Espace sculpture, Inter, art actuel, Ciel variable et Art Le Sabord, et collabore en tant qu’auteure avec des centres d’artistes et la Manif d’art de Québec.

 


  1. Pierre Souchaud, Art contemporain : territoire de non-sens, état de non-droit, Éditions E. C., Paris, mai 1999.