Julie Boivin
N° 105 - automne 2013

Au centre de la scène : récupérer l’objet dans le discours de Guy Debord

La critique que fait Guy Debord de l’aliénation de notre société de consommation, aux prises avec l’illusion d’une vie axée sur la marchandise et les désirs fantasmés, permet de comprendre plusieurs des malheurs et des erreurs engendrés par un tel système. Mais c’est également une critique, je crois, qui vilipende les objets et empêche une meilleure compréhension de la relation que nous entretenons avec eux. Son livre, par exemple, La Société du spectacle, déplore que le monde capitaliste moderne ne soit qu’un spectacle illusoire de la vie réelle, où les interactions entre les personnes ont été réduites à de simples médiations passant par les images et les objets 1.

Debord explique, en outre, comment cette vie spectaculaire nous est imposée par le marché des biens de consommation, qui n’est pas un reflet de la vie réelle ou des besoins réels, mais plutôt une vision faite pour obnubiler les gens et les enfermer dans leurs conditions, les privant de toute distance critique 2. En bref, Debord accuse les produits d’isoler les individus et déplore le manque de relations possibles que nous pourrions avoir mutuellement, et cela à cause de la marchandisation 3. Il ressort donc du projet de Debord une véritable haine des objets, toujours perçus comme des biens de consommation ou des produits issus de l’univers capitaliste.

Bien qu’elle recèle des points valables – et je ne cherche pas à glorifier les actions des agressifs marchés néocapitalistes –, la théorie de Debord induit un certain mépris, voire une peur de la matérialité et de l’objet. Assurément, nos rapports avec les objets ont toujours été importants : ils furent nos outils et nos prothèses, et même des extensions de nous-mêmes (pensons aux lances et aux flèches). Le produit, quant à lui, est un objet dépendant des aspects économiques du marché. Dès lors, je me demande si l’objet et les relations que nous entretenons avec lui ne pourraient être soustraits au rôle qu’ils jouent sur la scène du spectacle debordien. Une telle perception péjorative des objets, perçus en opposition aux sujets, ne permet pas une conception de l’existence qui serait plus proche de l’agencement deleuzien 4. Je désire donc « complexifier » la notion de Debord qui veut que nous soyons totalement aliénés par l’objet.

La position de Debord quant à notre aliénation collective sous-tend une hiérarchie dans les rapports : ceux entre humains seraient au sommet, alors que ceux que nous avons avec des objets inanimés seraient tout en bas de l’échelle. Par conséquent, un autre problème avec La Société du spectacle est qu’elle privilégie le sujet et, ce faisant, elle instaure une forte polarisation objet/sujet. Dans une autre perspective, la théorie de la matière vibrante proposée par Jane Bennett dans Vibrant Matter: A Political Ecology of Things gomme une pareille division en redonnant un pouvoir d’action au non-humain, et vient donc valider les possibles relations que nous pouvons avoir avec lui 5. Contrairement à Debord, Bennett avance que les rapports et les affects entre matière inerte et matière animée sont aussi importants que ceux entre humains ; une proposition qui, à mon sens, est beaucoup plus horizontale que hiérarchique 6.

Selon Jane Bennett, au lieu de voir le sujet comme le seul agent en cause, nous devrions considérer un « essaim de vitalités » constitué de toutes les choses qui interagissent entre elles pour former un regroupement ou un tout ; un tout où chaque composante est active et a le pouvoir d’affecter les autres parties avec lesquelles elle est en relation 7. Si nous considérons les objets comme des extensions de nous-mêmes, notre rapport à eux ne se définira pas nécessairement comme en étant un de consommateur/marchandise et pourra, au contraire, se révéler positif. Il convient donc de reconnaître que les objets ont un certain potentiel d’action – ou puissance d’affect – qui mène d’autres choses à réagir, ce qui nous aide à mieux comprendre les rôles que jouent les objets dans notre assemblage ou notre composition 8. C’est pourquoi il est important de considérer les objets et les images qui constituent notre environnement et y participent, car ils peuvent nous aider à créer des relations socio-spatiales significatives, voire à façonner notre identité.

C’est exactement ce que font les installations de l’artiste de Québec Cynthia Dinan-Mitchell : elles mettent à l’avant-plan un flot d’images et d’objets qui construisent des environnements décoratifs, lesquels nous aident à questionner notre relation avec objets et l’espace. Dans Saloon Story III (2011) et Western Wasabi (2012), par exemple, nous pouvons observer ce jeu entre les parties individuelles autonomes et les assemblages globaux 9. L’autonomie des parties réside dans cette différence que nous percevons entre les éléments, comme les divers médiums utilisés (poterie, impression, objets décoratifs), les textures (du papier au textile et au flocage), les degrés de tons et les variétés des motifs (du jaune citron brillant au doré et du vichy aux motifs floraux) aussi bien que les rôles dévolus aux divers objets. Toutes ces différences confèrent aux éléments une distinction sémantique et une singularité. Ici, nous sommes obligés de mettre en oeuvre un jeu avec les objets, un jeu qui incite le regard à percevoir à la fois l’altérité et les similitudes entre les éléments 10. En effet, nous percevons les interrelations entre ces éléments à cause du fond jaune unificateur, ainsi que du vocabulaire formel occidental/oriental qui, à la manière des ensembles décoratifs que l’on trouve sur le marché, définit un style qui a infiltré l’ensemble des éléments. Ultimement, bien que nous percevions les différences, les oppressants liens entre les éléments en viennent à mettre l’accent sur les assemblages dont ils font partie.

Grâce à ces installations, non seulement prend-on conscience qu’il existe une relation entre tous ces objets, mais qu’il est aussi possible d’observer leur « affect ». On trouve dans les détails des objets et des imprimés cette même tension que dans la juxtaposition incongrue Orient/Occident, ainsi que dans le jumelage inhabituel et déconcertant où des cowboys se mêlent aux samouraïs et aux geishas. La tension issue de ces personnages divergents, que l’on peut observer dans le détail des motifs décoratifs, est un puissant rappel que, dans chaque relation entre des éléments, il y a une histoire qui se déploie – et qu’elle relève de l’affect.

De plus, Dinan-Mitchell transforme la galerie en une sorte d’espace habité « commissarié » où l’on ne peut plus observer de distinction sémiotique et de différence spatiale entre l’oeuvre et le mur de la galerie ou le spectateur. Au contraire, cela forme un environnement qui métamorphose la galerie, enveloppe et incorpore le spectateur, accentuant le fait que nous sommes partie prenante de ces intimes relations. La relation n’est plus celle d’un visiteur passif observant une oeuvre à distance, mais plutôt de quelqu’un qui est inclus dans l’oeuvre et dans tout l’ensemble. Bref, dans une telle installation, nous pouvons reconnaître que, à l’instar des objets avec qui nous partageons l’espace, nous faisons tous partie d’assemblages.

Les installations de Dinan-Mitchell ramènent notre attention sur l’objet et la matérialité mais, à l’inverse de Debord, ce n’est pas une relation où sont accentuées les dichotomies entre objet et sujet. Ses installations favorisent plutôt une certaine prise de conscience de l’espace environnant : elles constituent et construisent cet environnement. En jouant sur la sérialité, l’artiste accentue intentionnellement les liens entre les éléments dans un lieu donné; elle nous rappelle que ceux-ci non seulement s’influencent les uns les autres, mais qu’ils ont aussi le pouvoir de nous affecter personnellement. Elle nous rappelle ultimement que les espaces sont créés et que nous en faisons partie autant qu’ils font partie de nous. Dans l’ensemble des relations qui prennent place dans un tel environnement décoratif, nous sommes tous acteurs et objets ; nous sommes tous, pour reprendre les termes de Bennett, de la matière vibrante.

L’objet de consommation décoratif produit sans doute des divisions sociales en renforçant l’écart entre les classes, ainsi que l’aliénation de la marchandise face à la personne qui la fabrique. Mais, en même temps, il faut admettre que les objets peuvent engendrer des espaces et des rapports intimes avec leurs propriétaires. Bien que, dans ces installations, ils ne soient pas nécessairement spécifiques aux expériences personnelles des visiteurs, les images et les objets sont néanmoins des témoins d’un vocabulaire familier relié à la décoration intérieure. C’est pourquoi les installations de Dinan-Mitchell peuvent évoquer nos relations intimes avec les objets dans l’espace. Peut-être sont-ce des espaces spectaculaires – dans le sens où les espaces intérieurs peuvent révéler des constructions identitaire–, mais ils ne sont pas spectaculaires au point d’être dénués de relations significatives.

Traduction : S.F.

 

Julie Boivin vit à Barcelone, Espagne. Doctorante en histoire de l’art à l’Université de Toronto, elle détient un baccalauréat et une maîtrise en histoire de l’art de l’Université Concordia, à Montréal. Elle s’intéresse à l’ontologie de l’ornement et aux relations entre espace, identité et perception.

 


  1. Guy Debord, La Société du spectacle, [Paris : Gallimard, 1992 (1967)], p. 21-22.
  2. Ibid., p. 20.
  3. Ibid., p. 37-38.
  4. Voir : Claire Colebrook, Gilles Deleuze: A Critical Reader (London; New York : Routledge, 2002), p. 55- 61. Pour une discussion du concept d’agencement chez Deleuze dans le contexte de cet article, voir aussi Jane Bennett, Vibrant Matter: A Political Ecology of Things (Durham, NC : Duke University Press, 2010), p. 22-24.
  5. Bennett, Vibrant Matter.
  6. Bennett, Vibrant Matter, p. 6. Expérimenter de manière non hiérarchique la relation entre les personnes et les autres « matérialités », c’est commencer à avoir une sensibilité plus écologique, ce qui constitue tout le propos de Bennett et l’amène à restaurer le potentiel d’action de la matière. Voir : Bennett, Vibrant Matter, p. 10.
  7. Bennett, Vibrant Matter, p. 32. Pour Bennett, un actant n’est ni un sujet ni un objet, mais un intervenant. Le terme est emprunté à Bruno Latour. Voir Bennett, Vibrant Matter, p. 9.
  8. Patricia Ticineto Clough, “Introduction,” in The Affective Turn: Theorizing the Social, eds. Patricia Ticineto Clough, and Jean Halley (Durham: Duke University Press, 2007), p. 10.
  9. Saloon Story III a été présentée en 2011 à L’ OEil de Poisson (Québec); Western Wasabi a été présentée en 2012 à Plein Sud (Longueuil).
  10. Mimi Hellman parle du potentiel de la sérialité dans l’ameublement et les objets décoratifs du XVIIIe siècle en France pour inciter le regard scopique à déceler les différences et les similitudes entre les choses. Voir Mimi Hellman “The Joy of Sets: The Uses of Seriality in French Interior,” Furnishing the Eighteenth Century What Furniture Can tell US about the European and American Past, eds. Dena Goodman and Kathryn Norberg (New York, NY: Routledge, 2007), p. 142-143.