André-Louis Paré

Présence

Magasin Général — Studio international en création multidisciplinaire
Sainte-Madeleine-de-la-Rivière-Madeleine
15 juillet –
13 août 2022

Présence est le titre intrigant d’une exposition qui s’est déroulée cet été en Haute-Gaspésie. Sous la responsabilité de l’historien et critique d’art français Paul Ardenne, en collaboration avec le directeur artistique du Magasin Général, Jacky Georges Lafargue, l’exposition a mis en valeur le travail de quatre artistes : Leila Alaoui, Jocelyne Alloucherie, Jérémy Gobé et Justin Weiler. Le mot « présence » — en latin praesentia — renvoie à un mode d’existence : celui d’être là d’esprit et de corps dans un endroit précis. Mais qu’en est-il dans le domaine artistique ? Misons-nous sur la pleine conscience de l’artiste devant le travail à faire ? Auquel cas, il s’agirait d’évaluer son attitude psychique dans un contexte de production artistique. Parlons-nous plutôt d’une prise de position critique au sujet de la présence misant sur une interprétation de celle-ci sous diverses modalités artistiques ? Selon les mots du commissaire, c’est cette seconde perspective que les artistes tentent de symboliser ou de représenter afin de souligner — chacun·e à leur façon — la réalité d’un monde en devenir.

Parmi ces artistes, la Québécoise Jocelyne Alloucherie et le Français Justin Weiler ont bénéficié d’une résidence leur permettant de mener un projet associé à leur démarche respective. Intitulée Tous les vents (2022), l’œuvre d’Alloucherie résulte de plusieurs photographies de nuages « saisies à la brunante ». L’artiste ne se prétend ni photographe, ni peintre, ni sculpteure ; elle crée plutôt des images dans lesquelles se révèlent des sensations du temps qui passe. Afin de donner de la texture à ces images, Alloucherie fait usage de sable fin ramassé sur place. Comme plusieurs de ses œuvres antérieures, ces images composites (photographie, dessin de sable, scannophotographie) produisent des atmosphères à partir desquelles des paysages se forment. Présentée à la verticale, et en trois sections, Tous les vents montre des amoncèlements de nuages aux divers tons de gris, dont plusieurs laissent présager un orage imminent. Comme phénomène naturel, ces masses visibles, constituées de vapeur d’eau, sont d’emblée instables. Elles participent de ce que les Grecs anciens nommaient physis, que l’on peut identifier à l’impermanence des choses. Comme plusieurs œuvres de l’artiste, Tous les vents rappelle l’étrange beauté des nuages, de leur présence éphémère. Alors que leur visibilité invite à la distraction et nous permet parfois de rêver, le vent est, quant à lui, toujours irreprésentable. Comme phénomène invisible, il se manifeste sous forme de brise, de souffle, de nordet, de suroit ou de bourrasque. En tant qu’impressions poétiques, les images produites par Alloucherie ne révèlent aucun souci documentaire ; elles sont essentiellement des transpositions de ce que tout individu peut ressentir devant un paysage en constant changement.

Alors qu’Alloucherie est attentive à l’environnement extérieur, Weiler tourne son attention vers l’architecture intérieure de la galerie. Bien que la démarche de l’artiste nantais s’inspire également des motifs du monde qui l’entoure, dont des fleurs, les trois séries d’œuvres proposées pour Présence mettent uniquement en valeur des formes abstraites. Pour les produire, Weiler a d’abord dessiné certains aspects physiques de la galerie, comme les murs et les angles qu’ils génèrent. Attiré par le minimalisme américain, l’artiste réalise des œuvres visuellement sobres, ce qui ne veut pas dire sans attraits. En utilisant de la peinture à encre de Chine appliquée sur du verre, sa pratique artistique s’éloigne de la peinture classique. Géométriques, les angles de la pièce constituent les motifs de ses œuvres transposées à l’aide d’un pistolet aérographe en différents tons de bleu, de gris ou de brun. Il en a résulté trois séries d’œuvres laissant transparaitre des perspectives ouvrant sur des espaces autres, hors les murs. Intitulés Screen, Screen dédale négatif et Screen dédale, ces « tableaux » proposent des illusions visuelles qui, au premier coup d’œil, fascinent. S’insérant dans un parcours artistique entamé depuis quelques années, sa manière de créer joue sur les dichotomies entre les notions de présence et d’absence, de plein et de vide, mais aussi de lumière et d’ombre. En laissant voir ici la blancheur des murs, ces verres peints déjouent l’idée d’une surface plane et suggèrent, par leur superposition, une apparence d’extériorité.

Les images produites par l’artiste franco-marocaine Leila Alaoui (1982-2016) produisent également chez les spectateur·trice·s des appréciations d’ordre esthétique ; toutefois, sa démarche artistique soulève également des préoccupations éthiques et politiques. Photographe et vidéaste, décédée à la suite d’un attentat terroriste à Ouagadougou, alors qu’elle était en mission pour Amnistie internationale, Alaoui a toujours été engagée dans des réalisations qui accordent une importance aux personnes socialement marginalisées. Pour sa série Les Marocains (2010-2014), Alaoui a photographié des femmes et des hommes vêtus de costumes traditionnels souvent très colorés. Quant à Made in India (2014), il s’agissait, cette fois, de rendre visibles des personnes — principalement des femmes qui travaillent dans l’industrie textile — en leur accordant une dignité souvent négligée. En produisant ces portraits, Alaoui a toujours eu à cœur la diversité culturelle, celle que la mondialisation capitalistique — qui n’est pas la mondialité (dixit Edouard Glissant) — tend à nier. Pour l’exposition Présence, le commissaire a choisi de présenter Crossing (2013), une courte vidéo d’un peu plus de six minutes ayant pour thème la traversée de personnes désireuses de rejoindre l’Europe par la mer. Ce film, qui oscille entre le documentaire et le film artistique, est originellement un triptyque présenté ici sur un seul écran. En alternance d’images du désert et de la mer, des personnes témoignent face à la caméra de leur désir d’émigrer, motivées par le rêve de se rendre là où leur présence n’est pas toujours bienvenue ni même souhaitée. Elles partagent leurs craintes de ne pas pouvoir réaliser leur rêve et de devoir rebrousser chemin alors que pour plusieurs, la guerre sévit dans leur pays. À mille lieues du contexte gaspésien, Crossing n’en demeure pas moins important vu l’ampleur de la question des migrants au sein d’un monde en pleine mutation.

Si l’œuvre vidéo Crossing nous sensibilise sur la problématique de la migration et soulève des questionnements au nom de l’hospitalité, Corail Artefact (2020-2022), de l’artiste français Jérémy Gobé, nous interpelle, quant à elle, sur le phénomène de la disparition des récifs coralliens. Placé au centre de la galerie, un casque de réalité virtuelle, suspendu depuis le plafond, permet de visualiser une vidéo avec application VR. La voix de l’artiste qui accompagne ces images nous informe d’une réalité du monde vivant éloignée du quotidien : celle du déclin des coraux des mers tropicales. À la manière d’une exposition de science naturelle, l’artiste explique brièvement la situation actuelle causée par le réchauffement climatique. Dans cette vidéo, l’implication de Gobé est d’ordre pédagogique. Même si Corail Artefact est d’abord un projet artistique, il est aussi associé à des préoccupations scientifiques. Pour remédier, autant que faire se peut, à cette dégradation naturelle, l’artiste collabore depuis 2017 avec des artisans et des fabricants de dentelle. Avec eux, il a imaginé une dentelle améliorée, intégrant de nouvelles technologies. Fabriquées en coton biosourçable, biodégradable et biométrique, ces dentelles pourraient répondre aux préoccupations des scientifiques souhaitant créer un support capable de capter des larves et ainsi stimuler la régénération des coraux. Un an plus tard, il a mis au point un programme RDI (recherche, développement et innovation) qui associe art, science et industrie. Ce projet artistique espère ainsi contribuer à l’amélioration du vivant. Dès lors, la beauté du monde ne doit pas se réduire à une appréciation impliquant uniquement le jugement esthétique, mais nécessite des actions concrètes.

Outre l’idée de présence, qui sous-tend la cohabitation de ces œuvres aux pratiques artistiques variées, c’est la métaphore de la disparition qui semble également s’imposer. Celle-ci est parfaitement visible en ce qui a trait aux œuvres des artistes Alaoui et Gobé, mais c’est aussi subtilement le cas pour les œuvres d’Alloucherie et Weiler. Certes, en exposant des œuvres soumises à des considérations surtout esthétiques, l’idée d’une présence évanescente, sinon d’une expérience visuelle misant sur la transparence, ne joue pas sur les mêmes dispositifs psychiques que lorsqu’il est question d’évoquer une réalité en lien avec l’état de notre monde. Elles occupent notre esprit autrement que lorsqu’il s’agit de s’inquiéter du sort d’individus migrants ou de la perte de la biodiversité marine. En proposant ces deux versants, l’exposition Présence nous propose deux rapports à la présence : celui où nous acceptons sa dissipation dans l’absence et celui où il nous faut la déplorer et, si possible, la combattre afin de donner vie à la vie.


Depuis décembre 2013, André-Louis Paré est directeur et rédacteur en chef de la revue ESPACE art actuel. À titre de critique et de théoricien de l’art, il a publié plus d’une centaine d’articles dans diverses revues québécoises se consacrant à l’art contemporain. Il est aussi l’auteur de plusieurs opuscules et textes de catalogue. Comme commissaire, il a signé ou cosigné, depuis 2005, plusieurs expositions individuelles et collectives.

Jocelyne Alloucherie, Tous les vents, 2022. Vue partielle de l’exposition Présence, Magasin général – Studio internationale en création multidisciplinaire. Photo : Jacky Georges Lafargue.
Jocelyne Alloucherie, Tous les vents, 2022 et Justin Weiler, Screen dédale, 2022. Vue partielle de l’exposition Présence, Magasin général - Studio international en création multidisciplinaire. Photo : Jacky Georges Lafargue.
Justin Weiler, Screen, 2022 et Leila Alaoui, Crossing, 2013. Vue partielle de l’exposition Présence, Magasin général - Studio international en création multidisciplinaire. Photo : Jacky Georges Lafargue.
Justin Weiler, Screen dédale, 2022. Vue partielle de l’exposition Présence, Magasin général - Studio international en création multidisciplinaire. Photo : Jacky Georges Lafargue.
Leila Alaoui, Crossing, 2013. Vue partielle de l’exposition Présence, Magasin général - Studio international en création multidisciplinaire. Photo : Jacky Georges Lafargue.
Jérémy Gobé, Corail Artefact, 2020-2022. Vue partielle de l’exposition Présence, Magasin général - Studio international en création multidisciplinaire. Photo : Jacky Georges Lafargue.