Dominique Sirois-Rouleau
N° 109 – hiver 2015

Generation, 25 Years of Contemporary Art in Scotland. Pour l’historicité du présent

Présenté en Écosse tout au long de l’année 2014, le projet Generation regroupe plus d’une centaine d’artistes et une soixantaine de lieux d’exposition répartis sur l’ensemble du territoire. Generation souligne 25 ans d’art contemporain écossais, ce qui inclut autant les artistes nés ou pratiquant en Écosse que ceux qui y ont étudié. Le projet profite notamment de la tenue parallèle d’évènements sportifs majeurs, tels les Jeux du Commonwealth et la Coupe Ryder, favorisant alors le rayonnement de la culture écossaise sur la scène internationale. Déterminé à célébrer et à augmenter la visibilité de l’art contemporain, Generation ne cache pas ses ambitions de développement de nouveaux publics et de consolidation d’un sentiment d’appartenance culturelle. Instrument politique équivoque, l’initiative du projet a, à cet effet, grandement bénéficié du support de l’État.

Des intérêts nationalistes à la récapitulation ambitieuse de la production artistique écossaise, Generation se présente comme un projet monumental. Cette démarche d’affirmation et de recension de l’art écossais traduit en réalité une résolution à documenter le contemporain, à l’historiciser au rythme qu’il s’écrit. Generation est, dans cette perspective, un projet qui conjugue le présent au futur, faisant alors l’histoire de l’histoire en marche. Si bien que la contemporanéité du projet suggère de transcender son temps en renouvelant l’exercice rétrospectif à chaque quart de siècle.

Dresser le profil de l’art contemporain pose moult difficultés que Generation surmonte par la diversité de sa programmation visant à rassembler le meilleur et le plus signifiant de la production artistique des dernières années. Les rétrospectives des artistes phares tels Douglas Gordon et Jim Lambie font figure d’incontournables. Érigé en fierté nationale, le travail de Gordon occupe trois espaces de la programmation de Generation. Partagé entre la galerie Caithness Horizons à Thurso et la Scottish National Gallery of Modern Art d’Édimbourg, la rétrospective de Gordon prend tout sens à la Gallery of Modern Art de Glasgow où l’on présente l’installation Pretty Much Every Film and Video Work From About 1992 Until Now (1992-2006). Composée de l’amoncellement d’une centaine de téléviseurs vétustes diffusant en boucle 82 vidéos de l’artiste, l’installation mélange sans égard les oeuvres originales au matériel trouvé. Le dispositif chaotique et bruyant s’assemble à l’environnement tamisé dans une ambiance baroque. La force de la mise en scène de cette rétrospective condensée du travail de Gordon réside dans l’effort de mémoire, étonnement déceptif. L’expérience d’oeuvres destinées à la projection, ici réduites à de ridicules écrans et confondues dans un capharnaüm général, démontre avec une simplicité éloquente la complexité du processus créatif.

L’évolution sinueuse d’une démarche artistique est aussi au coeur de la rétrospective ludique de Lambie à la Fruitmarket Gallery d’Édimbourg. En investissant les lieux de son emblématique Zobop (1999), une installation in situ faite de bandes adhésives de vinyle multicolore reprenant au sol le plan de l’espace d’exposition, Lambie met la table pour une appréciation joueuse de son travail. Lambie associe une exploration de matériaux du quotidien à une attitude désinvolte et flamboyante de manière à travestir l’architecture et les objets, et désorienter leurs usages. La forêt d’échelles colorées où sont encastrés quelques miroirs trompeurs de Shaved Ice (2012-2014) incarne cet intérêt manifeste de l’artiste pour l’expérience sensible fanfaronne et poétique. Dans ce même esprit, la présentation de Ultra-Low (1998-2007), dans l’obscurité totale, assimile la projection de cette vidéo mystique de spectres lumineux virevoltants à une expérience physique confuse aussi troublante qu’hypnotique.

Le projet englobe donc un vaste répertoire de pratiques dont témoigne l’exposition de l’artiste multidisciplinaire David Shrigley, réputé pour son travail d’illustrateur à l’humour noir et absurde, à la Scottish National Gallery d’Edimbourg. Habitué des magazines, t-shirts et cartes de souhaits, il présente une série d’illustrations et de sculptures dont l’approche crue et satirique de la mort trouve, dans le cadre de Generation, un éclairage nouveau. Le contexte muséal et son habitus contemplatif exaltent la tension comique et dramatique des détournements délibérés de Shrigley. Ils révèlent la portée philosophique et les fondements éthique et moral de la dérision.

Generation décloisonne la définition de l’art contemporain et la libère des phénomènes rivaux de tendance et de tradition. Ainsi, le projet Generation ne tente pas une critique du contemporain, mais propose un assemblage d’oeuvres à l’image de la mouvance du concept. Cette expression libre du contemporain, mise en scène comme un instantané du zeitgeist, trouve un écho pénétrant dans le travail de Rosalind Nashashibi aussi présenté à la Scottish National Gallery. Les vidéos de Nashashibi posent un regard fin, libre de toute instrumentalisation ou résolution narrative sur les communautés qu’elles observent. Anthropologue mélancolique de la vie ordinaire, l’artiste met en lumière les rituels et le langage non verbal qui teintent les individualités et organisent le collectif. L’exemple de Midwest (2002) est éloquent par son mélange contemplatif de groupes sociaux en action et l’évocation subtile des divisions sociales tenaces et silencieuses.

L’amorce de Generation évoque l’intemporalité du contemporain ; loin d’être un synonyme de jeunesse, elle incarne plutôt une conscience aigüe de l’historicité du présent. Ainsi, le projet vise non seulement sa propre régénération, mais aussi l’inscription historique de l’art écossais et de ses conditions politiques. Generation s’intéresse donc à une représentation paritaire des artistes et souligne à ce propos, avec le projet House Work Castle Milk Woman House orchestré par Kate Davis à la Glasgow Women’s Library, l’apport significatif de la Castlemilk Womanhouse dans la reconnaissance des artistes écossaises. Ouverte en 1991, la Castlemilk Womanhouse couvre la période corpus de Generation et amalgame à une exposition rétrospective de ses artistes un volet interactif composé de tables rondes, projections et témoignages.

L’histoire comme dispositif discursif et critique est aussi interprétée par le podcast Memorialmania (2013) de Ruth Ewans, en collaboration avec Astrid Johnston, pour la galerie Collective. Memorialmania propose une visite commentée de Calton Hill où le discours traditionnel autour de la géologie et des monuments de ce haut lieu touristique d’Édimbourg glisse tranquillement vers l’histoire des mouvements radicaux qui ont ponctué l’histoire de la ville. Invitation claire à une réévaluation de l’histoire classique, la proposition d’Ewans et Johnston rappelle, dans le contexte de Generation, les risques d’une histoire monumentale. En effet, les exercices rétrospectifs et historiques peuvent tendre à l’aplanissement des accidents de l’histoire jusqu’à en banaliser les conséquences.

À l’instar de Memorialmania et de l’incontournable défaite nationaliste, les enjeux de visibilité et d’éducation inhérents à Generation imposent une analyse attentive des retombées du projet. Alors que le corpus écossais déborde largement de ses ressortissants officiels, le projet élude la question d’une identité plastique qui justifierait cet appel implicite à l’unité. Generation semble en effet coincé entre la monumentalisation de l’art écossais et l’altérité nécessaire à son développement. En regard de l’étonnante inclusivité du projet et du revers nationaliste, ces enjeux devront impérativement être précisés si Generation est reconduit. Autrement, cette histoire en marche pourrait s’avérer aussi figée que les canons de confettis de l’installation événementielle After the Revolution, Who Will Clean Up the Mess? d’Ellie Harrison à la Talbot Rice Gallery d’Édimbourg qui, le 18 septembre 2014, n’ont rencontré ni détonation ni révolution.

 

Dominique Sirois-Rouleau est chercheuse postdoctorante au Laboratoire de recherche en esthétique de l’UQTR et chargée de cours au département d’histoire de l’art de l’UQAM. Commissaire et critique indépendante, ses recherches s’intéressent à l’ontologie de l’oeuvre contemporaine et à la notion d’objet dans les pratiques artistiques actuelles. Ses observations sur les discours et les arts émergents ont aussi fait l’objet de chapitres dans les ouvrages Art et politique (PUQ, 2011) et Les plaisirs et les jours (PUQ, 2013), de même que dans divers catalogues et revues.