Francesca Zappia
N° 122 – printemps-été 2019

Poétique sous tension : Cornelia Parker et Lucy Skaer

Chisenhale Gallery, Londres, 1991. Au centre de la galerie sont suspendus des débris calcinés d’objets et de lambris de bois regroupés de manière à reconstituer tant bien que mal la forme cubique d’une architecture. Provoquées par une source de lumière au milieu de cette structure chancelante et en lévitation, leurs ombres emplissent l’espace – murs, sol, plafond. Aussitôt, on est confronté au souffle d’une explosion, dont la violente projection de fragments aurait été comme figée; les ombres renvoient un écho silencieux du mouvement de désintégration de la zone. Les victimes de cette destruction : un abri de jardin et tout son contenu d’appareils ménagers, équipements sportifs, jouets et autres objets de la vie quotidienne.

Chisenhale Gallery, Londres, 2008. Le lieu d’exposition est cette fois partagé en deux par un grand mur en parpaings de béton, de façon à simuler conceptuellement un état de siège. Dans la zone extérieure de cette « place forte », qu’on rencontre en rentrant dans l’exposition, on retrouve les « assaillants » : deux dessins de grandes dimensions, une version déformée de La Grande Vague (environ 1830) d’Hokusai et une reproduction du Déluge (environ 1517) de Léonard de Vinci, l’un accroché au mur, l’autre étendu au sol. À l’intérieur des « remparts », des tables anciennes, transformées en plaques d’impression, sont présentées avec les images résultantes. Elles sont accompagnées par une structure en bois, dont la forme est empruntée à un détail du tableau Landscape from a Dream (1936-1938) de Paul Nash. Une vingtaine de reproductions de la sculpture Oiseaux dans l’espace (1923) de Brancusi, portant le titre de Black Alphabet et produites en poussière de charbon comprimé, sont tantôt rassemblées en ordre serré tel un escadron, tantôt posées à terre. L’exposition vibre de références à la guerre et au paysage naturel ou domestique. Un état de tension s’en dégage, et on imagine un bouleversement imminent – guerre, catastrophe naturelle ?

Cold Dark Matter: An Exploded View de Cornelia Parker et The Siege de Lucy Skaer ont ceci en commun : délimiter un espace poétique, contemplatif au sein duquel des activités sous-jacentes, souterraines, induisent un état de tension, qui convoque une action destructrice. En adoptant le média de l’installation, les deux artistes britanniques abordent la destruction de façon évocatrice grâce à la disposition des objets dans l’espace. La maîtrise de l’accrochage leur permet ainsi de donner forme à une poétique de la tension à travers laquelle se manifeste l’idée de la destruction.

En regard à l’œuvre de Gustav Metzger ou des Actionnistes viennois qui ont introduit la destruction dans l’art contemporain, le geste de ces deux artistes est bien moins violent, moins directement activiste. Les manifestations artistiques des années 1950-1960, en effet, étaient une riposte aux horreurs récentes : l’Holocauste, Hiroshima. Dans son manifeste pour un art « autodestructif », Gustav Metzger considère bonnes toutes les techniques qui déclenchent un processus de désintégration : de l’acide à la combustion, de la radiation à la vibration en passant par la cybernétique et l’électricité. En revanche, il précise : « Not interested in ruins (the picturesque) ». Si l’artiste se désintéresse de la tradition picturale du caprice rococo ou de vestiges romantiques, il n’en demeure pas moins que son œuvre incarne un processus de mise en ruine d’un matériau et que ce processus détermine un double geste de destruction-création. Ce même processus et ce même geste sont présents dans l’œuvre de Cornelia Parker et Lucy Skaer. Une partie des tensions qui parcourent leur poétique découle de ces deux activités.

Dans une série d’installations des années 1990, dites « orchestrated clichéd cartoon deaths », Cornelia Parker met en scène la désintégration d’objets en s’inspirant des morts tragicomiques des dessins animés tels que Wile E. Coyote. Ainsi, dans Thirty Pieces of Silver (1988-1989), une série d’objets en argent étaient soumis à un écrasement par un rouleau compresseur; dans Cold Dark Matter, l’abri de jardin et son contenu sont dynamités par l’Armée britannique. Bien qu’empreinte d’ironie, comme souvent chez Cornelia Parker, la destruction des objets est une critique de la logique de consommation-accumulation- liquidation de notre société. Mais elle invoque aussi une violence qui est hyperprésente dans les médias : dans la fiction des films, des séries télévisées, des dessins animés ou bien dans la réalité des affrontements, médiés ou vécus personnellement. En faisant appel à l’Armée britannique pour faire sauter l’abri de jardin avec du Semtex, un explosif utilisé par l’IRA, Cornelia Parker évoque directement le conflit nord-irlandais.

Cold Dark Matter se rapporte aussi à la théorie qui décrit l’évolution de l’univers. L’espace nourrit grandement le travail de l’artiste inspiré par le Big Bang et par une réflexion autour de la gravitation. En 1997, lors d’une résidence au Texas, elle visite le Johnson Space Centre de la NASA à Houston. Cette visite lui donne l’idée de retourner dans l’espace des restes de météorite (chose qu’elle fera dans la série de feux d’artifice intitulée Meteorite Landings). La suspension des débris dans Cold Dark Matter ou dans d’autres installations, dans l’opposition à la force de gravité, symbolise aussi la fragilité de l’existence, qu’elle soit humaine ou inanimée. L’équilibre de ces fragments, suspendus par des fils en nylon, est toujours précaire. D’un moment à l’autre, quelque chose pourrait le détruire. La fragilité est aussi présente dans The Siege de Lucy Skaer, mais elle désigne plutôt l’effacement du passé et de la mémoire. Néanmoins, cet effacement se confronte déjà à une transformation, comme si toute destruction n’était que l’étape nécessaire pour une métamorphose.

Dans un article consacré à l’art « appropriationniste », l’historien et critique d’art berlinois Jan Verwoert1 explique comment, à l’heure actuelle, nous faisons face à une résurgence en force du passé. Il en voit la cause dans une remise en route de l’histoire après la période de la guerre froide. Le travail de Cornelia Parker (née en 1956 dans le Cheshire) arrive à maturité au lendemain de cette guerre. Ainsi, alors qu’il véhicule différentes références à l’histoire, à la politique ou encore aux théories scientifiques, il s’impose par une mise en arrêt de toute narration. Le gel des ruines symbolise la suspension de tout processus à venir, qu’il s’agisse d’une dégradation ultérieure du débris ou d’un possible développement historique des références invoquées. Dans ses installations, l’interruption de la grande narration provoquée par le postmodernisme retentit encore.

Diversement, Lucy Skaer (Cambridge, 1976) fait partie de la dernière génération d’artistes dont le travail est façonné par cette résurgence du passé. L’omniprésence des images, véhiculées notamment par Internet et par les chaînes de diffusion d’informations, projette dans ce qui est l’espace de la connaissance personnelle un savoir qui est aussi présent que passé et qui embrasse toutes les cultures. C’est à ce niveau que se joue la pratique de Lucy Skaer. Dans The Siege, l’artiste utilise la reproduction d’œuvres d’art de différentes époques pour les travailler à nouveau et les pourvoir d’une signification nouvelle. Black Alphabet, par exemple, ne garde qu’un lien formel avec Oiseaux dans l’espace de Brancusi. La présence de ces multiples reproductions installées en rangs dans le lieu d’exposition leur confère une nature militaire et exacerbe la présence sculpturale de l’œuvre. De plus, en utilisant la poussière de charbon pour leur fabrication, un produit utilisé comme combustible, Skaer détruit symboliquement la valeur de l’œuvre originale. À cette destruction fait écho la perte de l’aura de l’œuvre d’art relativement à sa reproduction théorisée par Walter Benjamin. La réappropriation d’autres œuvres d’art, par le biais de la reproduction, permet donc à Skaer de les absorber tout entières dans son travail. Cette réappropriation prend l’allure d’une « re-production ». Lucy Skaer a parfois utilisé des artefacts anciens qu’elle a détruits ou incorporés dans ses pièces (voir, par exemple, les œuvres produites pour l’exposition au Tramway de Glasgow en 2013, New casts destroy old moulds ou encore My Terracotta Army, my Red Studio, my Amber Room). Mais même en travaillant à partir d’images reproduites, elle met en place un processus de mise en ruine et de recréation qui passe par l’effacement, la déformation, la réimpression.

Gustav Metzger disait, dans son manifeste, que l’art « autodestructif » était une forme d’art public pour les sociétés industrialisées. Cette forme d’art était une façon d’alerter la société sur les dangers d’autodestruc-tion à la suite de la bombe atomique et de l’Holocauste (Metzger s’est échappé d’un champ de concentration, mais il y a perdu ses parents), mais aussi par rapport aux menaces d’une surconsommation et d’une sur-pollution de la planète. En même temps, nous avons vu comment cet art regarde la destruction de façon positive comme un mouvement vers la création. De manière plus voilée, Cornelia Parker et Lucy Skaer véhiculent aussi des messages sur la société contemporaine et ses dégénérescences. Ces messages convergent au sein de l’agitation de tensions qui les traversent et qui permettent d’enclencher le mouvement de destruction-création qui façonne leurs installations. Ainsi, leur poétique de la tension peut être lue comme une poétique de la métamorphose par laquelle Cornelia Parker, en ranimant des débris d’objets préalablement détruits, et Lucy Skaer, en incorporant des vestiges dans un processus de transformation alchimique, proposent d’envisager un possible changement dans la logique de consommation de la société contemporaine.

1. Jan Verwoert, « Living with Ghosts: From Appropriation to Invocation in Contemporary Art », Art & Research, vol. 1, no 2, 2007.

Francesca Zappia, basée à Glasgow, est commissaire d’exposition indépendante. En tant que Chargée des expositions, elle a travaillé avec le FRAC Île-de-France et la Fondation François Pinault à Paris. Pigiste depuis 2014, elle adopte une démarche expérimentale et collaborative qui lui permet de tester différents formats curatoriaux : la fiction (Raoul Reynolds: A Retrospective, Glasgow-Marseille, 2016), le dialogue entre deux artistes (L’intrigue se cherche dans le dénouement de son nœud, Marseille, 2018) et la participation (East End Transmissions, Glasgow, 2014).

Cornelia Parker, Cold Dark Matter: An Exploded View, 1991. Avec l’aimable permission de l’artiste et de Frith Street Gallery, Londres. Photos : Hugo Glendinning.
Cornelia Parker, Cold Dark Matter: An Exploded View, 1991. Avec l’aimable permission de l’artiste et de Frith Street Gallery, Londres. Photos : Hugo Glendinning.
Lucy Skaer, The Siege, 2008. Vues de l’exposition, Chisenhale Gallery, Londres. Médias mixtes, dimensions variables. Avec l’aimable permission de l’artiste. Photos : Andy Keate.
Lucy Skaer, The Siege, 2008. Vues de l’exposition, Chisenhale Gallery, Londres. Médias mixtes, dimensions variables. Avec l’aimable permission de l’artiste. Photos : Andy Keate.
Lucy Skaer, My steps as my terrace (détail), 2013. Marches en grès, miroir en bronze romain, or, tasse de thé de Lucie Rie et Hans Coper. Vue de l’exposition au Tramway, Glasgow. Avec l’aimable permission de l’artiste. Photo : Keith Hunter.
Lucy Skaer, 13.08.13. – 04.10.13. (détail), 2013. Estampes lithographiques à partir de plaques du quotidien The Guardian, 2013. Vue partielle de l’exposition au Tramway, Glasgow.
Lucy Skaer, My Terracotta Army, my Red Studio, my Amber Room (détail), 2013. Céramique en grès cérame avec glaçure tenmoku, bols tenmoku du XIe siècle, eau-forte, gravure sur bois, sérigraphie, résine jesmonite. Vue de l’exposition au Tramway, Glasgow. Avec l’aimable permission de l’artiste. Photos : Keith Hunter.