Julie Alary Lavallée

Patrick Bérubé : En principe…

En principe…
Maison des arts de Laval
Laval
28 août —
6 novembre 2016


 

Patrick Bérubé s’est illustré à deux reprises, en 2016, dans le cadre d’expositions solos d’envergure dans la grande région montréalaise. Après avoir occupé un étage entier de la galerie Art Mûr, au printemps à Montréal 1, le voici de nouveau, cet automne à la Maison des arts de Laval, mais cette fois accompagné d’une commissaire et de sa lecture. L’exposition regroupe principalement des œuvres installatives et sculpturales, dévoilant son intérêt pour l’art cinétique ainsi que pour les arrangements sonores et lumineux.

Comme l’indique d’entrée de jeu la commissaire Bénédicte Ramade, Patrick Bérubé « s’est taillé la réputation d’artiste hyper prolifique 2 ». Afin d’introduire les dix années de carrière de Patrick Bérubé, cette collaboration artiste-commissaire prend forme autour d’une incursion systématisée, mais polysémique, dans le monde des « hérésies », méthodes de faire et idiosyncrasies de l’artiste. Alors que l’exposition à la galerie Art Mûr suivait une narration continue, établissant un dialogue basé sur la filiation d’idées et d’éléments à la fois conceptuels et formels d’une œuvre à l’autre, celle de Laval, du moins une partie de l’exposition, sectionne la pratique de Bérubé par typologies, rompant avec la « linéarité » du récit. Elle réussit toutefois à la rassembler ailleurs sous l’angle de l’affinité chromatique. L’un des points forts de cette exposition se manifeste justement dans le soin de l’exploitation de l’espace de diffusion qui rend physiquement visible à la fois cette dynamique de dissection et d’assemblage.

Dans la galerie, une structure arrondie, plus précisément un dodécagone, gît quasi en plein centre. Avant d’accéder à l’intérieur de cette structure, des œuvres installées sur le pourtour et créées au fil des ans mettent en exergue le penchant de l’artiste pour le color bars, motif à barres de couleurs utilisé pour tester la transmission de signaux dans le milieu télévisuel. Introduisant d’emblée cette idée centrale qui revient en boucle dans sa carrière, celle de la communication, les barres de couleurs s’affirment comme un langage en soi qu’il transpose à de nombreuses œuvres constituées, pour la plupart, d’objets glanés sur le Web ou ailleurs. Telle une porte d’entrée dans l’univers de l’artiste basée sur l’assemblage et la perversion d’objets préfabriqués, ce trope coloré révèle de la sorte un monde en surface bien amusant, qui dissimule et laisse toutefois entrevoir un scénario catastrophique. Soulignons au passage la série de six gravures intitulée Perte de signal (2016), extirpée du magazine Harper’s Weekly, produit à partir de la seconde moitié du 19e siècle jusqu’au du début du 20e siècle, qui donne à voir Gaïa en plein déchaînement, force naturelle devant laquelle l’humain reste impuissant. Le verre protecteur reprenant les teintes du color bars vient instaurer un dialogue paradoxal avec la représentation; l’artiste s’affaire d’ailleurs, dans sa pratique, à introduire un manque, des contradictions et une frustration latente engageant de la sorte une forme de détresse qui, dans le cas de la série d’oeuvres en question, se trouve projetée dans l’allégorie de la nature et de sa force sur la faiblesse humaine, mais articulée sur fond coloré.

Rappelant les temples bouddhistes et hindous, pour ne nommer que ces derniers, dont la configuration processuelle appelle à circuler autour d’un objet ou d’une structure, souvent au centre, le dodécagone construit pour l’exposition guide le parcours jusqu’à ce qu’apparaisse son entrée située à l’arrière. L’espace intérieur y est doté de semblants d’alcôves, pour en rester avec les allusions spirituelles, dans lesquelles une œuvre ou un assemblage d’objets ont été disposés en fonction de l’une des sept typologies disséquées et identifiées par la commissaire. Ces codes de lecture ou typologies à peine mentionnées renvoient aux dénominations suivantes : bureautique; l’échec d’envoi/la régression; les jeux/les sports; les supports à promesse; les jeux de hasard/les coups de dés; la musique; et la bibliothèque. On y découvre, par exemple, un bureau aménagé, référant à l’artiste au travail, autour duquel gravitent des objets et images qui, ensemble, instaurent de fins liens sémantiques. Plus loin, une bibliothèque exhibant les numéros du National Geographic, collectionnés depuis l’année de sa naissance et soigneusement disposés en ordre chronologique, fait allusion à la répétition et à la constance de l’histoire.

Même si l’artiste s’est imposé la contrainte de produire une œuvre par jour pour la réalisation de cette exposition, sans tenir obstinément à respecter ce souhait au pied de la lettre, l’exposition souligne sa propension à l’accumulation d’objets. La réserve de la galerie, normalement utilisée comme espace de rangement, lui a été livrée pour qu’il puisse s’amuser et l’investir, telle une carte blanche sans l’intervention de la commissaire, de sa propre vision de l’Histoire du monde. Sans être à court de possibilités et d’imagination, Bérubé y propose un univers façonné de diverses idéologies humaines où se côtoie une multitude de petites œuvres, combinant art cinétique, images et sculptures, sujettes aux associations langagières. Dans l’ensemble, cette installation rend compte d’un monde érigé sur de grandes faiblesses et des erreurs humaines reproduites de siècle en siècle; un monde en transformation, sans pourtant jamais réellement apprendre de ses expériences antérieures, marqué notamment par l’esclavage, l’industrie du pétrole, les guerres ou encore les coupes à blanc.

Cette nouvelle œuvre, qui englobe plusieurs chapitres du monde ancien et plus actuel, accrochée tant aux murs qu’au plafond, mais aussi étalée sur une plateforme disposée sur des bacs de plastique transparent dans lesquels se trouvent d’autres agencements d’objets, affirme l’impulsion et la fougue de cet artiste, toujours aussi attentif aux associations d’idées. Tels des points de suspension, cette installation, et plus précisément sa base, gisant presque en silence dans les bacs en plastique, laisse clairement comprendre qu’il y aura une suite. En principe…, cette double exposition offre un lexique pour décoder la pratique de Patrick Bérubé, composée de rapprochements formels et linguistiques qui, dans la finesse des jeux de mots et des associations, dévoilent un artiste complexe et fin observateur de la réalité sociale.

 

Julie Alary Lavallée prépare actuellement sa thèse de doctorat à l’Université Concordia en histoire de l’art sur l’art contemporain de l’Inde. Coordonnatrice des communications et des archives au centre d’artistes OPTICA, elle s’implique au Studio XX à la fois en tant que membre de son conseil d’administration et de son comité de programmation. Elle est également membre du Ethnocultural Art History Research Group (EAHR).

 


  1. Voir Julie Alary Lavallée (2016), « Patrick Bérubé Around 3:59 », ESPACE art actuel, n° 114, pp. 96-97.
  2. Bénédicte Ramade (2016), Opuscule de l’exposition En principe… Maison des arts de Laval.

 

Vue de l’exposition En principe… de Patrick Bérubé présentée à la Maison des arts de Laval du 28 août au 6 novembre 2016. Photo : Guy L’Heureux.
Vue de l’exposition En principe… de Patrick Bérubé présentée à la Maison des arts de Laval du 28 août au 6 novembre 2016. Photo : Guy L’Heureux.
Vue de l’exposition En principe… de Patrick Bérubé présentée à la Maison des arts de Laval du 28 août au 6 novembre 2016. Photo : Guy L’Heureux.
Vue de l’exposition En principe… de Patrick Bérubé présentée à la Maison des arts de Laval du 28 août au 6 novembre 2016. Photo : Guy L’Heureux.
Vue de l’exposition En principe… de Patrick Bérubé présentée à la Maison des arts de Laval du 28 août au 6 novembre 2016. Photo : Guy L’Heureux.
Vue de l’exposition En principe… de Patrick Bérubé présentée à la Maison des arts de Laval du 28 août au 6 novembre 2016. Photo : Guy L’Heureux.
Vue de l’exposition En principe… de Patrick Bérubé présentée à la Maison des arts de Laval du 28 août au 6 novembre 2016. Photo : Guy L’Heureux.
Vue de l’exposition En principe… de Patrick Bérubé présentée à la Maison des arts de Laval du 28 août au 6 novembre 2016. Photo : Guy L’Heureux.