Marie Perrault
N° 110 – printemps-été 2015

Pascal Dufaux : se surveiller voir

Galeries Roger Bellemare et Christian Lambert
Montréal
15 novembre 2014—
17 janvier 2015


 

Dans le cadre de trois expositions consacrées respectivement à Dominic Papillon, Mathieu Gaudet et Pascal Dufaux, la galerie Christian Lambert et Roger Bellemare présente un corpus cohérent d’oeuvres photographiques, sculpturales ou vidéocinétiques récentes de Pascal Dufaux. À une série de machines intitulées Sondes 1, correspondant au travail pour lequel il est le plus connu, s’ajoutent des photographies et de nouveaux dispositifs, Vanités et Orbites 2, montrés pour la première fois. Dans le développement de la démarche de Dufaux, ces derniers étonnent et jettent un nouvel éclairage sur l’ensemble de sa pratique.

Dans un texte, paru en 2013, était abordée la persistance dans ses oeuvres, de dispositifs historiques et des traditions du portrait et du paysage, que redéfinit toutefois son recours à la technologie 3. À la lumière du travail plus récent, il s’avère important d’interpréter sa démarche comme une exploration du régime visuel actuel, puisant aux sources de la tradition artistique, de l’expérience du visible modulé par la technologie, de la science-fiction et de souvenirs personnels. Sa démarche éclectique relève d’une réflexion englobant les cultures numérique et matérielle.

La majorité des oeuvres présentées ici se déploient autour de caméras de surveillance et évoquent l’omniprésence de la télésurveillance dans nos sociétés contemporaines. Dans la série Vanités, des caméras enrobées d’un modelage sculptural et dirigées vers des éléments de plastique ou de verre filment l’espace environnant à travers ces vestiges d’accessoires décoratifs. L’image captée à travers ces prismes apparaît alors trouble, brouillée par la matière même d’éléments parasites. Cette distorsion évoque, en l’exagérant, l’impact de la lentille sur la vision, un effet que tend à faire oublier la présumée transparence du dispositif. Par ailleurs, l’ensemble des oeuvres exposées fait également intervenir des écrans de formats variés, de la taille d’un moniteur à celle d’un téléphone portable. S’ajoutent une photographie des Images échappées et des clichés sous verre de la série Infra-rouge avant la nuit, reproduisant le rendu d’images de basse résolution proliférant aujourd’hui, mais évoquant également les négatifs de verre et le flou des toutes premières photographies.

Dans la série Sondes, le balayage continu de l’espace d’exposition, filmant à la fois les personnes présentes en galerie, les machines se captant les unes les autres et les images qu’elles produisent renvoient aussi à une dynamique de vision caractéristique de l’intégration de la technologie à la culture visuelle. Les différentes formes de l’écran, du téléphone portable à la projection de grande dimension, contribuent aujourd’hui à une certaine ubiquité de l’image, au service d’un outil individuel installé dans les foyers, mais débordant aussi dans les rue et migrant vers l’espace public où des écrans et des projections surdimensionnés servent à créer une ambiance. La technologie favorise ainsi une omniprésence des images et une continuité dans leur flux, autorisant la mobilité des personnes en dehors d’un cadre circonscrit et marqué par une interrelation plutôt frontale des représentations visuelles plus traditionnelles. Ce nouveau régime de vision ne fonctionne plus comme une fenêtre ouverte sur le monde, mais se déploie à partir de noeuds permettant une retransmission ininterrompue du visible, enveloppant le regardeur inscrit en son centre. L’oeuvre Orbites met d’ailleurs en scène cette dynamique sur un seul écran où se superposent les images captées par chacune des caméras qu’elle abrite.

En plus de créer un environnement médiatique enveloppant, le recyclage d’images manifeste dans les oeuvres Sondes et Orbites correspond à une certaine gestion de la mémoire. En effet, les dispositifs imaginés par Dufaux fonctionnent comme autant de prothèses à mémoire ou de capteurs de récit. Alors que ses oeuvres plus anciennes introduisaient un délai de cinq à quinze secondes dans la diffusion de l’image captée, celles présentées ici démultiplient plutôt cette saisie du présent, tant dans sa retransmission sur écran que dans sa capture simultanée par la machine qui l’a réalisée. L’ensemble confère aux dispositifs de Sondes une complexité visuelle analogue au reflet multiplié à l’infini lorsque deux miroirs se font face, mais au-delà de cet effet spéculaire, le mouvement continu de la machine souligne, en temps réel, le moment précis où l’image acquiert le statut de trace. La superposition d’images sur un seul écran, dans l’oeuvre Orbites, souligne également ce seuil de transformation du visible en document, elle rétablit en même temps une certaine continuité de l’espace, figurant comme contexte dans une prise de vue.

Une large part de la vraisemblance des images générées par les dispositifs tient à l’automatisation de la prise de vue. En effet, les images sont produites sans qu’intervienne un auteur, selon un système de vision caractéristique des instruments optiques, dits objectifs, ceux ne nécessitant pas la présence de l’oeil humain pour voir. Les corps des machines de la série Sondes relèvent, quant à eux, d’une autre modalité d’imagination formelle plutôt liée à une pensée computationnelle souvent utilisée en design industriel de pointe. En usant des capacités de traitement de l’information de l’ordinateur, l’artiste a conçu les coques destinées à cacher les appareils au coeur des dispositifs comme autant d’enveloppes fonctionnelles optimales où glisse sans heurts notre oeil en vertu d’une esthétique fluide typique des nouvelles technologies. Il a d’ailleurs réalisé le prototype de ces coquilles en impression numérique tridimensionnelle. Avec Orbites, la masse facettée de céramique noire ressemble à une météorite. Dufaux met en avant un autre registre de mise en forme. Il mentionne s’inspirer des méthodes de travail de Rodin modelant ses sculptures à la main avant un travail d’assemblage et de reproduction de profils réalisé par des assistants. Les oeuvres présentées ici réfèrent donc à une variété de procédés de composition liés à une certaine technicité et ayant une influence sur la forme, la composition et l’esthétique même des éléments. D’une certaine manière, ce corpus évoque une panoplie de manières de faire liées à différentes modalités de la perception et ancrées, chacune à sa façon, dans la matière.

La pratique de Pascal Dufaux trouve d’ailleurs sa pertinence dans ce portrait des possibles, des conditions et des contraintes, qu’elle dresse de la visualité contemporaine. Bien que tirant profit des dernières innovations technologiques, son propos ne se résume pas aux effets potentiels de ces nouveaux outils, mais s’articule autour d’une analyse phénoménologique de leur intégration à la culture, une entreprise de taille pouvant se déployer de manière originale encore plusieurs années.

 

Marie Perrault agit depuis plus de vingt ans comme critique et commissaire indépendante. Elle a publié près d’une cinquantaine d’essais et conçu une douzaine d’expositions présentées au Québec et au Canada. Elle s’intéresse notamment à l’influence de la technologie sur notre quotidien, ainsi qu’à sa prégnance sur les arts visuels. Elle assurera la direction artistique des éditions à venir du Symposium international d’art contemporain de Baie-Saint-Paul jusqu’en 2017.

 


  1. Des oeuvres d’abord nommées Machines de vision #5, #6 et #7.
  2. Une oeuvre dont le titre de travail fut Machine de vision # 8.
  3. Voir l’essai de Marie Perrault publié dans Pascal Dufaux. OEuvres vidéo-cinétiques 2005-2013, Montréal, 2013 et recensé dans Espace art actuel, no 108, automne 2014, p. 87.