François Chalifour
N° 103-104 – printemps-été 2013

Partir, rester ; la nostalgie et la mélancolie dans l’œuvre de Jean-Yves Vigneau

Dans cette constellation imaginaire, l’espoir d’une vie meilleure, voire d’une découverte radicale de soi – tout voyage étant une forme de conversion personnelle – sont associés à l’existence, quelque part, d’un endroit, spécial et rare, où il s’agit de parvenir. […] Être moderne, c’est partir. C’est pouvoir s’arracher de l’ici.
—Anne Barrière et Danilo Martucelli 1

Par-delà les intentions de Platon ou de Thomas More, l’île est une utopie par l’idée qu’elle induit de partance, de voyage et d’errance. Ainsi se pose-t-elle sur l’axe d’une double polarité, le but à atteindre ou le lieu à quitter. Aux deux extrémités, on trouve l’isolement, le renfermement et l’ordre. À titre d’exemple, Thomas More transforme en une presqu’île une terre parfaitement détachée de la masse : son île est artificielle et témoigne, comme chez Platon, d’une possibilité de contrôle, interne par la stabilisation de la population, externe par le retranchement aux invasions. Pourtant, les anti-insulaires feront peser l’isolement comme un caractère négatif, morbide qui inscrit dans le projet de l’île sa propre mort. Terre d’accueil idéalisée ou piège mortel, l’île offre donc ce double visage qui n’est peut-être que la même chose appréhendée de deux points de vue différents. Cette dichotomie est aussi apparente dans l’histoire d’Ulysse. Alors qu’il représente celui qui part, Pénélope, elle, tient le rôle de celle qui reste.

Seul, Ulysse désirait encore son retour et sa femme. […] Assis sur le rivage, et toujours au même point, il pleurait, son cœur se brisait en larmes, gémissements et chagrins. Et sur la mer inlassable il fixait ses regards en répandant des pleurs 2.

L’île s’imprime alors dans l’imaginaire comme le lieu du retour, la patrie, cette parcelle de terre qui inflige au voyageur l’ineffable mal du retour qui l’accompagne tout au long de ses pérégrinations. D’un autre côté, celle qui reste sera affligée d’une mélancolie profonde associée à l’interminable absence de l’autre. En fait, plus la distance est grande, plus la mélancolie sera profonde pour l’une, plus l’effet de nostalgie sera suscité chez l’autre. Ce sentiment, qui est irrépressible, se veut indissociable, par la sensation de manque dont il est issu, d’un goût de le combler, donc d’un élan enthousiaste vers la résolution du manque. La douleur du nostalgique vient justement du sentiment profond de mutabilité qui l’habite et de l’empêchement qu’il éprouve de la réaliser. Le changement s’amorce dans le départ, il se préconise dans le voyage, il s’accomplit dans l’arrivée. Que celle-ci soit repoussée n’altère en rien cette pression, cette pulsion vers l’ailleurs, vers l’autrement, comme le fruit d’une promesse qui n’est rien d’autre que l’autre moitié de soi. Comprise dans cette dynamique, « l’absence est d’abord un trop plein 3 ». Parce que l’achèvement effectif du problème reste, en tout cas le plus souvent, différé, le rêve demeure le topos le plus susceptible d’accomplir cette rencontre entre l’autre et le « je ». Pour le nostalgique, le sens repose en la réunion du soi (Platon). Il perçoit sa possibilité dans le retour, même lorsqu’il est à jamais différé. Ainsi, la douleur, qui peut être insondable, n’est pas sans remède. Lorsque devant la mer le mélancolique pose son regard, il ne voit « qu’une pluie lente… l’infinie monotonie » ; alors que le nostalgique saisit, à travers un brouillard, l’idée diffuse mais certaine de son bercail, de son origine. Le voyage, même s’il lui est impossible, garde son sens, sa destination. Il devra donc verser tout son enthousiasme dans le travail du retour en mettant en œuvre les moyens pour l’accomplir. Poïésis?

Cette tâche est d’abord œuvre de mémoire. Il faut se rappeler, certes, le lieu d’origine, la Terre patrie, mais il faut aussi se souvenir du chemin qui y mène. Reconstituer le trajet par des cartes, des notes, des repères constitue une part essentielle du voyage. La production récente de l’artiste gatinois Jean-Yves Vigneau recèle dans son essence un peu de cet esprit tiraillé entre nostalgie et mélancolie. Dans la salle Jean-Pierre-Latour du centre d’artistes AXENÉO7 git une ossature de barque que les rayons du soleil, à travers la grande fenêtre panoramique, éclairent de biais. Rien d’autre dans la pièce que le plancher de lamelles de bois, les murs blancs et ce rayon de soleil sur la barque en devenir. Ainsi se présente au promeneur qui s’approche de la vitrine du centre et regarde, de l’extérieur, l’exposition de Jean-Yves Vigneau, Autopsie du Corps-mort (2012), comme un prologue à la visite. À l’intérieur de la galerie, un grand texte au mur annonce le projet de l’exposition comme la relation du souvenir d’un enfant faisant la découverte de la mort lors du décès de son grand-père. « Dans le seul souvenir que j’ai de lui, il était couché sur une table haute, les yeux fermés et le corps recouvert d’un drap blanc. Étendu ainsi, mon grand-père ressemblait au Corps-Mort, cet îlot étrange et inhospitalier des Îles-de-la-Madeleine qui fut le tombeau de tant de marins. » Un souvenir que l’artiste « cartographie » par des éléments dispersés dans les trois salles du centre d’artistes. En commençant par une série de petits dessins, au mur, à la sanguine, fusain et graphite, de formes géométriques qui évoquent des empilages de bois, ce genre de structures que l’on trouve sur les quais et dans les ports. Un peu plus loin, une caisse de contreplaqué, fermée, puis une rampe qui donne sur un fenêtre de la salle et un palan terminé par un crochet, qui semble pendre amorphe, forment un premier corpus d’œuvres. Minimalistes dans leur présentation, elles sont liées entre elles par le vide, le manque. Tous ces objets sont grandeur nature et laissent l’idée, par leur facture autant que leur usure, d’avoir servi, mais d’avoir été abandonnées, là. À travers la fenêtre, nul bateau, que l’absence.

Dans une autre salle, un grand écran a été confectionné de 180 carreaux de 25 x 25 cm chacun. Une vidéo y est projetée, une vue de cet îlot, le Corps-Mort, de jour, puis de nuit. L’impression d’un gisant étendu sur le dos et couvert de son linceul est saisissante. La parcelle de terre émerge de l’eau comme la prophétie des morts qu’elle suscitera par naufrage. Les marques des carreaux de l’écran fragilisent l’image et en rehaussent ainsi le pathos. La projection apparaît comme le cœur de l’exposition en même temps que le point médian de son parcours.

Dans une troisième salle, la barque dans son rayon de soleil, devant la vitrine : structure de bois qui donne à voir la charpente du bateau, une coque sans revêtement, comme une carcasse. Autopsie du Corps-mort fait écho à une autre exposition de Jean-Yves Vigneau, tenue à Montréal en 2009, intitulée Désir d’îles. On trouvait, entre autres œuvres, plusieurs pictogrammes d’îles, Atlas d’un islomane, tous en noir sur fond blanc, qui semblaient inscrire la trace de lieux visités, comme un répertoire. Certaines étaient réelles, comme la Crète, par exemple, d’autres, imaginaires. À côté, sur une table à dessin, le relevé d’un archipel fait au pantographe, Archipel ou table de navigation, s’étalait sur sa surface qui était composée de plus d’une centaine de petites toiles dont l’assemblage rappelait le quadrillage d’une carte géographique. Plus loin était déposé un ensemble de trois grandes caisses en bois de 1,5 m de côté. Les deux premières étaient fermées, une grande rame appuyée sur la première. La troisième était ouverte sur le côté et montrait au fond une grande photo de l’îlot du Corps-mort sous l’angle d’une sorte de protubérance rocailleuse et triangulaire avec, à la base, une large crevasse qui en trouait la paroi. Dans l’exposition Désir d’îles, tout invite aux départs, qu’ils soient rêvés ou réels. Dans Autopsie du Corps-mort, il n’y a pas de voyage… que la personne, laissée seule, qui reste devant une longue absence.

 

François Chalifour pratique la peinture, le dessin et l’installation multidisciplinaire. Il poursuit par ailleurs une carrière d’enseignement au Cégep de l’Outaouais et à l’Université du Québec en Outaouais. Docteur en sémiologie, il a, entre autres, contribué aux revues culturelles Espace sculptureLiaison et à la revue internationale de sémiotique Visio. Il est membre et président du conseil d’administration du centre d’artistes AXENÉO7 à Gatineau.

 


  1. Anne Barrère et Danilo Martucelli, « La modernité et l’imaginaire de la mobilité : inflexion contemporaine », Presses universitaires de France | Cahiers internationaux de sociologie, 2005/1, n118, p.58.
  2. Homère, L’Odyssée, Méderic Dufour et Jeanne Raison (trad. intro. et notes), Paris, Garnier-Flammarion, 1965, p.17-18-79.
  3. Pierre Fédida, L’absence (sans ad.) Gallimard, coll. « Folio essais », 1978, p.10.