Mathieu Teasdale
N° 120 - automne 2018

Pour une propédeutique des para-espaces dans l’œuvre de Jeremy Shaw

Les drogues nous ennuient avec leur paradis.
Qu’elles nous donnent plutôt un peu de savoir.
Nous ne sommes pas un siècle à paradis.

Henri Michaud, Connaissances par les gouffres


En 1516, Thomas More publie un livre dans lequel il imagine une île qu’il appelle Utopia. C’est dans ce livre, L’Utopie ou le Traité de la meilleure forme de gouvernement, que sont consignées les mœurs et la vie politique de cette société qu’il définit comme idéale. More y dresse le portrait d’un espace qui s’inscrit comme une alternative à son époque. C’est d’un ailleurs encore inexploré dont il est question, d’une Terra incognita qui doit, par force de conséquence, bel et bien exister. Cette certitude de l’existence d’une terre inconnue est celle que le monde dans lequel il se trouve, aussi décevant et inachevé soit-il, ne peut être le seul possible.

La quête pour trouver cette Terra incognita subit, avec les travaux de Freud, un glissement important, passant d’une recherche d’un monde posé à l’extérieur à celui qui est à l’intérieur et qu’il faut atteindre. Ce glissement de l’extérieur à l’intérieur de soi implique une modification fondamentale du côté des perceptions. Le monde matériel ainsi posé ne serait alors qu’affaire de perceptions et son insuffisance ne saurait être résolue que par une modification en profondeur et de manière irrévocable des humains.

En ce sens, la transformation des perceptions doit donner naissance à une révolution, et cette révolution doit passer inexorablement par une modification de la conscience. Dès 1927, Walter Benjamin analyse la question des modificateurs de conscience dans son étude sur le Surréalisme où il voit tout sauf un projet littéraire et artistique, mais plutôt une tentative d’expériences d’illumination. Dans sa critique, Benjamin prétend que le « véritable dépassement, le dépassement créateur de l’illumination religieuse ne se trouve pas dans les stupéfiants. Il se trouve dans une illumination profane, dans une inspiration matérialiste, anthropologique, à laquelle le haschich, l’opium et toutes les drogues que l’on voudra peuvent servir de propédeutique. 1 » Les modificateurs de conscience comme propédeutique à une illumination profane suivent des protocoles d’expériences qui conduisent à une polysémie d’un seul et même objet matériel, à une perception labyrinthique de l’espace et à une sensibilité à la multiplicité des possibles recelés par un même lieu. Par l’altération de la conscience apparait un monde nouveau, une hypothétique ouverture vers l’absolu en réponse à une vision désabusée et sarcastique du monde moderne. On y voit une rencontre entre le réalisme scientifique et un message idéaliste qui amène à parler d’une qualité surnaturelle de ses impressions et dont la qualité se trouve à l’intérieur de soi, dans un lieu que Aldous Huxley localisait aux « antipodes de l’esprit. 2 » La mescaline, selon lui, empêcherait la production d’enzymes coordonnant les fonctions du cerveau et qui diminuerait la dose de glucose lui permettant d’exercer sa fonction de filtre. Ainsi, une expérience mystique se révèle à lui, « car l’homme qui revient après avoir franchi la Porte dans le Mur ne sera jamais tout à fait le même que l’homme qui y est entré. Il sera plus sage, mais moins prétentieusement sûr; plus heureux, mais moins satisfait de lui; plus humble en reconnaissant son ignorance, et pourtant mieux équipé pour comprendre le rapport entre les mots et les choses, entre le raisonnement systématique et le Mystère insondable dont il essaie, à jamais et en vain, d’avoir la compréhension. 3 » L’exploration sous influence serait celle d’une essence divine, mais profane, de toute existence et fondée sur la croyance en une réalité supraterrestre dont l’art, semble-t-il, ne serait que le médiateur.

Les modificateurs de conscience servent ainsi à explorer un espace intérieur qui permet de suppléer, par leur intensification du réel, un monde donné et limité, voire perdu, par la possibilité d’un monde autre. C’est dans cette exploration que l’artiste canadien Jeremy Shaw 4  inscrit sa pratique. Ses œuvres se présentent comme une reconquête des affects pour l’humanité. La notion de reconquête, présente dans ses pièces, anime l’idée de la perte, celle de la capacité qu’ont eue les humains à multiplier les espaces et le temps ou encore, celle de l’interruption de la conquête des mondes possibles causée par une dégénérescence du cerveau humain. C’est par un état altéré que la reconquête des affects se produit, en sublimant le réel. Les drogues, la danse et la religion sont les moyens les plus connus d’atteindre des espaces intérieurs où le contrôle s’est évanoui dans un ailleurs, permettant du même coup l’accès vers l’absolu.

Dans un de ses premiers projets, DMT (2004), Jeremy Shaw s’est filmé lui-même ainsi que sept de ses amis à qui il a administré de la diméthyltryptamine (DMT) et dont la description de l’effet recueilli a posteriori apparait en sous-titres. La drogue, à l’effet quasi instantané et de courte durée, est un puissant hallucinogène qui entre dans la composition de certaines préparations à usages chamaniques, notamment l’ayahuasca. L’installation vidéo est constituée de huit écrans qui présentent chacun un visage en plan serré filmé pendant environ dix minutes. Les sujets filmés sont délirants et sont aux prises avec des visions intérieures altérées rendues à l’écran par des mouvements de tête désordonnés. Les commentaires de ceux dont la conscience est modifiée servent alors à établir un protocole de compréhension du fonctionnement de l’esprit, assimilable à sa cartographie. Chaque sujet décrit en ses propres mots l’expérience vécue, usant de métaphores et de superlatifs sans qu’aucune de ces descriptions concorde avec les autres. L’inadéquation du langage à représenter l’expérience intérieure vécue sous l’influence du DMT est d’autant plus manifeste que l’espace visité n’a alors aucun repère dans le monde extérieur et commun. Cet espace intérieur s’avère un ailleurs lointain où le drogué s’approche d’une sensation d’absolu, mais est incapable d’en restituer le contenu. Cette expérimentation de la drogue, comme rite de passage, confère à Shaw le double rôle de chamane et de scientifique. À la fois comme guide et comme observateur, il documente le déroulement de l’expérience de la transcendance.

La recherche sur les états altérés, chez Shaw, s’avère autant une propédeutique, tel que le montrait Benjamin dans l’atteinte de l’illumination profane, et les moyens pour y parvenir sont multiples. On comprend alors qu’il existe des espaces inconnus à l’intérieur de l’humain qui sont accessibles par divers moyens et qui sont fertiles pour une modification durable de l’entendement. Dans Best Minds Part One (2007), il filme la foule à un concert Straight Edge Hardcore, à North-Vancouver, en 2005. La foule danse sur la musique de Circlesquare, le groupe formé par Jeremy Shaw dont le style psycho-pop aux relents industriels est couplé d’une narration de la voix très grave et épurée de Shaw qui rappelle la psalmodie presque incantatoire. Le film montre les quelques personnes de la foule, qui n’est sous l’influence d’aucune substance altérante et dont les mouvements aléatoires laissent une impression de perte de contrôle associée à l’état de transe. Ces scènes du film tournent au ralenti, révélant un aspect surnaturel de déploiement du corps dans un espace dont les contours ne sont plus pris en compte. Ce qui est représenté ici, c’est la dissociation du corps intentionnel et en contrôle, du corps en mouvement qui répond à une autre commande, à une influence autre qui vient de l’intérieur. Ce qui ressemble à une perte de contrôle devient l’expression d’une autre forme de lieu dans lequel et à partir duquel la manière de le voir et de l’habiter confirme l’existence d’un espace autre et parallèle, et dont l’accès serait possible.

Le sujet sous influence, en état d’ivresse et d’extase, se trouve dans un monde qui est difficile à traduire, et les tentatives de décrire ce qui a été ressenti ou de rapporter la nature de cet état second passent également par des dispositifs visuels. L’extase du sujet est rapportée comme une augmentation des sens qui découle également de l’expérience mystique. La quête de l’absolu s’interprète alors par la recherche de ce qui a été perdu ou encore, par ce qui doit être atteint. L’œuvre Liminals (2017) est la seconde partie de trois œuvres qui abordent la question de la foi et du rituel comme reconquête d’une humanité. La première partie de la trilogie, Quickeners (2014), est un film dont l’action se déroule dans le futur, vers 2500, et met en scène des humains atteints du syndrome d’atavisme (Human Atavism Syndrome). Par des rites, dont les images sont tirées d’un film tourné dans une secte, les sujets cherchent à retrouver les capacités à vivre des expériences émotionnelles comme leurs ancêtres pouvaient les vivre. Le film Liminals est un documentaire pseudo-fictionnel tourné en noir et blanc, dont la facture imite les documentaires des années 1960 et met en scène un groupe de personnes qui, par des mouvements extatiques et ritualisés, cherchent une nouvelle voie. De la danse contemporaine à agiter frénétiquement la tête, les mouvements induisent une transcendance qui conduit les participants vers un ailleurs, un para-espace. Ce lieu est décrit par un narrateur comme étant une zone intermédiaire qui sert d’espace transitoire dans l’accession à une autre étape de l’évolution humaine. Cette zone intermédiaire, entre les mondes physique et imaginaire, se trouve sur le seuil. Ceux qui s’y tiennent sont les Liminals et ils cherchent à sauver l’humanité par une évolution plus rapide. Les Liminals affirment que ce lieu est accessible par le mélange d’une série de technologies contemporaines et de traditions anciennes. Leur engagement dans le processus, nous révèle la voix, est mesurable par une augmentation de l’activité chimique au cerveau. Plus l’individu s’engage dans cette voie, plus il se rapproche du para-espace pour enfin y accéder et atteindre un état résolu donnant prise à une unité de présence, là où le temps et l’espace s’effondrent en énergie pour faire place à une profonde expérience spirituelle.

Soudainement, le film se change et se transforme en un film de science-fiction aux effets visuels numériques de couleurs traînantes, altérant les formes, et appuyé par un ralentissement sonore. Le film opère un retournement en reproduisant l’effet de participants sur les spectateurs. Dès lors, ce sont les spectateurs qui prennent le rôle des Liminals. Par les images distordues, la vision est altérée alors que sont présentés des corps brouillés dans la couleur traduisant une expérience esthétique de la transcendance. Le processus enclenché par l’altération de la conscience des sujets sous influence est présenté par un désengagement vis-à-vis de la logique. Autant les logiques du langage que celle des sens sont altérées. Cette logique serait alors celle du sujet entendu comme celui qui possède toutes ses facultés; elle est alors inversée et permet au sujet d’accéder à un paradigme autre dont l’origine se trouve quelque part à l’intérieur de lui-même. Comme dans ses autres films, Jeremy Shaw cherche à joindre les pratiques culturelles qui mènent à des états altérés tout en tentant de les cartographier empiriquement.

Ni la drogue, ni la danse, ni la religion ne sont l’aboutissement de la modification de la conscience. Elles ne sont présentées que comme des adjuvants, des véhicules menant à un lieu intérieur, utopique, qui permet d’atteindre la conscience elle-même pour non seulement en mesurer les contours, mais également pour accéder à l’humain nouveau. Les œuvres de Shaw exposent une quête de l’humanité qui procède par l’expérience de la modification de la conscience. En dressant les possibilités d’un humain autre qui ne circule plus en aveugle aux confins de sa propre conscience, Shaw montre de manière critique une vision actuelle de l’humanité toujours à la recherche d’une utopie qui concerne la question de l’être sous influence. Il s’agit de savoir sous influence de quoi. Le renversement qu’opèrent les approches expériencielles des états seconds montre que le sujet altéré se libère dès lors des influences extérieures tenues pour vraies dans un monde entendu comme réel et supporté par le langage. Mais l’idée de l’humanité demeure irrésolue et s’éloigne d’une perspective moderniste au profit de la recherche de l’île intérieure d’Utopia et dans laquelle elle se trouve à être autre.

La dernière partie de la trilogie de Shaw, après Quickeners et Liminals, abordera l’idée de l’influence de la cybernétique sur la conscience et l’entreprise de la reconquête des affects comme possibilité d’atteindre la Terre incognita et d’y rencontrer l’être de l’illumination. Ainsi, cette quête pour atteindre l’illumination, présente dans l’œuvre de Jeremy Shaw, montre de façon hypothétique que le changement d’état du sujet conduit à sa libération de l’influence extérieure pour retrouver celle qui est intérieure.

 

1. Walter Benjamin, Le Surréalisme, Œuvres II, Paris, Gallimard, coll. Folio, 2000, p. 116-117.
2. Aldous Huxley, Les portes de la perception, Paris, Éditions du Rocher, 1954, p. 24.
3. Ibid., p. 57.
4. Avant Jeremy Shaw, l’artiste Dan Graham avait abordé ces questions, notamment dans son œuvre Rock my Religion (1982-1984).

 


Mathieu Teasdale enseigne la littérature au cégep de Saint-Laurent. Après des incursions au théâtre et des études en politique et en littérature comparée, ce n’est que des années plus tard qu’il aborde l’espace comme récit dans un mémoire et qui constitue une suite logique dans ses opérations. Sa proximité des arts visuels le conduit à œuvrer en tant qu’interprète, notamment au MACM, dans la pièce de Tino Sehgal, This Situation. Mathieu Teasdale est né à Montréal en pleine guerre froide.

Jeremy Shaw, DMT, 2004. Image tirée de la vidéo. Avec l’aimable permission de l’artiste et de la galerie König.
Jeremy Shaw, DMT, 2004. Image tirée de la vidéo. Avec l’aimable permission de l’artiste et de la galerie König.
Jeremy Shaw, DMT, 2004. Image tirée de la vidéo. Avec l’aimable permission de l’artiste et de la galerie König.
Jeremy Shaw, DMT, 2004. Image tirée de la vidéo. Avec l’aimable permission de l’artiste et de la galerie König.
Jeremy Shaw, Liminals, 2017. Image tirée de la vidéo. Avec l’aimable permission de l’artiste et de la galerie König.
Jeremy Shaw, Liminals, 2017. Image tirée de la vidéo. Avec l’aimable permission de l’artiste et de la galerie König.
Jeremy Shaw, Liminals, 2017. Vue de l’installation. Avec l’aimable permission de l’artiste et de la galerie König.
Jeremy Shaw, Quickeners, 2014. Image tirée de la vidéo. Avec l’aimable permission de l’artiste et de la galerie König.
Jeremy Shaw, Quickeners, 2014. Image tirée de la vidéo. Avec l’aimable permission de l’artiste et de la galerie König.