Caitlin Chaisson
N° 110 – printemps-été 2015

Or noir : l’ésotérique et l’écologique

Nos rituels de consommation, en tant que société, ont quelque chose de la préhistoire. La quête d’énergie, qui nous pousse à forer de plus en plus creux, est nourrie par une imagination ossifiée. Toutefois, à l’avenir, les risques associés à l’extraction du pétrole ne seront souterrains que dans le sens le plus superficiel du terme. Non plus profondément enfoui, le problème de l’énergie circulera dans des tuyaux d’acier tout près du sol. Les débats actuels sur les pipelines de pétrole projetés en Colombie-Britannique marquent un moment déterminant dans l’histoire du Canada. Les considérations écologiques entourant cet enjeu précis concernent non seulement ses ramifications environnementales, mais aussi les répercussions sociales d’un développement, mené par le capital, sur de vastes étendues de territoires autochtones non cédés. Au moins quarante Premières Nations en Alberta et en Colombie-Britannique seraient touchées 1. Géographiquement, la route des pipelines a été cartographiée depuis l’intérieur jusqu’au corridor marin côtier; cependant, il est également clair qu’elle a été délimitée par divers réseaux reliés, incluant les pouvoirs fédéral, provincial et judiciaire, ainsi que ceux des entreprises et des communautés.

Cet enjeu d’actualité a eu un impact sur la production artistique et socioculturelle de la Colombie-Britannique. Que ce soit lors de manifestations, dans des poèmes ou d’autres formes d’expression créatrice, nombreux sont ceux et celles qui ont adopté des stratégies de résistance, de réflexion et de contemplation. Parmi les nombreuses réactions à cet enjeu, Trading Routes: Grease Trails, Oil Futures est un projet en recherche-création portant sur les géographies croisées des routes commerciales autochtones (surtout celles du poisson-chandelle) et du pipeline projeté. Sous la gouverne de l’artiste Ruth Beer, le projet s’apparente à un circuit réunissant artistes, universitaires et communautés de parties prenantes, et a pour but de déclencher la production d’un savoir multinodal. À ce jour, Trading Routes a été actif lors des conférences publiques (à titre d’hôte ou de conférencier), a mis sur pied des expositions – et y a participé – dans des sites où l’extraction des ressources naturelles touche à des territoires contestés (Anchorage, Melbourne, Auckland et la Norvège arctique) et continue à collaborer avec des artistes et des chercheurs en sciences humaines et sociales dont les travaux incluent l’extraction des ressources naturelles. Le discours écocritique produit par Trading Routes se manifeste non seulement au cours de ces rencontres, mais aussi par la création d’oeuvres d’art. Le volet matériel de cette recherche artistique comprend la sculpture, la vidéo, la photographie, l’art de raconter et la projection interactive – soit une myriade de méthodes pour faire face à la multitude d’enjeux soulevés par le pipeline projeté.

L’omniprésence sans précédent du pétrole, dans notre société, a incité certains artistes et spécialistes à inventer le mot « pétroculture 2 » pour parler du monde dans lequel nous vivons aujourd’hui. Le simple fait que le pétrole et les produits pétrochimiques se retrouvent partout, de nos vêtements jusqu’aux fauteuils sur lesquels on s’assied, signifie que les défenseurs des alternatives aux combustibles fossiles font constamment face à des allégations hypocrites. Or, comprendre notre cadre social comme étant, par définition, une pétroculture pourrait nous aider à sortir de cette impasse, ne serait-ce que momentanément. Il n’est plus possible de penser les enjeux environnementaux dans un rapport binaire bon/mauvais, et il nous faut construire un pont au-dessus de ce gouffre grandissant. Certaines des questions soulevées sont : comment aborder les enjeux écologiques et imaginer l’avenir quand ceux-ci sont inscrits dans une pétroculture ? Quel rôle les pratiques en arts visuels jouent-elles quand on parle d’une matière qui est omniprésente mais pratiquement invisible, soit le pétrole ? Quand il est question de revendications territoriales irrésolues, comment la pensée écocritique aborde-t-elle la durabilité en termes plus larges ?

Conception énergétique de l’écologie

Les aspects « recherche » et « création » du projet Trading Routes sont étroitement liés. Oil & Water (2013) est une vidéo HD découlant du séjour de Beer dans les communautés touchées par l’extraction des ressources naturelles, entre autres le terminus terrestre du pipeline dans la municipalité de Kitimat et la Première Nation Haisla vivant tout près, à Kitamaat Village. La vidéo de ces voyages combine des documents photographiques illustrant de l’eau et du pétrole, des zones de pêche et des raffineries, des stations-service et des poissons-chandelles. Refusant le mélange, à la manière du pétrole et de l’eau, la vidéo propose un montage brusque et imbriqué d’images pour créer des bandes visuelles distinctes. On pourrait dire, à un moment, que ces images constituent de la documentation ou une enquête sur le terrain, mais la vidéo Oil & Water rassemble poétiquement, à l’intérieur du cadre, divers enjeux écologiques dans toute leur complexité.

La frontière poreuse entre art et recherche dans le projet Trading Routes laisse entendre qu’il est lui-même, de bien des manières, un système écologique. Dans un texte récemment publié, qui s’intitule Ecologies, Environments, and Energy Systems in Art of the 1960s and 1970s, l’auteur James Nisbet remarque que l’écologie renvoie « non seulement aux préoccupations concernant la pollution, la gestion des ressources naturelles et la protection de la Terre en général, mais aussi à la manière dont circulent et s’aimantent les données informationnelles pour fournir une explication historique 3 ». L’écologie aborde l’aspect physique de l’environnement aussi bien que les énergies et les hypothèses invisibles servant soit à l’élargir, soit à l’entraver. Reprenant cette conception dynamique de l’écologie, Trading Routes aborde la controverse entourant les ressources en Colombie-Britannique, tout en agissant comme catalyseur pour mobiliser de multiples formes de savoir.

Matière invisible

Quelle alchimie nous faut-il pour confronter ces réseaux invisibles ? Au moyen de pratiques traditionnelles en arts plastiques, Trading Routes s’attaque aux conditions écologiques d’une pétroculture en abordant la substance du pétrole comme une matière solide, quoiqu’iridescente. Mineral Material (2014) est une série de sculptures en polyuréthane noir et en aluminium à l’aspect léché. Dans ces oeuvres, la nature instable du pétrole est momentanément figée. Mais cette stabilité est provisoire, et la surface lustrée de la sculpture nous rappelle que le pétrole, dans son état raffiné, est visqueux et susceptible de se répandre à tout moment. Cette forme de substance est un minéral impossible. Les minéraux sont inorganiques, tandis que le pétrole contient une matière organique accumulée depuis des millions d’années. Le pétrole n’est pas un minéral, mais on le prend trop souvent, et à tort, pour une pierre précieuse.

En plus de Mineral Material, Beer a créé des douzaines de Spills en silicone. Ces déversements sont plats et oblongs, ressemblant davantage à un relief qu’à une sculpture. Ici, la matière agitée s’élève et s’effondre en crêtes et vallées, semblant avoir été interrompue en plein remous. Alors que le pétrole raffiné peut aisément, par sa fluidité, entrer et sortir du monde visible, qu’il s’agisse d’un pipeline ou de notre conscience, Beer, au contraire, en solidifie la substance et en crée sans cesse des variations. Chaque déversement adopte une forme différente, à l’image des différentes façons dont la matière a été versée. Dans chaque manifestation, on peut voir que le concept sculpté du pétrole (représenté en silicone noir) est encore en mouvement et malléable, mais qu’il repose davantage sur la sérialité et de discrètes permutations. Il devient plus difficile à travailler. Ce type de visualisation du pétrole nous fait prendre conscience du travail et de la force physique derrière chacune des transformations.

L’une des difficultés liées au discours écocritique est que « c’est difficile, voire impossible, de vraiment voir les relations écologiques, parce qu’elles se produisent trop lentement ou de manière trop diffuse pour être observées directement 4 ». Aborder les enjeux environnementaux par les arts est peut-être un moyen de diminuer les embûches du visuel quand il est question de discours écocritique. En offrant au regard des spectateurs des objets sculpturaux, Trading Routes rejette l’idée de perpétuer « l’économie invisible 5 ». Peut-être est-ce là que réside le pouvoir du visuel et de l’esthétique dans le contexte des vastes objectifs discursifs de Trading Routes. En grande partie, notre compréhension de l’extraction des ressources naturelles opère sans distinction, tout comme la circulation du gaz naturel liquéfié. Les effets de l’extraction sont montrés en de rares occasions, captés à distance depuis un hélicoptère pour rapporter une crise quelconque dans un brouillard de panique et d’hystérie. La production artistique de Trading Routes facilite une rencontre d’un autre type avec le pétrole, soit en tant que substance. Cette rencontre met en lumière le fait que, quand le pétrole devient visible, cela ne se produit pas que « par accident ».

Imaginations durables

Si les retombées environnementales potentielles du pipeline se situent, à l’heure actuelle, dans le domaine de l’hypothèse, des négociations préliminaires nous permettent d’observer des écologies de pouvoir eu égard aux droits autochtones. Une oeuvre de Trading Routes qui aborde ce sujet est Fish (2014), un tissage Jacquard dépeignant un poisson-chandelle élancé. Celle-ci comprend un mélange de cuivre et d’aluminium pour reproduire le reflet de l’onde. La relation du poisson-chandelle à la texture ondoyante de la structure tissée évoque des eaux troubles. La représentation du poisson-chandelle est étroitement liée à l’histoire de l’exploitation des mines et de l’aluminerie sur la côte du Nord-Ouest. L’aluminium rappelle une municipalité créée dans les années 1950 par Alcan (Aluminum Company of Canada) sur un territoire non cédé de la Première Nation Haisla. En un certain sens, Fish semble commenter le rapport entre les industries du carbone et les fragiles voies navigables; par ailleurs, Fish aborde explicitement la dépendance des Haislas au poisson-chandelle, évoquant le fait que l’aluminerie a littéralement condamné la rivière Nechako, qui joue un rôle vital dans cette tradition. Ainsi, l’industrie transforme le paysage physique et la vie sociale des gens.

Se délimitant un espace où sont abordés simultanément la croissance basée sur le capital ainsi que les droits et traditions autochtones, Trading Routes jette un éclairage sur l’hybridité de l’enjeu écologique. L’incapacité de séparer les fils d’aluminium de l’image du poisson-chandelle, dans Fish, ne devrait pas échapper à la vigilance des spectateurs. Dans l’introduction de Postcolonial Ecologies, les directeurs Elizabeth DeLoughrey et George Handley posent la question suivante : « Étant donné le vaste corpus de recherche sur la nature et l’empire, pourquoi les enjeux environnementaux sont-ils souvent considérés à part des questions postcoloniales 6 ? » Le monde naturel est souvent vu comme une scène passive où se déploient les activités humaines, mais DeLoughrey et Handley nous rappellent que « la domination de la nature se traduit en celle des autres humains 7 ». L’approche coloniale, à la fois aux peuples autochtones et au monde naturel, est sous le signe de l’oppression et de la possession, et l’approche capitaliste aux ressources précieuses est, sans grande surprise, du même ordre. La durabilité de l’environnement n’est donc pas le seul enjeu qui soit en cause.

À regarder une oeuvre comme Fish, un motif délicat se dessine : celui d’une métaphore de l’enjeu beaucoup plus vaste que constituent les revendications territoriales en Colombie-Britannique. Fish est autant une réflexion sur les droits autochtones que les rencontres productives récemment rendues possibles par Trading Routes. En octobre dernier, Trading Routes a invité l’auteur et activiste Wayne K. Spear à l’Aboriginal Gathering Place de l’Emily Carr University of Art and Design. Sa conférence portait sur la victoire récente de la Nation Tsilhqot’in dans un règlement de la Cour suprême du Canada et examinait dans quelle mesure ce règlement affectera le pouvoir des peuples autochtones du Canada. Découlant de ce règlement, le développement des terres des Premières Nations en Colombie-Britannique exigera le consentement de la Nation en cause, contrairement au précédent processus de consultation. La conférence s’intitulait « Catch-35 – Tsilhqot’in Nation v. British Columbia, the paradoxes of colonial law and the coming era of co-sovereignty ». Ni oeuvre d’art ni recherche, mais situé entre les deux, ce geste a constitué un investissement nécessaire dans un dialogue. Ce type de rencontre offre un espace de confluence pour l’histoire, la culture et l’environnement.

La vastitude de la portée de Trading Routes est symptomatique de celle des implications du projet de pipeline. Suivant une carte aux parcours divergents, Trading Routes a cultivé son propre écosystème fragile et interdépendant qui souligne l’importance à la fois de la production du savoir et de la circulation de l’information. Dans le contexte de l’extraction des ressources naturelles et du transport d’une marchandise par les réseaux d’un pipeline, les oeuvres d’art du projet tentent de démystifier le pétrole et de le rendre visible comme substance matérielle. Finalement, et surtout, Trading Routes suggère que l’imagination la plus durable est celle qui nourrit la pensée créatrice devant l’exploitation environnementale. La comparaison entre différentes avenues offertes par Trading Routes invite à une réflexion sur l’échange du poisson-chandelle élancé et argenté contre du bitume chimiquement dilué et du pétrole brut, et à un questionnement de ce qui est mis en jeu quand notre commerce devient du troc écologique.

Traduit par Colette Tougas.

 

Caitlin Chaisson est une auteure et artiste en arts plastiques qui vit à Vancouver, en Colombie-Britannique. Ses commentaires d’exposition paraissent régulièrement dans Decoy Magazine (Vancouver), ses poèmes en prose ont été publiés dans l’anthologie Modern Mind (University of Brighton, 2012) et elle comptait parmi les huit auteurs qui ont participé à la pièce de théâtre de Mariano Pensotti, Sometimes I think I can see you, présentée dans le cadre du PuSH International Performing Arts Festival (Vancouver, 2013). Elle poursuit présentement une maîtrise en arts appliqués à l’Emily Carr University of Art and Design.

 


  1. Tim Leaden, « Northern Gateway Pipeline », Ecojustice. http://www.ecojustice.ca/cases/northern-gateway-pipeline. Consulté en janvier 2015.
  2. Petrocultures est un pôle de recherche basé à l’Université de l’Alberta et fondé en 2012. Le colloque de 2014 intitulé Petrocultures: Oil, Energy and Canada’s Future a été accueilli par le McGill Institute for the Study of Canada. http://petrocultures.com/.
  3. James Nisbet, Ecologies, Environments, and Energy Systems in Art of the 1960s and 1970s, Massachusetts, The MIT Press, 2014, p. 2. [Notre traduction.]
  4. Ibid., p. 3.
  5. Pour en savoir davantage à ce sujet, on peut consulter le Center for Humanities at CUNY: Radical Materialism conference series. http://centerforthehumanities.org.
  6. Elizabeth Deloughrey et George Handley, « Introduction: Toward an Aesthetic of the Earth », dans Postcolonial Ecologies: Literatures of the Environment, New York, Oxford University Press, 2011, p. 14.
  7. Ibid., p. 16.