Laurent Vernet
N° 103-104 – printemps-été 2013

Oh, Canada. De l’autre côté de la frontière

Oh, Canada
Massachussetts Museum of
Contemporary Art, North Adams
27 mai 2012—8 avril 2013


 

La représentation que la commissaire Denise Markonish fait du Canada et de sa scène artistique, dans l’exposition Oh, Canada , n’est pas erronée : la centaine d’oeuvres présentées, réalisées par une soixantaine d’artistes et de collectifs, illustrent la diversité et la qualité de l’art qui se fait d’un océan à l’autre. Mais comme c’est le cas pour toute réalité confrontée à son interprétation, on ne peut s’empêcher de trouver le reflet qu’elle nous renvoie, de la scène des arts visuels, agaçant.

Un survol de critiques qui ont été faites de l’exposition, en fonction de la nationalité de leurs auteurs, est éloquent à cet égard. Du côté américain, tant Karen Rosenberg du New York Times que Sebastian Smee du Boston Globe ont noté que Markonish avait écarté (à tort ou à raison) les Canadiens les plus connus au-delà de nos frontières (de Jeff Wall à Janet Cardiff). Si Rosenberg a remarqué, au passage, une crise dans l’identité canadienne, ils ont surtout exprimé leur enthousiasme quant à cette nécessaire épopée qui rassemble, pour une rare fois à l’étranger, plusieurs de nos plus brillants exploits 1.

Du côté des critiques d’ici, il semble se dégager une inquiétude quant au fait que l’exposition ne permet pas au visiteur d’aller au-delà des apparences et de questionner véritablement la notion d’identité canadienne qu’une telle présentation devrait, croit-on, normalement permettre. C’est de ce malaise dont fait état Sarah Milroy quand elle écrit :

The experience gave me sudden insight into how Aboriginal people might feel when encoutering the enthusiasm of white anthropologists for their world: one hand, pleased that their culture is at least being hounoured; on the other, wary of the motivations and preconceptions of the visitor 2.

Voulant saisir l’essence de l’art contemporain canadien, Markonish s’est heurtée, à l’instar des pionniers qui l’ont précédée, à l’immensité du territoire et à la pluralité de sa population, comme l’a évoqué Marie-Ève Charron 3. Au final, ce sont ces deux traits qui ont servi à la commissaire à définir sa compréhension du pays.

La mise en espace des oeuvres est hasardeuse ce qui trahit, en quelque sorte, un manque de perspective sur le multiculturalisme et, plus largement, sur le fédéralisme. En effet, la commissaire aurait pu utiliser cette idée de l’unité dans la diversité pour articuler des dialogues entre les oeuvres (en proposant, par exemple, des lectures transversales de problématiques inhérentes à sa réflexion, comme la langue ou le Nord). L’exposition se décline comme un corpus où les oeuvres se côtoient dans une certaine indifférence, n’ayant pour seul lien que la nationalité de leurs créateurs, ce qui a pour effet de reproduire le modèle du melting-pot américain (cette métaphore de l’homogénéisation de la société par l’assimilation des populations). La question autochtone semble toutefois, de ce point de vue, occuper la place qui lui revient. On se réjouit particulièrement de voir des dessins d’Annie Pootoogook qui dépeint avec une désarmante simplicité la dureté des conditions de vie de ses confrères inuits. L’installation Two Kindred Spirits (2012) de Kent Monkman, bien en vue dans la salle centrale de l’exposition, se joue des stéréotypes autochtones et masculins dans une double mise en scène aux limites du drame et de l’humour, qui prend place dans un chalet en bois rond, où cowboys et Indiens se fréquentent.

Sans vouloir trop insister (et au risque de passer pour puriste), les deux excellentes pièces de Valérie Blass sont victimes, tout comme leurs voisines d’ailleurs, des heurts de la cohabitation. À l’inverse, les oeuvres présentées de manière isolée sont naturellement favorisées : c’est le cas de Vanité/Vanitas (2012) de Nicolas Baier, cette vitrine qui donne à voir un poste de travail finement reproduit en métal étincelant, où la présence de son utilisateur est palpable. Disons que si la muséographie d’Oh, Canada déçoit autant, c’est qu’en cette matière, le MASS MoCA n’a pas de leçon à recevoir. L’euphorisante rétrospective des wall drawings (dessins muraux) de Sol LeWitt, un parcours chronologique de 105 oeuvres réparties sur trois étages, est une démonstration de rigueur et de démesure qui, à elle seule, vaut le détour (les « formules » imaginées par l’artiste ont été recréées par 65 artistes et sont présentées jusqu’en 2033).

Ce qui fait donc consensus dans ce Oh, Canada, c’est l’intérêt des démarches artistiques individuelles. Il faut se réjouir de la place accordée aux artistes québécois, d’origine comme d’adoption, dont plusieurs ont été invités à réaliser une oeuvre in situ. À l’entrée du complexe du MASS MoCA, Canada de fantaisie (2012) de BGL accueille les visiteurs en zone diplomatique canadienne. À l’aide de barrières de sécurité, le trio a imaginé un carrousel qui doit être actionné par les visiteurs euxmêmes: le manège est rouillé dans ses parties supérieures, où s’entremêlent des guirlandes à fanions triangulaires colorés, comme si le temps de la fête était marqué par l’incertitude. Dans un lieu isolé du complexe muséal, Dean Baldwin a aménagé un de ses fameux bars qui prend vie, le temps d’une soirée, alors que l’artiste se fait hôte. Dans un long corridor, Gisele Amantea a réalisé une importante murale intitulée Democracy, dans laquelle elle s’approprie un motif que l’architecte Louis Sullivan, défendeur de la justice sociale, a utilisé dans une banque américaine.

L’art politiquement engagé trouve également sa place. Spotted (2012) de Garry Neill Kennedy est une mosaïque de photos d’avions prises par des amateurs et trouvées sur Internet. Ces aéroplanes partagent la caractéristique de paraître être voués à des vols commerciaux : ils sont en fait utilisés par la CIA pour transporter discrètement des individus soupçonnés d’avoir commis des actes terroristes vers des lieux où ils pourront être interrogés et torturés. Eagle Drum (2012) de Rebecca Belmore naît d’un baril de pétrole qui porte le logo de la tristement célèbre pétrolière BP, sur lequel est projeté le portrait d’un aigle.

Certes, on hésite à se reconnaître dans ce Canada. Plutôt que de voir l’exposition comme un objet encyclopédique, il faut s’attarder à la singularité de ses voix et l’aborder comme la trace d’un parcours personnel ; celui de Denise Markonish qui a vu, en trois ans de recherche, plus du pays que le Canadien moyen durant son existence. Et il faudra aussi questionner si ce malaise n’est effectivement pas le signe d’une crise identitaire, ou encore s’il n’est pas le fruit d’une quête artistique et culturelle impossible à réaliser.

 

Laurent Vernet est doctorant en études urbaines au Centre Urbanisation Culture Société de l’Institut national de la recherche scientifique. Ses recherches portent sur la vie sociale des oeuvres d’art dans les espaces publics montréalais. Depuis 2009, il est agent de développement culturel au Bureau d’art public de la Ville de Montréal.

 


  1. Voir : Karen Rosenberg, « Border Crossing Identity Crisis. « Oh, Canada » Exhibition at Mass MoCA », The New York Times, 30 août 2012 ; Sebastian Smee, « Mass MoCA show shines light on Canadian artists », The Boston Globe, 7 juillet 2012.
  2. Sarah Miroy, « Up North and to the Left. An American survey redraws the map of Canadian art », Canadian Art, automne 2012, p.157.
  3. Marie-Ève Charron, « Regard états-uniens sur l’art canadien », Le Devoir, 4 août 2012.