Laurent Vernet
N° 109 – hiver 2015

Nathalie Heinich. L’amour de l’art et de la sociologie

La sociologue de l’art Nathalie Heinich provoque le débat autant qu’elle l’analyse. Alors que plusieurs doutent de son amour pour l’art contemporain, certains croient qu’elle a abandonné son illustre directeur de thèse, Pierre Bourdieu. À l’occasion de la sortie de son récent ouvrage, Le paradigme de l’art contemporain. Structures d’une révolution artistique (Gallimard, 2014), Laurent Vernet a rencontré, au nom de la revue ESPACE, cette auteure et intellectuelle française aussi prolifique qu’engagée. L’entretien est suivi d’un commentaire de Lise Lamarche, historienne de l’art. [Voir aussi : Intercalaire ou comment se mêler à la conversation de Lise Lamarche]


 

Quel objectif a soutenu la mise à jour du paradigme de l’art contemporain ?

Nathalie Heinich : J’avais amené l’idée qu’on devrait considérer l’art contemporain comme un genre parmi d’autres, et donc accepter une pluralité de critères d’association, une pluralité de modes de fonctionnement, de définitions de l’art. Déjà, cette idée avait heurté pas mal de spécialistes d’art contemporain, qui refusent absolument l’idée que l’art contemporain puisse être un genre et s’en tiennent à une définition chronologique, au risque de se retrouver dans des contradictions absurdes, parce que la définition chronologique ne tient pas. À l’heure actuelle, il y a toutes sortes d’expressions artistiques qui ne relèvent pas de l’art contemporain, tout en étant, du point de vue chronologique, contemporaines. C’est en repensant au travail de Thomas Kuhn, l’épistémologue, sur la notion de paradigme en sciences que je me suis dit : mais voilà un outil formidable, en le transposant à l’art, pour étayer mon intuition. Et pour l’étayer non plus seulement du point de vue plastique, esthétique, mais aussi du fonctionnement du monde de l’art. Ce qui fait que je me suis intéressée non plus tant au fonctionnement vu à partir de l’extérieur du monde de l’art, comme je l’avais fait dans Le Triple Jeu1, en m’appuyant sur des réactions de rejet, mais en travaillant de l’intérieur, en m’appuyant plutôt sur la description du travail des gens qui interviennent dans le monde de l’art.

 

Dans ce livre, vous écrivez que le rôle du grand public est d’être simple spectateur. Vous observez que les professionnels qui jouent le rôle d’intermédiaires (curateurs, directeurs d’institutions, galeristes), qui devraient faire le lien entre l’oeuvre et le public, entretiennent plutôt un système endogène, « fonctionnant en vase clos 2», en se rapprochant toujours plus des artistes. Le monde de l’art contemporain entretient-il une distance vis-à-vis du grand public ?

Le monde de l’art contemporain repose sur une règle du jeu, ce que j’appelle une grammaire, assez précise, qui consiste essentiellement en l’expérience des limites ou en la transgression des frontières. Les deux termes sont équivalents : le premier, vu plutôt de l’intérieur du monde de l’art, le second, de l’extérieur. Dès lors que la règle du jeu, en art contemporain, c’est de déjouer les attentes du sens commun quant à ce que devrait être l’art, forcément, il se coupe du sens commun; il se coupe du grand public. Les réactions de rejet sont, d’une certaine façon, une confirmation du fait que le jeu est joué, et non pas une remise en cause.

Le rôle intégrateur des intermédiaires devient particulièrement important et fondamental parce qu’il ne peut plus y avoir de relation immédiate entre ce qui est proposé par l’artiste et ce qui est reçu par le spectateur. D’où la montée en puissance des intermédiaires, de leur rôle intégrateur, de ce que j’appelle le paradoxe permissif; c’est-à-dire l’extension des  frontières de l’art par l’action des intermédiaires qui les élargissent, pour y faire entrer les oeuvres transgressives, en obligeant, du même coup, les artistes à aller toujours plus loin dans la transgression. C’est ce que je diagnostiquais à la fin du Triple Jeu.

En effet, il y a une sorte de divorce constitutif qui, là encore, heurte profondément les conceptions qu’on a de l’art comme étant quelque chose qui devrait toucher immédiatement, qui devrait être universel et rencontrer un assentiment et un engouement si possible immédiat. On n’est plus du tout dans ce paradigme qui était celui de l’art moderne.

 

Croyez-vous que les acteurs du milieu de l’art, et particulièrement les historiens de l’art, tendent à marginaliser la sociologie de l’art ?

Ils ne sont pas familiers avec ce mode d’approche, donc on se heurte à toutes sortes de malentendus. Certains malentendus ayant été entretenus par les sociologues eux-mêmes. Je pense qu’il y a toute une génération de sociologues de l’art, à partir de Bourdieu, qui a soutenu un discours très hégémoniste, consistant à dire que la sociologie doit pouvoir dire de l’art ce que l’histoire de l’art n’est pas capable de dire. Une sorte de position de toute puissance intellectuelle, assez agonistique : c’est la sociologie ou l’histoire de l’art. On doit plutôt encourager une distribution des compétences entre disciplines. Les historiens d’art, les critiques d’art ont des outils beaucoup plus adaptés pour parler de l’art lui-même, des oeuvres ; et les sociologues ont des outils adaptés pour parler de la relation à l’art, ce qui est totalement différent.

Il y a une telle prégnance, dans le monde de l’art, de l’idée que c’est l’art qui est l’objet ultime… Comme sociologue, soit on est perçu comme incompétent et inintéressant, soit on est perçu comme quelqu’un d’extrêmement arrogant qui prétendrait disqualifier les oeuvres. Or, la compétence du sociologue, elle est sur un certain angle, et elle n’est pas sur l’angle qui est celui qui est familier aux historiens d’art. Ces derniers devraient apprendre à s’intéresser à d’autres outils, à d’autres éclairages, sans penser qu’ils sont concurrentiels des leurs. On n’est pas dans la concurrence. On devrait être dans la complémentarité.

 

Dans Ce que l’art a fait à la sociologie, vous écrivez que la sociologie pragmatique se penche sur les « situations réelles », mais surtout sur « l’action exercée par les objets.3 » Pratiquez-vous une sociologie pragmatique ? En quoi cette sociologie diffère-t-elle de celle de Bourdieu ?

Pour moi, c’est très important. Notamment dans le domaine de l’art, où les discours habituels sur l’art sont des discours d’interprétation ou d’évaluation. Je pense que la meilleure façon de démontrer, de mettre en oeuvre la force de l’outil sociologique, c’est de faire ce que les autres ne font pas. Le propre de la sociologie n’est pas de parler de la société, ce n’est pas le thème, ce n’est pas les concepts : c’est la méthode, c’est l’enquête. Et l’enquête, elle consiste à décrire précisément en situation ce qui se passe, et donc ce qui se fait. C’est quasiment une sorte de manifeste sociologique que de dire : commençons par enquêter et, en enquêtant, nous verrons concrètement les actions, ce qu’elles font. Nous remettrons les discours dans leur contexte et dans leur perspective d’action ; parce que les discours agissent eux aussi.

Je pense que Bourdieu a apporté beaucoup de choses ; je n’essaie pas de minimiser son travail. Sa théorie des champs reste toujours très utile, dès lors que l’on considère qu’il s’agit simplement d’une contextualisation, d’un travail sur le contexte, qui me paraît là aussi un des fondements de la sociologie. Il y a toutes sortes de notions chez lui, qui sont parfaitement utilisables. Mais je ne pense pas qu’il ait été pragmatiste, au sens que, ce qui l’intéressait n’était pas tant la description de ce qui se passe sur le terrain, que la mise en évidence de structures de domination. Et évidemment, on ne travaille pas du tout de la même façon.

 

C’est avec Christo et Jeanne-Claude, lors de l’emballement du Pont-Neuf à Paris en 1985, que tout a commencé… C’est à ce moment que vous avez fait vos premières enquêtes sur le terrain.

J’ai découvert, en faisant ce travail, des perspectives sociologiques que je n’avais jamais vraiment exploitées. J’ai pu expérimenter l’incroyable force du livre d’Erving Goffman, Frame Analysis 4, qui m’a émerveillée, parce que j’ai vu sa force de description des choses. J’ai découvert l’enquête de terrain. J’ai utilisé toutes les méthodes : la description, l’interview cachée, l’interview ouverte, les photographies, les conversations informelles, les statistiques… C’était, du point de vue de la découverte des méthodes, assez passionnant. J’en ai tiré un rapport d’enquête qui est sans doute ce que j’ai préféré de toute ma carrière, et que je n’ai jamais pu publier.

 

Dans l’épilogue du Paradigme…, vous vous défendez de ne privilégier que des « propositions extrêmes ou spectaculaires.5 » Dans vos études de cas sur les valeurs, vous vous attardez à des débats publics pour  étudier le « rejet » de l’art contemporain; il s’agit, encore là, de réalités extraordinaires. Les cas d’exception ne font certes pas la norme. Mais croyez-vous que les exceptions confirment les règles ?

Je les utilise conformément à la méthode idéal-typique de Max Weber. J’essaie de mettre en évidence les fonctionnements d’un système ; les grands schèmes qui le structurent. Ces schèmes sont abstraits et trouvent parfois leur incarnation dans des cas réels qui sont, comme on dit, idéal-typique : un cas idéal-typique condense toutes les propriétés de sa catégorie. On peut construire des idéal-types abstraits, comme le faisait Weber. Mais on peut aussi, dans le travail de terrain, rencontrer des êtres réels qui exemplifient, qui incarnent ces idéals-types abstraits. Évidemment, ils sont beaucoup plus intéressants à utiliser pour le sociologue, car ils sont plus parlants. Si l’on veut exemplifier l’idéal-type de l’artiste contemporain, on a Duchamp sous la main, alors on met Duchamp en exergue.

J’ai aussi beaucoup utilisé, par exemple, Maurizio Cattelan. Là où les historiens de l’art ne me comprennent pas, c’est qu’ils pensent que plus on cite un artiste, plus on l’estime grand. C’est d’abord un artiste, je pense, idéal-typique, dans sa façon de jouer avec les intermédiaires. Et surtout, et là j’en viens à des considérations très pratiques, il y a un excellent recueil d’entretiens avec Maurizio Cattelan fait par Catherine Grenier 6 (qui en a aussi fait un très bon avec Christian Boltanski) 7. Si je les cite beaucoup, c’est aussi parce qu’elle leur a fait dire des choses particulièrement intéressantes et révélatrices. C’est aussi la disponibilité du matériau qui guide l’utilisation.

On n’est pas dans une logique évaluative; on est dans une logique démonstrative, par la méthode de l’idéal-type. C’est pour cela que j’ai utilisé l’image de la carte; j’ai dit, je fais une cartographie. Comme dans toute carte, ce qu’on utilise pour décrire le monde cartographié, ce sont  les points saillants. Dans mon livre, c’est pareil : c’est une cartographie à partir des points saillants du monde de l’art contemporain. D’où le fait que c’est plus intéressant d’utiliser les cas de Hirst, de Koons, de Cattelan que des gens qui sont beaucoup moins connus, ou beaucoup moins typiques dans leur démarche.

 

Vous vous êtes immiscée, l’année dernière, dans le débat français sur le mariage homosexuel et l’homoparentalité, en publiant une lettre ouverte dans Le Monde 8. Qu’avez-vous à dire aux lecteurs qui adhèrent à vos thèses en sociologie de l’art et qui ne sont pas d’accord avec cette position de citoyenne ?

Je pense que j’ai fait le même travail sur la question du mariage homosexuel que je l’ai fait sur d’autres sujets ; c’est-à-dire essayer de dégager les fondements normatifs, les grands systèmes de valeurs qui sont derrière les positions en jeu. La différence, c’est que j’ai publié non pas dans une revue scientifique, mais dans un organe d’opinions.

Le point commun entre l’art contemporain et le mariage homosexuel est ce que je dis du paradoxe permissif; sur le rôle problématique que joue la désinstitutionnalisation du rôle des institutions et la fuite en avant dans une ouverture des possibles toujours plus accentuée. Surtout lorsqu’elle se fait sur une base de culpabilisation. Je pense que dans beaucoup d’arguments des défenseurs de l’art contemporain, il y a un fond de culpabilisation très fort : si vous n’aimez pas l’art contemporain, c’est que vous êtes un vieux réac… Et pareil avec les arguments des partisans du mariage homosexuel… au mépris d’un raisonnement, d’une prise en compte mesurée des intérêts, des positions des uns et des autres. Je trouve que le compromis, c’est une très bonne chose et je pense que la politique, c‘est d’abord d’avoir en tête les différents intérêts et de construire des situations de compromis.

 

Laurent Vernet est doctorant en études urbaines au Centre Urbanisation Culture Société de l’Institut national de la recherche scientifique. Ses recherches portent sur la vie sociale d’oeuvres d’art installées dans des espaces publics montréalais. Depuis 2009, il travaille au Bureau d’art public de la Ville de Montréal, où il occupe maintenant le poste de commissaire.

 


  1. Nathalie Heinich, Le Triple Jeu de l’art contemporain. Sociologie des arts plastiques, Paris, Les Éditions de Minuit, 1998.
  2. Nathalie Heinich, Le paradigme de l’art contemporain. Structures d’une révolution artistique, Paris, Gallimard, 2014, p. 209.
  3. Nathalie Heinich, Ce que l’art fait à la sociologie, Paris, Les Éditions de Minuit, 1998, p. 37
  4. Erving Goffman, Les cadres de l’expérience [1974], Paris, Les Éditions de Minuit, 1991.
  5. Nathalie Heinich, Le paradigme de l’art contemporain, p. 342.
  6. Maurizio Cattelan et Catherine Grenier, Le Saut dans le vide, Paris, Seuil, 2011.
  7. Christian Boltanski et Catherine Grenier, La Vie possible de Christian Boltanski, Paris, Seuil, 2007.
  8. Nathalie Heinich, « Mariage gay : halte aux sophismes », Le Monde, 29 janvier 2013, en ligne : http://www.lemonde.fr/idees/article/2013/01/29/mariage-gay-halte-auxsophismes_1823018_3232.html, consulté le 24 mai 2014.