Michelle Drapeau

COZIC : À vous de jouer – De 1967 à aujourd’hui

Musée national des beaux-arts du Québec
10 octobre 2019 –
5 janvier 2020

 


Le Musée national des beaux-arts du Québec consacre, cet automne, une rétrospective à COZIC, une première reconnaissance institutionnelle de cette ampleur pour le duo artistique formé de Monic Brassard et d’Yvon Cozic. Déployée dans les espaces du Pavillon Pierre Lassonde, l’exposition signée par la commissaire invitée, Ariane De Blois, englobe plus de cent oeuvres étalées sur cinq décennies prolifiques de pratique commune.

Émergeant de l’École des beaux-arts de Montréal, en pleine synchronie avec l’effervescence culturelle de l’Expo 67, cette entité « bicéphale et quadrumane » est rapidement devenue synonyme de la contre-culture artistique à l’aune des aboutissements sociopolitiques de la Révolution tranquille. Au même rang que Serge Lemoyne et Pierre Ayot, COZIC appartient à la première génération d’artistes québécois qui s’est ralliée aux ruptures postmodernes alors en cours à l’échelle internationale. Celles-ci avaient entraîné un affranchissement des codes et des hiérarchies modernistes en accord avec un décloisonnement idéologique et matériel des pratiques artistiques. Dans une démarche sans cesse renouvelée et alimentée des mouvements phares de l’époque – l’art pop, le post-minimalisme et l’art conceptuel –, COZIC s’est frayé une voie aux fronts de l’avant-garde contemporaine en réévaluant le rôle de l’artiste, le statut de l’objet d’art et l’implication du spectateur dans sa réception. La rétrospective est partagée en quatre cycles exploratoires traversés par un même modus operandi : les oeuvres invoquent des techniques et matériaux « non nobles » longtemps écartés des beaux-arts; elles privilégient une rhétorique ludique; et elles maintiennent un ancrage tangible dans l’expérience du quotidien.

Le parcours d’exposition s’amorce avec un survol des premières réalisations du collectif dans les années 1970. L’espace est habité de sculptures molles et de reliefs muraux conjuguant les préoccupations picturales du jeune Yvon Cozic à la virtuosité couturière de Monic Brassard. À cheval entre l’abstraction géométrique et l’esthétique informe, ces pièces textiles sont destinées à interpeller les sens. Surface à caresser avec ou sans gants (1971) est un relief texturé qui sollicite ouvertement la manipulation tactile, et « SNIF » no 1. Surface à humer (1974) s’adresse, quant à elle, à l’olfaction. Cette interactivité confère un rôle central au spectateur, qui devient plutôt récepteur actif de l’oeuvre. Une reproduction des sculptures portatives Les Orphelins (1973) invite à se vêtir d’un boudin de peluche pour faire corps avec l’univers de COZIC. La corporalité inhérente à ces premières explorations se traduit également dans leurs configurations anthropomorphiques : les formations tubulaires de Complexe mammaire (1970) évoquent des entrailles, et D’amour tendre (1973) suggère la présence de deux bras qui émergent de murs avoisinants pour s’enlacer affectueusement.

La seconde salle d’exposition fait état d’une découverte déterminante dans la pratique du duo : la cocotte en papier. À l’instar de la peluche, la cocotte fait allusion au monde de l’enfance et, par la même occasion, à la posture perpétuellement ludique de COZIC. Dès la fin des années 1970, le collectif développe une obsession processuelle et conceptuelle pour cet origami. A Cocotte a Day Keeps the Obsession on the Way témoigne de la reprise journalière, pour toute l’année 1978, de l’action sérielle de pliages à partir de papiers trouvés. Soigneusement épinglées chronologiquement sous verre à la manière de spécimens entomologiques, les 365 cocottes hétéroclites encapsulent des traces fragmentaires du quotidien. On y décèle notamment des vestiges de la vie d’artiste, des appropriations de la culture de masse et des manifestations discrètes de l’intime. Dans un renvoi autoréférentiel au geste de fossilisation temporelle, douze cocottes pliées à partir de calendriers mensuels ont été réparties dans les cadres. Au-delà de la cocotte et de ses multiples déclinaisons formelles, la technique du pliage fût adoptée par COZIC pour les années à suivre en tant que stratégie esthétique pour générer des compositions abstraites au gré de rabats aléatoires.

Poursuivant son avidité pour le collectionnement de matériaux récupérés dans la longue durée, COZIC s’est aussi tourné vers le glanage d’emballages de carton. Face à face est un agencement mural combinant des dizaines de morceaux de cette matière normalement attribuable à la protection et au transport d’objets (faisant écho aux flocons de polystyrène employés à profusion dans les sculptures molles). Cumulés entre 1981 et 2000, ces ready-made parcellaires partagent une similitude visuelle : ils suggèrent chacun la présence d’un visage. Le duo a longtemps été captivé par le phénomène de la paréidolie visuelle, un mécanisme perceptif qui stimule chez l’humain la reconnaissance psychologique de motifs familiers autour de lui (dans ce cas-ci, des visages sur des boîtes de carton). Minutieusement sélectionnés et recontextualisés ainsi au mur, les emballages recyclés transfigurent leur condition d’ordure pour être élevés au rang d’objets d’art, comme s’il s’agissait de masques anthropomorphiques qui fixent les passants d’un air stoïque. Cette réciprocité du regard consolide encore une fois la primauté de la réception dans les préoccupations artistiques de COZIC.

Avec la réitération du concept de paréidolie pour le projet Mascarade de 1999 à 2016, le champ des matériaux dignes d’intégrer la collection de visages schématiques s’est étendu à d’autres objets. La juxtaposition étonnante d’une boîte de conserve avec un sac Louis Vuitton – tous deux pourvus d’attributs morphologiques – annonce à merveille le renversement de valeurs encore à l’oeuvre dans la section finale du parcours. On y tombe sur d’autres assemblages oxymoriques tels que Colonne gonflée (2004). La structure verticale de cette installation réfléchit la prestance de la colonne antique, symbole du raffinement classique. Force est de constater qu’il s’agirait plutôt de la colonne de Dionysos, Dieu grec du vin et de ses excès, puisqu’elle est composée de viniers récupérés et gonflés par les artistes.

Depuis 2008, la pratique du duo toujours actif s’est surtout focalisée sur le développement conceptuel et la mise en pratique esthétique de son Code Couronne. Il s’agit d’un alphabet visuel rappelant des codes secrets pour enfants. Ses cryptogrammes associés aux lettres de l’alphabet sont dotés de la rigueur proportionnelle de diagrammes circulaires et de la pigmentation éclatée de cercles chromatiques. Jumelées les unes aux autres en compositions linéaires ou en superpositions concentriques, les couronnes épèlent des mots à déchiffrer. Enraciné dans l’art conceptuel par ses liens inextricables au langage écrit, le projet Code Couronne condense un ensemble d’éléments qui se sont avérés décisifs dans la carrière de COZIC. Les renvois intrinsèques à la démarche picturale et aux théories de perception évoquent les compositions chromatiques des premières années; le nombre vertigineux de déclinaisons formelles du concept des couronnes rappelle l’obsession des cocottes; et la présentation imminente du spectacle musical Code Couronne en synesthésie (au MNBAQ le 9 novembre) atteste un intérêt toujours marqué chez COZIC pour la création d’expériences multisensorielles. Si l’ambition du duo demeure celle de mobiliser l’attention du récepteur et de veiller à sa participation active, l’oeuvre récente Mot caché (2018) en représente l’apogée : À vous de jouer et de vous asseoir quelques minutes pour vous prêter au décodage ludique du casse-tête multicolore.

 


Candidate à la maîtrise en histoire de l’art à l’Université Laval, Michelle Drapeau est une commissaire indépendante et travailleuse culturelle originaire de Moncton (NB) basée à Québec. Elle compte à son actif des expériences à titre de conservatrice adjointe de l’art actuel au Musée national des beaux-arts du Québec; co-commissaire du parcours d’art public Images rémanentes; coordonnatrice du Symposium international d’art contemporain de Baie-Saint-Paul et coordonnatrice des communications et développements à l’Œil de Poisson. Commissaire adjointe de Manif d’art 9, elle reprend le mandat pour la dixième édition de la biennale de Québec en 2021.

COZIC, D'amour tendre, 1973. Peluche, nappe ouatée, entoilage, 164 x 400 x 100 cm. Collection Giverny Capital. © COZIC / SOCAN (2019). Photo : © Guy L'Heureux.
COZIC, Le trou noir, 2016. Carton, vinyle, tissu, acrylique, 20 poupées, 185 x 185 x 24 cm. © COZIC / SOCAN (2019). Photo : © Alexandre Sergejewski.
COZIC, A Cocotte a Day keeps the Obsession on the Way (détail), 1978. Papiers pliés, épingles. Musée des beaux-arts de Montréal, achat, legs Horsley et Annie Townsend et Conseil des arts du Canada. Photo : MBAM.
COZIC, PAR EN THÈSE, 2012. Bois, sable, tissu, acrylique, 120 x 230 x 75 cm. © COZIC / SOCAN (2019). Photo : © MNBAQ, Denis Legendre.
COZIC, Cocotte en peluche, 1978. Carton, peluche, satin, 43 x 41 x 18 cm. © COZIC / SOCAN (2019). Photo : © MNBAQ, Denis Legendre.
COZIC, Le grand saut, 2004. Bois, vinyle, cuir, miroir, 272 x 180 x 155 cm. © COZIC / SOCAN (2019). Photo : © MNBAQ, Denis Legendre.
COZIC, Mot caché, 2018. Bois, papier, crayons Prismacolor, approximatif : 180 x 180 cm. © COZIC / SOCAN (2019). Photo : © MNBAQ, Denis Legendre.
COZIC, Monic Brassard, née à Nicolet (Québec) en 1944 et Yvon Cozic, né à Beyries (France) en 1942, dans leur atelier. Photo MNBAQ, Idra Labrie.