Anne-Marie St-Jean Aubre
N° 109 – hiver 2015

Les mises en scène de Vicky Sabourin

Vicky Sabourin se destinait à une carrière en théâtre avant de bifurquer vers les arts visuels. Choisissant de performer dans ses vitrines installatives, elle fait d’une même oeuvre à la fois un tableau vivant et un diorama, selon que le spectateur la découvre alors qu’elle s’y trouve ou non. Inspirée alternativement par un fait divers, des anecdotes personnelles ou familiales, des contes ou d’un événement historique documenté photographiquement et ayant donné lieu à une oeuvre de fiction, Sabourin recourt systématiquement à une trame narrative pour ancrer ses installations performatives. Elles s’appréhendent généralement au travers d’un cadre, ou d’un système qui tient lieu de cadre, posant ainsi une frontière entre le réel et la fiction qu’elle déplace et interroge de plus en plus au fil de ses différents projets.

Une triade autour de la représentation : diorama, fenêtre, tableau

Défini par Karen Wonders comme un dispositif muséal qui crée « l’illusion d’une scène réelle vue par une fenêtre 1 », le diorama, dans sa version la plus commune, se présente comme une vitrine mettant en scène, de la manière la plus authentique et la plus minutieuse possible, une situation historique ou un habitat naturel. Composé de trois éléments agissant en choeur pour garantir le réalisme de l’environnement représenté, il comprend un animal naturalisé ou un mannequin de cire ressemblant situé dans un décor reprenant le plus fidèlement possible le contexte original de la scène qui se poursuit dans une peinture agissant comme arrière-fond. C’est dans les musées d’histoire naturelle que le diorama connaît son apogée et devient un outil éducatif visant à la fois à transmettre des connaissances sur le monde naturel et à sensibiliser les spectateurs à la disparition progressive de certaines espèces ou de divers écosystèmes. Le procédé dépendait alors d’expéditions de chasse sportive organisées pour tuer les animaux qui y étaient mis en scène, mais également pour documenter leurs comportements afin de les reproduire grâce à l’observation sur place et en direct, créer des esquisses mimant leur milieu de vie et collecter des spécimens qui servaient lors de la recréation d’éléments plus volumineux. Véritable rencontre entre art et science, ces voyages de recherche mettaient à contribution des taxidermistes, des peintres et des sculpteurs 2. L’alliance entre art et science a d’abord nui à la reconnaissance des visées éducatives du diorama, dont on a mis en doute les prétentions à l’objectivité et à la vérité 3. Se voulant une représentation transparente d’un lieu naturel réel, ne restait-il pas tout de même le fruit d’une création impliquant potentiellement interprétation et fiction ? Ce questionnement, au coeur du travail de Vicky Sabourin, est aussi sous-jacent à l’analyse que fait Gérard Wajcman de la fenêtre en lien avec le tableau pictural, un rapprochement lié au diorama puisque Wonders le réfléchit justement comme une fenêtre.

Dans son ouvrage Fenêtre. Chroniques du regard et de l’intime, Gérard Wajcman soutient que le trope attribué à Leon Battista Alberti, voulant que le tableau soit comme une fenêtre ouverte sur le monde, ou plutôt sur l’histoire – ce qu’une étude du texte source lui révèle –, est en fait compris à l’envers : « Non pas: voir un tableau c’est comme voir par la fenêtre, mais: voir par la fenêtre c’est comme voir un tableau.4» L’idée convenue de la représentation (le tableau) comme évocation du monde (la vue de la fenêtre) se trouve alors remplacée par celle plus provocante du monde comme représentation, de la représentation comme fondement. Cette réflexion met l’accent sur la subjectivité de toute perception et, conséquemment, sur l’impossibilité d’un accès objectif au « monde un » tel qu’il est. Au sujet du tableau et de la fenêtre, il affirme : « Introduire le sujet dans le monde visible, ce qui est le fondement de la perspective, c’est introduire la vision du monde dans le monde, et par là introduire le multiple insommable (sic) des points de vue. Il n’y a plus le monde, un monde un, il n’y a que des points de vue sur le monde. […] Il n’y a donc pas le monde, il n’y a que des fenêtres sur le monde.5 » Ainsi se fragilise la distinction entre fait et fiction, objectivité scientifique du diorama et oeuvre d’art, non pas parce que le diorama flirterait avec l’art, mais parce qu’au départ, l’idée d’objectivité serait minée.

En tant que fenêtre sur le monde, le diorama apparaît comme un dispositif qui produit plutôt que représente objectivement la nature. Comme le rappelle Samuel J.M.M. Alberti, en entrant au musée, le spécimen naturel fait l’objet d’une décontextualisation, d’une identification, d’un classement, ce qui en fait le produit d’un travail social. Il perd ainsi sa valeur première d’objet naturel pour acquérir celle d’artefact social, témoignant davantage de la vision qu’a l’être humain de la nature que de la nature en elle-même 6. Le diorama, qui promeut des principes moraux et idéologiques, notamment la supériorité de l’être humain sur la nature, qu’il peut maîtriser, « capturer », domestiquer et exploiter, rejoindrait le tableau vivant, également populaire à l’époque victorienne. Tablant sur le même procédé, soit l’ouverture vers un monde délimité par une vitrine, un proscenium ou un rideau, le diorama repose sur la distinction entre le lieu du spectateur, le réel, et le lieu du spectacle, la fiction représentée. Cette distinction amène Wajcman à faire de la fenêtre un autre type d’instrument de connaissance ; parce qu’elle instaure une distance, découpe le réel en fragments qu’elle ordonne les uns par rapport aux autres de manière à instaurer un espace rationnel, la fenêtre fait apparaître des relations logiques et narratives 7. Ainsi, c’est parce que le diorama permet de rendre le visible lisible qu’il peut être considéré comme important à titre d’outil pédagogique. Il raconte une histoire, celle de l’espèce ou de l’habitat représenté, ou du fait historique illustré. L’histoire est la structure qui supporte le visible, le rend intelligible, domesticable. Et cette histoire, elle découle d’une organisation des faits selon un système visant à produire du vraisemblable, ce qui lui donne le statut d’interprétation, peu importe le degré d’objectivité qu’on souhaiterait lui faire porter.

Les histoires de Vicky Sabourin

Dans Promenons-nous dans les bois (2010), c’est l’histoire d’une jeune chanteuse folk qui s’est fait attaquer en 2009 par deux coyotes au Cap-Breton, qui sert de point de départ à l’oeuvre, évoquant également le conte du Petit Chaperon rouge – deux récits qui nourrissent et se nourrissent de la peur éprouvée pour l’animal sauvage. On y voit l’artiste assise à la lisière d’une forêt photographiée servant de décor à la vitrine, repoussant ou accueillant par un geste ambigu le coyote naturalisé se tenant à ses côtés. Alchimie Boréale, les ermites (2013) revisite plutôt un souvenir familial. Dans sa jeunesse, le père de Sabourin aurait rencontré dans la forêt, près de son chalet, des ermites terrés pour éviter la conscription. Mariant la petite et la grande histoire, l’oeuvre, où Sabourin performait en continu dans le rôle d’une femme qui vivait dans le lieu et réalisait de petites aquarelles le documentant, consistait en un véritable diorama au sein duquel le visiteur devait entrer. Il était composé d’une multitude de spécimens rendant la scène réaliste : des champignons, de la mousse, de la terre, des branches, des souris en laine feutrée donnant l’illusion d’être naturalisées, des roches, des objets utilitaires évoquant les conditions de vie de ces ermites, une plateforme figurant les ruines d’une cabane, etc. Bien que l’artiste ait repris la fastidieuse méthode de création du diorama pour l’élaboration de ce projet, étudiant la faune et la flore de la forêt boréale où se trouve le chalet familial, rassemblant par la cueillette les matériaux de la scène, s’intéressant à la posture des rongeurs qu’elle souhaitait imiter, il reste que c’est la cohabitation du vrai et du faux, notamment là où on ne s’y attend pas, qui en est le coeur. Par exemple, les chanterelles, clavaires blondes, pleurotes de l’olivier et autres champignons rassemblés dans le dispositif, bien qu’ils poussent réellement dans le milieu représenté, ne se côtoient pas naturellement puisqu’ils sont associés à différentes saisons.

Faits et fiction forment donc un couple entremêlé qui fonde les oeuvres de Vicky Sabourin, qui marie tableaux vivants et diorama dans le but de raconter des histoires liées au rapport qu’entretient l’être humain avec la nature. Justement, prenant la littérature en exemple, Jacques Rancière montre que la division entre fait et fiction, connaissance et interprétation, n’est pas aussi franche qu’on le croit. Il avance que « [p]our se constituer en savoirs scientifiques, l’histoire et la science sociale ont dû emprunter à la poésie le principe qui déclare la construction d’un enchaînement causal vraisemblable plus rationnelle que la description [empirique] des faits ‘‘comme ils arrivent’’. Car la fiction n’est pas la fantaisie à laquelle s’oppose la rigueur de la science. Elle lui fournit bien plutôt un modèle de rationalité.8 » Une rationalité basée sur ce qu’il nomme ailleurs « la tyrannie des fins humaines 9 » – un modèle qui correspond au principe de l’action, central pour la construction du roman classique. Fait et observation, point de vue et fiction seraient ainsi plus parents qu’on ne le suppose à première vue, un terreau fertile pour Sabourin.

Pour son plus récent projet, Does it hurt you to hunt it (2014), elle s’est librement inspirée d’un fait historique en accumulant des informations tirées de films et de photographies documentaires ainsi que de romans : au moment de la crise économique des années 1930, une décennie de sécheresse causée par un défrichage excessif pratiqué par les fermiers du Midwest américain a engendré des tempêtes de sable quasi irréelles et des invasions de lièvres. En réponse à cette infestation, des communautés ont organisé des chasses collectives durant lesquelles les lièvres étaient encerclés et tués à coup de bâton. L’installation et les différentes performances créées par Sabourin sont autant de tableaux qui racontent cet événement, retenu parce qu’il souligne les déséquilibres importants que provoquent des actions humaines. Une tente de fortune, des objets domestiques dont une bassine, un lit de camp et une lanterne évoquent le milieu de vie d’une famille réduite à la misère par la crise, se déplaçant à la recherche de nourriture, tout comme ces lièvres qui parsèment la scène occupée parfois par l’artiste qui se désole de voir tous ces cadavres de lièvres joncher le sol. L’auteur américain John Steinbeck, qui a situé l’action de ses romans Les raisins de la colère et Des souris et des hommes durant cette période, et la photographe Dorothea Lange, qui a créé des images iconiques la documentant, ont nourri le projet. Si la photographie de Dorothea Lange ayant directement inspiré Sabourin s’affirme comme l’enregistrement d’un moment authentique, documentant la misère d’une période de l’histoire américaine, il reste que sa portée repose davantage sur l’atmosphère qu’elle a saisie que sur les informations factuelles qu’elle diffuse. D’ailleurs, Lange raconte ne même pas avoir demandé au sujet photographié de s’identifier. Florence Owens Thompson, au centre de l’image, en est venue à la détester puisqu’elle la transformait en une femme démunie, désespérée, elle qui, selon sa fille, était une femme forte, une meneuse, très impliquée dans les combats des travailleurs agricoles des années 1930 10. Où se trouve alors la fiction : du côté du roman de Steinbeck ou du portrait photographique documentaire de Lange ?

Cette porosité entre réalité et fiction, passée sous silence par le dispositif du diorama lorsqu’il se trouve employé dans les musées d’histoire naturelle, s’affirme de plus en plus dans les oeuvres de Sabourin où elle sort de son alcôve pour habiter l’espace même dévolu habituellement  au spectateur. À l’occasion de ce dernier projet, elle a mis en scène sept performeurs de tous les âges – certains artistes, d’autres amateurs –, les invitant à se mêler incognito à l’assistance réunie au moment du vernissage. Ce n’est qu’après environ 30 minutes d’échanges, un verre de vin à la main et de déambulation entre les oeuvres dans l’espace partagé de la salle d’exposition, qu’ils se sont mis à l’action, prenant de subtiles poses au milieu des gens, les fixant du regard, semant le doute dans les esprits. Quand avait débuté le jeu ? Qui était dans la position de l’acteur ? Où se trouvait l’espace de la représentation ? En intégrant les spectateurs à la performance durant l’épisode de l’encerclement, où ils devenaient les alter ego des lièvres chassés, elle les bousculait dans leur position de spectateur-regardeur, les forçant à devenir des acteurs-participants. Elle rendait ainsi visible la double posture de tout individu, toujours à la fois sujet et objet du regard, évoluant constamment dans un espace de représentation où son comportement, son apparence, son identité sont sujets à interprétation. Ce faisant, Sabourin tirait la pleine conséquence de l’argumentaire de Wajcman qui suggère que le participant est toujours actif dans la création du monde au sein duquel il est déjà inscrit. Ce monde, dont il est impossible de s’abstraire complètement pour l’observer en retrait, à travers une fenêtre, résulte bien plutôt de la performance à laquelle tout sujet prend part. Au centre de sa démarche se trouve donc bien toujours un déplacement de la frontière, une interrogation de la fonction du cadre, des impulsions qui fragilisent le lieu de partage entre le réel et sa représentation, et témoignent de la complexité de notre rapport au monde.

Détentrice d’une maîtrise en études des arts de l’UQAM, Anne-Marie St-Jean Aubre contribue régulièrement à divers magazines et publications. Elle occupait jusqu’à récemment le poste de commissaire adjointe et assistante à la direction à la galerie d’art contemporain SBC, en plus de travailler comme commissaire indépendante. À l’automne 2014, elle a effectué une résidence de commissaire à Marseille, organisée conjointement par Quartier Éphémère / Fonderie Darling et Astérides, où elle a présenté l’exposition ENTRE-DEUX. Ses intérêts portent tout particulièrement sur les thèmes de l’identité et des enjeux culturels explorés par les pratiques artistiques contemporaines.

 


  1. Citée par Stephen Bitgood, « Les méthodes d’évaluation de l’efficacité des dioramas : compte rendu critique », Publics et Musées, no 9, 1996, p. 37.
  2. Voir Stephen Christopher Quinn, Windows on Nature, New York, American Museum of Natural History et Abrams, 2006.
  3. Samuel J.M.M. Alberti, « Constructing Nature Behind Glass », Museum and Society, vol. 6, no 2 (juillet 2008), p. 81.
  4. Gérard Wajcman, Fenêtre. Chroniques du regard et de l’intime, Lagrasse, Éditions Verdier, 2004, p. 183.
  5. Ibid., p. 266.
  6. Alberti, op. cit., p. 81-84.
  7. Wajcman, op. cit., p. 280.
  8. Jacques Rancière, Le fil perdu. Essais sur la fiction moderne, Paris, La Fabrique, 2014, p. 22.
  9. Ibid., p. 58.
  10. Voir le site de la Library of Congress, qui détient le fond photographique de la Farm Security Administration : http://memory.loc.gov/ammem/awhhtml/awpnp6/migrant_mother.html