Eunice Bélidor
N° 108 – automne 2014

Mike Nelson. Amnesiac Hide

The Power Plant Contemporary
Toronto
1er Février—
19 Mai 2014


 

Occupant presque au maximum de sa capacité les différentes galeries du Power Plant, les installations de Mike Nelson, présentées dans le cadre de l’exposition Amnesiac Hide, suggèrent l’idée d’un périple en pleine nature. Pour les visiteurs qui entrent dans la galerie, certains indices pointent en ce sens ; un sac de couchage au sol qu’on croise dès l’arrivée (Untitled (Intimate Sculpture for a Public Space) (2013)) ou de vieilles remorques stagnant dans un camping. Cependant, une chose est sûre : lorsque la commissaire Julia Paoli a invité l’artiste britannique pour sa première exposition solo à Toronto, elle a fait disparaître l’idée du cube blanc associé aux galeries d’art pour plutôt inviter les visiteurs à naviguer dans des lieux où la frontière entre l’extérieur et l’intérieur, entre la réalité et l’imaginaire, est nébuleuse.

Né en 1967, l’artiste Mike Nelson est connu pour ses installations architecturales labyrinthiques ayant des structures narratives. Les visiteurs naviguent dans les différentes galeries et se déplacent dans les oeuvres comme se lisent les pages d’une fiction. Pour l’exposition Amnesiac Hide, les installations se traduisent en roman autobiographique et biographique. Celles de Nelson sont des environnements immersifs qui semblent abandonnés, dépourvus de présence physique mais non sans âme. L’oeuvre à grande échelle Quiver of Arrows (2010) est une sculpture monumentale constituée de quatre vieilles caravanes coupées et fusionnées bout à bout formant un espace clos. Les visiteurs sont invités à pénétrer l’espace de vie de ces remorques hors d’âge où ils découvrent un lieu sombre avec des canettes de bière vides, des sofas-lits défaits et des instruments pour l’usage de drogues ; il y a aussi une affiche du jeune Mohammed Ali sur un mur. Les quatre caravanes Streamline™ ont été construites entre la fin des années 1930 et le milieu des années 1970, soit entre la Deuxième Guerre mondiale et la guerre du Vietnam. L’intérieur de chaque remorque fait réfléchir aux différents états d’esprit qu’on pouvait retrouver chez les personnes ayant vécu entre ces guerres. Tâtonner à travers ce labyrinthe est comme tourner les pages de Sur La Route (1957) de Jack Kerouac, ce roman de la génération Beat, marquée par le Jazz, l’aventure et l’Americana. À l’inverse du roman, les visiteurs de Quiver of Arrows ne partiront pas à l’aventure dans ces caravanes puisque Mike Nelson en a retiré les roues. Ces roulottes sont surélevées sur des structures de bois, inopérantes.1

Gang of 7 (2013) est une oeuvre qui a été créée en partenariat avec la Contemporary Art Gallery à Vancouver (CAG) sur le thème du paysage canadien. Le titre fait allusion au Groupe des Sept, ce groupe de peintres canadiens qui, au début du vingtième siècle, s’est consacré à la nature sauvage propre au paysage canadien, tout en s’éloignant de la tradition artistique européenne. Par ses idées et son travail, le Groupe des Sept a créé un fort sentiment nationaliste, en construisant une identité picturale canadienne distincte. Sans toutefois vouloir reformuler cette identité, Mike Nelson utilise l’idée du paysage pour recréer l’univers d’une plage de Vancouver. Dans cette galerie du Power Plant, on y voit des débris de feux de camp, de bûches de bois brûlées et des cordages de bateau. Pour la création de cette installation, ce n’est pas Nelson mais plutôt les Amnesiacs, une bande de motards fictive, inventée dans les années 1990 par l’artiste, qui crée des interventions artistiques. Inventés en 1996 pour l’aider à passer à travers de « questions théoriques lourdes » apprises dans les années 1980 2, les Amnesiacs ont une structure narrative qu’il a créée pour lui-même,  un peu comme la personnalité de William Lee que William S. Burrough s’est inventée pour écrire son premier livre semi-autobiographique Junkie (1953). Au début, Nelson utilisait la mentalité du groupe de motards pour élaborer ses oeuvres, mais suite au décès de son ami Erlend Williamson, qui était aussi son partenaire dans la création des oeuvres par les Amnesiacs, le groupe de motards est devenu une bande qui construisait des sanctuaires à la mémoire du défunt.

Une autre oeuvre, aussi inspirée par le paysage canadien, reprend les idées et les formes retrouvées dans la première série du projet The Amnesiacs. Eighty Circles Through Canada (the Last Possession of an Orcadian Mountain Man) (2013) est une nouvelle pièce réalisée pour le Power Plant. Bloquant l’entrée d’une des galeries, une étagère, construite dans le même bois récupéré que pour Gang of 7, obstrue l’entrée d’une salle d’où provient le son de diapositives qui défilent. Sur cette étagère sont déposés des caméras, des rouleaux de film, des cordes d’escalade, des vêtements. Lorsque les visiteurs la contournent, un écran projette des photographies du paysage prises sur la route entre Banff et Vancouver. Sur chacune des vues, on voit des cercles de pierre dans lesquels des feux de camp sont éteints. Assis devant l’écran, les visiteurs peuvent voir leur ombre apparaître dans les photographies. Ils font maintenant autant partie de l’oeuvre que le spectre d’Erlend Williamson lui-même, à qui les effets personnels sur l’étagère appartiennent.

L’exposition Amnesiac Hide est une métaphore sur le départ des êtres chers. Autant ceux-ci quittent un environnement tangible et leur présence concrète disparaît, autant ils sont à la fois présents, posés non loin de ceux qui leur donnent un second souffle. Avec ses installations, Mike Nelson présente également les chapitres d’un roman d’aventures qui évolue avec les lecteurs, même des années après son écriture ; les structures narratives proposées par l’artiste britannique permettent aux lecteurs d’adapter l’histoire à leur convenance. La génération Beat a beau être histoire du passé, on peut tout de même avoir cette envie du voyage relaté dans ses récits. Nelson ainsi que ses Amnesiacs servent d’interprètes qui décryptent les indices et les souvenirs laissés dans le passé ; ils les reconstituent dans le but de clarifier cette frontière entre la présence et l’absence.

 

Eunice Bélidor est une commissaire émergente et une auteure. Elle est candidate à la maîtrise en histoire de l’art, avec cheminement particulier en pratique commissariale à l’Université York à Toronto (2014). Elle détient également un Baccalauréat en histoire de l’art de l’Université Concordia (2012). Elle se spécialise en art performatif, en design ainsi qu’en art contemporain haïtien. Ses écrits ont été publiés dans le Journal of Curatorial Studies et dans Invitation de la galerie Art Mûr.

 


  1. Avant d’être présentée au Power Plant, cette oeuvre avait auparavant été vue à la galerie 303 de New York qui est l’une des galeries représentant l’artiste. Lorsqu’elle n’est pas montrée au public, l’installation est déposée sur un terrain dans le nord de l’état de New York, un environnement semblant parfait pour ces véhicules à l’esthétique surannée.
  2. Traduction libre des mots de Mike Nelson : [t]he Amnesiacs started off as a way of coping with all the heavy theoretical stuff that I had absorbed in the Eighties,’ Sean O’Hagan, “Lost in Space”, The Observer, 23 septembre 2007, http://www.theguardian.com/artanddesign/2007/sep/23/art