Jean-Michel Quirion
N° 117 – automne 2017
Prix Jean-Pierre Latour

Mathieu Cardin : entre deux expositions

Vide et vertige
1700 La Poste
Montréal
24 mars –
18 juin 2017

THIS AND THAT : Le mélange tropical ou la théorie du contour presque transparent
CIRCA art actuel
Montréal
25 mars –
29 avril 2017


Prix Jean-Pierre-Latour

Créé en 2006, le Prix Jean-Pierre-Latour est un prix annuel, en mémoire du regretté Jean-Pierre Latour (1951-2005), qui vise à encourager chez les étudiantes et étudiants des premier et deuxième cycles, inscrits dans un programme de l’École Multidisciplinaire de l’images (ÉMI), le développement d’une pensée critique, par la rédaction d’un texte rattaché aux pratiques des arts et à la muséologie. Chargé de cours à l’ÉMI de 1985 à 2005, le critique d’art Jean-Pierre Latour a également été, de 2000 à 2005, membre du comité de rédaction de la revue ESPACE sculpture, désormais nommée ESPACE art actuel, dont la maison d’édition publiait en 2009 l’ouvrage posthume Jean-Pierre Latour, critique d’art : voir et comprendre. Avec ce premier texte publié, l’ÉMI et le Syndicat des chargées et chargés de cours de l’Université du Québec en Outaouais, qui décernaient ce prix, inaugurent un partenariat avec la revue ESPACE qui fera paraître, à chaque année, le texte du lauréat ou de la lauréate.

 

Maître du détournement oscillant entre le vrai et le faux, Mathieu Cardin se retrouve à deux endroits, en deux temps, et ce, dans deux expositions entre lesquelles s’établit une narration. Dans l’exposition collective Vide et vertige, présentée à 1700 La Poste, Mathieu Cardin partage avec Jocelyne Alloucherie et Ivan Binet la notion de vertige par diverses stratégies de déstabilisation et de déséquilibre. Cardin y propose, au moyen d’une matérialité énigmatique, un paysage polaire aux frontières brouillées. Quant à son solo, THIS AND THAT : Le mélange tropical ou la théorie du contour presque transparent, à CIRCA art actuel, il offre à voir un écosystème ambigu construit et déconstruit de composants factices.

L’exposition à 1700 La Poste mise sur trois corpus, trois propositions artistiques qui usent de la même approche à l’égard du rapport singulier à l’espace; néanmoins, par l’entremise de stratégies distinctes, ils désorientent le spectateur. Les jeux d’illusion troublent les perspectives et entraînent, par ailleurs, une perte considérable de repères 1. Mathieu Cardin y présente l’installation in situ, L’invention des images (2017), un agencement scénique sur le paysage. Pour ce faire, l’artiste s’est inspiré d’une simple image monochrome de montagne du photographe Ansel Adams, qu’il a transposée dans d’imposantes maquettes de massifs rocheux enneigés. Artificiels, mais plausibles, les agencements géologiques sont faits de mousse de polyuréthane et de plâtre. La représentation est complétée par un rendu réaliste de matières imitant la roche et d’une fine neige synthétique. L’éclairage fluorescent qui surplombe le tout accentue l’effet aride des lieux.

L’œuvre fragmentaire peut être regardée de l’extérieur, à la façon d’un diorama 2, à travers quatre fenêtres et un miroir. À même le mur tramé, le miroir sans tain est parallèle à un autre. En se réfléchissant l’un dans l’autre, ils constituent une image immersive qui procure un vertige de l’infini, un vide sans fin. Cependant, l’installation s’observe également de l’intérieur. Confinée dans un espace restreint, la série de masses rocheuses est présentée sur de banals socles qui forment un parcours sinueux dans lequel le spectateur est invité à déambuler. Des images troubles, en arrière-plan, suggèrent les nuages qui bordent les montagnes en haute altitude atmosphérique. De cette manière, les jeux de perspectives entre les pièces bidimensionnels et tridimensionnels confrontent le visiteur à des compositions irréelles qui semblent si réelles. L’objectif, le trompe-l’œil, est indéniable. En exergue de l’installation, quatre photographies dupliquant quatre points de vue des dissemblables mises en scène démontrent les résultats concluants des dispositifs.

Dans son projet à CIRCA, Cardin propose un écosystème bilatéral aux allures tropicales et polaires, alternant temps chaud et temps froid, dans un espace déstructuré complexe à anticiper. À l’entrée, l’accueil est converti en comptoir de vente. À proximité, un présentoir à vêtements, sur lequel est suspendu un chandail au pictogramme « THIS AND THAT », se reflète dans un miroir 3.

Derrière une cloison inachevée, l’ensemble de la grande salle est investi par maintes installations précaires qui relèvent de la tradition artistique du paysage. Simulés et dévoilés, les éléments bigarrés proposent des biomes et des reliefs terrestres. De la verdure, des plantes artificielles ou décoratives – photographiées ou dessinées – sont dispersées et côtoient des compositions de matières hétéroclites. L’image iconographique de l’ananas est omniprésente. Son pochoir est dupliqué ici et là. D’autres représentations de panoramas variés se retrouvent au mur comme au sol. Toutefois, un brouillage temporel s’opère entre les fragments de paysages disparates. En raison de leur apparence inachevée, certains objets instables semblent être les traces d’expérimentations antérieures, des esquisses en perpétuel devenir. La plupart de ces surplus proviennent de fait d’une autre production, précisément L’invention des images. Les maquettes des Rocheuses non terminées y sont récupérées. Encore à leur état brut, elles dévoilent la multitude des procédés de réalisation. Les formes s’empilent sur des socles rudimentaires en boîtes de carton. Des cloisons non terminées et tramées, disposées aléatoirement, divisent l’exposition et procurent des intervalles. Enfin, un éclairage fluorescent, non discret, complète l’expographie au mélange tempéré.

À CIRCA, les pièces lacunaires offrent un parallèle, une perspective narrative sur l’imagerie illusoire de 1700 La Poste. Les réminiscences d’éléments préalablement créés sont montrées. Çà et là, des bribes d’images de nuages sont disséminées. Les maquettes de montagne en construction s’appréhendent comme les prémisses de la saillante installation. Entre la visite de THIS AND THAT : Le mélange tropical ou la théorie du contour presque transparent, et de L’invention des images dans Vide et Vertige, l’espace-temps s’amorce comme la quête d’une révélation. Témoin complice de l’artiste, le spectateur devient ainsi acteur en se déplaçant d’une exposition à l’autre. Tel que l’affirme Mieke Bal, par l’utilisation d’un temps modelé entre deux déploiements expographiques, le visiteur peut alors avancer et revenir entre le passé et le présent 4. En ce sens, la pertinence du concept du théâtre – le premier amour de Cardin – à titre de cadre de référence est incontestable 5.

 


Jean-Michel Quirion est candidat à la maîtrise en muséologie à l’Université du Québec en Outaouais (UQO). Son projet de recherche porte sur l’élaboration d’une typologie de procédés de diffusion d’œuvres performatives muséalisées. Une résidence de recherche à même les archives du MoMA émane de cette analyse. En plus d’être assistant de recherche au deuxième cycle, il s’engage activement dans la communauté artistique de Gatineau-Ottawa. Il travaille actuellement à la Galerie UQO à titre d’assistant à la direction, tout en s’impliquant au centre d’exposition Art-Image, ainsi qu’au centre d’artiste AXENÉO7. Du côté de Montréal, il écrit pour Ex_situ, puis s’engage au sein du groupe de recherche et réflexion : Collections et Impératif événementiel The Convulsive collections (CIÉCO).

 

1. 1700 La Poste, Expositions, Exposition en cours. En ligne, 2017. < http://1700laposte.com/expositions/?f=e >. Consulté le 4 avril 2017.

2. Le diorama est un système de présentation par mise en situation ou mise en scène d’un modèle d’exposition. C’est un mode de reconstitution d’une scène historique, naturaliste ou géologique, utilisé dans certains musées.

3. CIRCA art actuel, Raphaëlle Cormier, This and that : le mélange tropical ou la théorie du contour presque transparent, En ligne, 2017. < https://circa-art.com/exhibitions/this-and-that-le-melange-tropicale-est-en-rupture-de-stock-ou-la-theorie-du-contour-presque-transparent/ >. Consulté le 5 avril 2017.

4. Mieke Bal, « Exhibition as Film » dans (Re)Visualizing National History: Museums and National Identities in Europe in the New Millennium, Robin Ostow (dir.), Toronto, University of Toronto Press, 2008, p. 15-43.

5. This and that : le mélange tropical ou la théorie du contour presque transparent, En ligne, 2017. < https://circa-art.com/exhibitions/this-and-that-le-melange-tropicale-est-en-rupture-de-stock-ou-la-theorie-du-contour-presque-transparent/ >. Consulté le 5 avril 2017.

Mathieu Cardin, L’invention des images, 2017. Installation in situ, matériaux divers, dimensions variables. Photo : Guy L’Heureux.
Mathieu Cardin, THIS AND THAT : Le mélange tropical ou la théorie du contour presque transparent, 2017. Matériaux divers, dimensions variables. Photo : Guy L’Heureux.