Vincent Marquis
N° 114 – automne 2016

« Faire de nos visages nos armes » : Biométrie, identité et le potentiel du visage

Vincent Marquis est historien de l’art, auteur et étudiant en droit. Il vit à Montréal. Il est présentement chercheur associé au Zentrum für Kunst und Urbanistik à Berlin.

À ce stade du développement de la guerre contre le terrorisme, il serait difficile d’être surpris par la rhétorique de prévention qui a teinté la suite de chacun de ses moments décisifs. Dans la foulée des récents attentats de Paris et de Bruxelles — pour ne pas mentionner le catalyseur initial de cette guerre, les événements du 11 septembre 2001 —, les politiciens autant que les médias se sont empressés d’adopter et de répandre l’idée que ces crises, tout comme celles qui les ont précédées, auraient pu être évitées grâce aux technologies biométriques et, plus précisément, à travers les systèmes de reconnaissance faciale. Le soi-disant pouvoir de la biométrie reposerait en effet sur sa promesse d’offrir des processus objectifs (ou infaillibles) d’identification et de vérification, une surveillance « meilleure » ou « plus rigoureuse ». Cette attitude, pourtant, élude la question de savoir si ces technologies devraient chercher à atteindre ces objectifs en premier lieu, un débat continu prenant souvent la forme d’un compromis entre les notions de « vie privée » et de « sécurité ».

Les artistes sont des participants uniques de ces débats. L’originalité de leur contribution provient notamment de leurs efforts soutenus visant à clarifier comment les technologies (biométriques) sont des entités intrinsèquement culturelles qui incarnent (et bien souvent, consolident) les craintes, les espoirs, les préjugés et les rêves des sociétés qui les produisent. Mais certains artistes échappent aussi souvent au caractère superficiel de ces discussions et vont bien au-delà de cette opposition de vie privée et de sécurité. En exploitant la menace de l’absence de visage ou en déstabilisant les prémisses discursives de ces technologies — autrement dit, en remobilisant ou en tentant de récupérer la puissance du visage —, ces artistes cultivent l’espoir d’un avenir différemment sécuritaire.

 


I
Si elle semble d’abord être un acte plutôt insignifiant — un exercice de reconnaissance formelle, l’œil, le nez, la bouche, et ainsi de suite —, il serait naïf de concevoir la perception du visage comme un phénomène neutre. Au contraire, comme l’indique le chercheur en études afro-américaines Daniel Black, soulignant la complexité de ce processus : « Lorsque nous voyons un visage, nous tentons de stabiliser ce phénomène profondément instable et d’en faire le marqueur d’une identité particulière stable 1  ». Ce qu’identifie Black est le réflexe individuel de chercher à comprendre le « sens » des visages, de voir ces derniers comme l’expression objective de l’état mental, voire de l’identité, du sujet qui se trouve dessous. Un certain mouvement ou arrangement de traits faciaux peut révéler, par exemple, une expression de colère, qui à son tour signifie que l’individu en question est en colère.

Une tendance parallèle à unir les sujets avec leur visage opère du point de vues socioculturel, une tendance à laquelle Gilles Deleuze et Félix Guattari réfèrent comme étant « une machine abstraite de visagéité 2  ». Selon les deux philosophes, les visages ne peuvent être compris comme se donnant « tout faits », mais devraient plutôt être conçus comme le résultat d’un processus normatif de visagéification qui les codifie selon un système de « mur blanc — trou noir 3  ». Le sujet peut toujours s’exprimer ou communiquer à travers le visage (le « trou noir » de la subjectivité), mais cette capacité ne peut fonctionner que contre le « mur blanc » de la signifiance sur lequel sont inscrites les normes, les hiérarchies et les valeurs d’un ordre social particulier.

Ce système de « mur blanc — trou noir » explique pourquoi, à l’échelle sociale, cette tendance prend une dimension particulièrement inquiétante. Une fois dans les mains des élites et des gouvernements — et placée dans le contexte de « menaces » grandissantes pour la sécurité nationale ou internationale, ou pour certains intérêts privés —, cette machine abstraite risque de devenir (et est aujourd’hui devenue) un outil de biopouvoir avec lequel le corps et l’identité du sujet sont surveillés, contrôlés et, en fin de compte, classés. Car bien que ce système prétende à un statut quasi scientifique, promettant de relier identités et corps avec exactitude, il intègre inexorablement en lui-même les normes sociales de la culture qui le produit. Plus précisément, les préjugés d’une société se refléteront nécessairement dans son traitement institutionnalisé des visages, associant ainsi « acceptabilité » ou « menace », « scène » ou « obscène » aux corps de ses constituants. C’est notamment ainsi que procède le racisme, selon Deleuze et Guattari : « par détermination des écarts de déviance, en fonction du visage Homme blanc qui prétend intégrer dans des ondes de plus en plus excentriques et retardées les traits qui ne sont pas conformes 4  ».

Ce mécanisme prend forme principalement à travers la biométrie — les technologies qui mesurent, analysent et traitent des données physiques uniques, telles que les empreintes digitales, l’imagerie rétinienne ou les traits du visage, à des fins d’identification et de vérification d’identités et de personnes. Ce qui explique leur utilisation généralisée par les autorités et leurs représentants, et peut-être du même coup pourquoi leur omniprésence est si controversée, est leur capacité à non seulement automatiser ces processus d’identification et de vérification, mais aussi à « distribuer des données biologiques et comportementales à travers des réseaux informatiques et des banques de données, à être adaptées à différents buts et usages, et à (prétendre) fournir des moyens plus précis, fiables et difficilement contournables de vérifier des identités 5  ». Dans ce qui suit, je considère spécifiquement les technologies de reconnaissance et d’identification faciales et j’analyse une série de tentatives artistiques de révéler leurs défauts technoéthiques ainsi que le potentiel qu’elles cherchent à entraver.

 


II
« Comment fuir cette visibilité dans un brouillard queer qui refuse d’être reconnu ? 6  » C’est la question que pose l’artiste et chercheur Zach Blas quant à l’omniprésence croissante de la biométrie ; une question qui trouve sa réponse dans son œuvre Facial Weaponization Suite (2011-14). Série de quatre masques modelés à partir de l’agrégat des caractéristiques faciales de plusieurs participants, l’œuvre représente finalement une collection d’objets ironiquement illisibles par les technologies de reconnaissance faciale. Le Fag Face Mask, par exemple, généré à partir des données faciales d’hommes homosexuels, dénonce la réitération de stéréotypes homophobes à travers la publication d’études scientifiques qui visent à associer l’orientation sexuelle et les traits du visage 7 . Un autre masque prend comme point de départ les lois françaises interdisant le port du voile, visant ainsi à souligner comment les normes sociales et juridiques forcent certains groupes à être visibles.

Cet effacement du visage est repris de façon similaire dans L’nuwelti’k (We Are Indian) par Ursula Johnson, une série de performances initiée en 2012 dans laquelle l’artiste tisse des bustes uniformes de participants volontaires en utilisant des techniques mi’kmaw apprises de sa grandmère. Une fois complétés, les bustes fantomatiques sont ensuite présentés sur des socles, identifiés uniquement à l’aide des codes d’appartenance de la Loi sur les Indiens de leur participant respectif. Rappelant la Facial Weaponization Suite, l’œuvre de Johnson parodie les tentatives institutionnelles à rendre visibles les marqueurs de certaines identités, tout en soulignant l’une de leurs conséquences inéluctables : le dépouillement de toute caractéristique individuelle.

En mettant l’accent sur la futilité de la quête d’essences identitaires stables ou absolues, Blas et Johnson dénoncent tous les deux les défauts éthiques inhérents aux processus biométriques de catégorisation. Non seulement leur travail illustre la tendance décrite précédemment à associer arbitrairement certains marqueurs faciaux à certaines catégories d’identité, mais aussi comment, à travers ce processus même, la biométrie se retrouve à polir ou à effacer les idiosyncrasies, les nuances et le caractère multidimensionnel de ces identités. De la même façon, Blas et Johnson mettent en évidence comment cet arbitraire devient le prisme à travers lequel les institutions risquent de renforcer des significations discriminatoires ou préjudiciables de « queer », « femme », « autochtone », etc.

Ceci étant dit, l’idée fondamentale mise de l’avant par ces artistes est celle selon laquelle l’absence de visage constitue une menace urgente pour les régimes de contrôle qui reposent sur les technologies biométriques, non seulement dans les cas classiques de « chasses aux terroristes », mais également lors de situations où des citoyens innocents sont les principaux protagonistes. On peut penser, par exemple, au règlement municipal montréalais de 2012 interdisant aux citoyens de couvrir leur visage lors de manifestations publiques, ou à la loi de 1845 ressuscitée par le NYPD pour arrêter les manifestants après l’émergence du mouvement Occupy. Sans visage, le sujet s’oppose aux mécanismes de visagéité, échappant à la manière dont les visages sont codifiés, surveillés et classés, même si seulement de façon temporaire. Pour reprendre les mots de Deleuze et Guattari : « Défaire le visage, c’est la même chose que percer le mur du signifiant, sortir du trou noir de la subjectivité 8  ». Le visage, en somme, est présenté par Blas et Johnson comme une zone corporelle surcodifiée devant être réorganisée selon des paramètres plus justes et radicalement différents.

Cette critique de la biométrie prend une forme inversée dans l’œuvre des artistes Mushon Zer-Aviv et Rafael Lozano-Hemmer qui cherchent tous deux à rendre le visage clairement visible et ainsi contrer l’objectif fondamental de ces technologies. Dans The Turing Normalizing Machine (TNM), Zer-Aviv présente aux participants une suite de quatre vidéos de participants préalablement enregistrées, puis leur demande de pointer celui ou celle dont l’aspect leur semble le plus normal. La personne sélectionnée est ensuite analysée par un logiciel de reconnaissance faciale tandis que la vidéo du participant est ajoutée à la base de données. Au fur et à mesure que celle-ci augmente, compilant les données faciales en une image algorithmique de normalité, la TNM se rapproche de l’objectif de Zer-Aviv : « décoder une fois pour toutes le mystère de ce que la société considère comme normal et en automatiser le processus pour l’avancement de la science, du commerce, de la sécurité et de la société en général 9  ». En déconstruisant le fonctionnement interne des technologies de reconnaissance faciale, se moquant de leurs ambitions et de leurs promesses, la Machine expose, d’une part, le cadre politique dans lequel elles opèrent ; d’autre part, en dépendant de la participation active et publique de citoyens — et particulièrement de leurs propres préjugés et suppositions —, la TNM rend explicite la manière dont ils prennent part eux-mêmes à la même normalisation des identités critiquée par Blas et Johnson.

Une approche différente est adoptée par Lozano-Hemmer dans son œuvre Level of Confidence (2015), une installation composée d’algorithmes de surveillance biométrique programmés dans le but de rechercher systématiquement les visages des 43 étudiants mexicains de l’École Normale Rurale d’Ayotzinapa enlevés le 26 septembre 2014. Alors que les visiteurs se tiennent devant la caméra, le logiciel utilise des algorithmes pour trouver à quel élève disparu leurs traits ressemblent le plus. Chose intéressante, Lozano-Hemmer place intentionnellement ces algorithmes — généralement utilisés par les forces militaires ou policières afin de trouver des individus suspects — dans un environnement où ils échoueront continuellement, car l’on sait que ces élèves sont probablement morts. Le logiciel ne peut que mesurer un « degré de confiance » sur la précision de l’appariement, ce qui sert précisément à souligner le facteur opposé d’incertitude inhérent aux technologies biométriques. Qui plus est, si l’œuvre échoue constamment, c’est parce que la fonction originale de son mécanisme est renversée. En effet, en mettant l’accent sur la recherche des victimes (ou sur sa terrible inutilité), Lozano-Hemmer transforme l’œuvre en monument commémoratif, mobilisant la biométrie dans le but de commémorer les vies perdues de ces militants politiques.

 


III
À quel endroit Zer-Aviv et Lozano-Hemmer nous laissent-ils, et où rejoignent-ils Blas et Johnson ? Certes, la TNM et Level of Confidence permettent un redéploiement des technologies biométriques et une déconstruction de leurs prémisses. Que se passe-t-il, demandent-ils, lorsque la biométrie devient un acte commémoratif ? Qu’arrive-t-il lorsque l’on rencontre notre propre visage biomesuré ? En fin de compte, Zer-Aviv et Lozano-Hemmer suggèrent, comme Blas et Johnson à leur manière, que l’on redécouvre le visage — le nôtre ou celui des autres — à l’aide de moyens nouveaux, déstabilisants, productifs. Ils réimaginent le visage, en d’autres termes, comme potentiel. C’est alors que l’on revient au point de départ et que l’on revisite le simple fait de rencontrer un visage. Comme Deleuze et Guattari le soulignent à juste titre, le visage est un lieu de mondes possibles, « [rendant] possible la discernabilisation d’éléments signifiants, l’effectuation de choix subjectifs… C’est sur les visages que les choix se guident 10  ». Faire face au visage ou à son absence — avec tout ce qu’il communique, signifie, impose ou représente — nous force à faire des choix, à renégocier notre approche au monde, tout en énergisant ce dernier comme un lieu de possibles rencontres, désirs, pensées et tromperies. (En fait, c’est précisément cette énergie que la biométrie, comme appareil de biopouvoir, tente de contenir.)

Ces ouvertures, soyons-en certains, ne conduiront pas nécessairement vers la « justice » ou la « liberté » et, dans certains contextes, pourraient même renforcer les mécanismes biopolitiques. Les choix, autrement dit, peuvent bien détruire. Mais ce qui est clair, c’est que la mobilisation du visage ou de son absence contient tout autant le potentiel d’inspirer, voire d’exiger, une action politique — ce qui demeure l’outil le plus prometteur dans la lutte pour un avenir meilleur et plus justement organisé. En fin de compte, pour reprendre les mots de Blas, l’une de nos dernières et inaliénables options dans le chaos de la surveillance autoritaire et du contrôle identitaire est, tout simplement, de « faire de nos visages nos armes » 11 .

Texte traduit par l’auteur.

1.
Daniel Black, « What Is a Face? » Body & Society, vol. 17, no 4, p. 20. Dans cet article, toutes les citations provenant de textes anglophones ont été traduites par l’auteur.
2.
Gilles Deleuze et Félix Guattari, Capitalisme et Schizophrénie : Mille Plateaux, Paris, Les Éditions de Minuit, 1980, p. 207.
3
Ibid.
4.
Deleuze et Guattari, Mille Plateaux, Paris, Les Éditions de Minuit, 1980, p. 218.
5.
Btihaj Ajana, Governing Through Biometrics: The Biopolitics of Identity, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2013, p. 3.
6.
Zach Blas, « Facial Weaponization Suite ». En ligne. www.zachblas.info/works/facial-weaponization-suite/. Consulté le 23 mai 2016.
7.
Voir, notamment, Nicholas O. Rule et al., « Accuracy and Awareness in the Perception and Categorization of Male Sexual Orientation », Journal of Personality and Social Psychology, vol. 95, no. 5, 2008, pp. 1019-1028.
8.
Deleuze et Guattari, Mille Plateaux, Paris, Les Éditions de Minuit, 1980, p. 230.
9.
Mushon Zer-Aviv, « The Turing Normalizing Machine ». En ligne. www.mushon.com/tnm. Consulté le 23 mai 2016.
10.
Deleuze et Guattari, Mille Plateaux, Paris, Les Éditions de Minuit, 1980, p. 219-220. (Mes italiques).
11.
Blas, « Facial Weaponization Suite ».

 


Vincent Marquis est historien de l’art, auteur et étudiant en droit. Il vit à Montréal. Il est présentement chercheur associé au Zentrum für Kunst und Urbanistik à Berlin. Jusqu’à récemment, il était chargé de développement au centre des arts en nouveaux médias Eastern Bloc, chargé de projets à Evidence for Democracy, et chargé de dossiers pour le Soudan du Sud au Montreal Institute for Genocide and Human Rights Studies. Son principal champ de recherche est la culture visuelle et politique contemporaine, plus précisément la croisée de l’art et des droits de la personne, la théorie urbaine et le « droit à la ville »; la théorie et la pratique de l’activisme; les fonctions et responsabilités des musées d’aujourd’hui.

Zach Blas, Face Cage #3, 2014. Performance. Photo: Christopher O’Leary. Courtesy of the artist/avec l’aimable permission de l’artiste.
Zach Blas, The Theory of Colour, installation detail/détail de l’installation, 2014-2015. Photo: Zach Blas. Courtesy of the artist/Avec l’aimable permission de l’artiste.
Ursula Johnson, L’nuwelti’k (We Are Indian), 2012-2016. Black Ash, variable dimensions/Frêne noir, dimensions variables. Clockwise from left/De gauche à droite : Male, 6.1, Qalipu Member, Landless Band, Female, 6.1, Urban Migrant, Female, 6.1 a, Off reserve and/et Female, Non-status, Urban. Photo: Mathieu Léger.
Ursula Johnson, Male, 6.1, Qalipu Member, Landless Band, 2013. Black ash, variable dimensions/Frêne noir, dimensions variables. As part of/Dans le cadre de L’nuwelti’k (We Are Indian), performance. Galerie d’art Louise-et-Reuben Cohen, New-Brunswick. Photo: Mathieu Léger.
Mushon Zer-Aviv, The Turing Normalizing Machine, 2015. Vue d’installation/Installation view. Eastern Bloc, Montréal. Photo: Justin G. Desforges.
Mushon Zer-Aviv, The Turing Normalizing Machine, 2015. Digital image/Image numérique. Photo: Mushon Zer-Aviv.
Rafael Lozano-Hemmer, Level of Confidence, 2015. Face-recognition algorithms, computer, screen and webcam, variable dimensions/Algorithmes de reconnaissance du visage, ordinateur, écran et webcam, dimensions variables. Photo: Antimodular Research.