Martin Gibert
N° 124 - hiver 2020

L’oeuvre d’art artificielle : une disruption ontologique ?


Commençons par une expérience de pensée. Supposons que je sois amateur d’art : j’écoute une liste de lecture peacefull piano sur une application tout en lisant un poème illustré d’un portrait. C’est une expérience agréable, une plongée dans mon intériorité, mais qui m’ouvre en même temps à autrui, ces oeuvres me reliant, par leurs créateurs, à tout un réseau de significations humaines. Supposons maintenant que je découvre, le lendemain, que ces trois oeuvres – musicale, poétique et picturale – n’ont pas été composées par des homos sapiens mais par des systèmes d’intelligence artificielle. Supposons aussi que, contrairement à ce qui est souvent le cas avec les « oeuvres d’art artificielles », aucun humain n’ait collaboré au processus de création1. Aurais-je raison d’être un peu fâché ?

Je crois bien que oui. C’est même une réaction assez normale à toute tromperie : je pensais avoir vécu une expérience d’un certain type et je réalise que ce n’est pas le cas. Je me suis fourvoyé, je me sens floué. Certes, il n’est pas clair que je puisse être légitimement fâché contre quelqu’un, mais j’ai probablement des raisons d’être déçu ou perturbé. Qu’est-ce que cela me dit sur les oeuvres d’art artificielles ? Devrais-je réclamer un signal d’alerte de la part de mes fournisseurs d’expérience : « Attention, ceci est l’oeuvre d’une intelligence artificielle. »

Mais on doit dépasser la simple frustration d’être trompé pour se demander ce que cela change dans mon expérience esthétique. Je croyais être


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Collectif Obvious, Portrait d’Edmond de Belamy, 2018. Photo : avec l’aimable permission d’Obvious.
Que devient le propre de l’humain lorsque des systèmes d’IA simulent de nombreuses tâches cognitives ? On doit aussi s’interroger sur la nature des agents et des patients moraux lorsqu’une voiture autonome peut faire des « choix » relativement à des imprévus. Mais dans le cas de l’oeuvre d’art, la question est peut-être d’autant plus fébrile qu’on est face à un domaine de l’expérience humaine qui passe pour un fleuron de l’exceptionnalisme humain. Les chefs-d’oeuvre de l’humanité sont-ils solubles dans le code ? Le monde de l’art échappera-t-il à la quatrième blessure?