André-Louis Paré

L’image-fluide : un entretien
avec Jean-François Vachet

Jean-François Vachet est inscrit au diplôme d’études supérieures spécialisées en art (D.E.S.S.) à l’Université du Québec à Trois-Rivières (UQTR). À l’occasion du dossier « Neurodiversité » de la revue ESPACE art actuel (Hiver 2023), nous publions un entretien sur sa démarche artistique et l’esthétique qui la sous-tend. En tant qu’artiste atteint d’un trouble du déficit de l’attention avec hyperactivité (TDAH) et de dysphasie, il nous parle de ses récentes productions mettant en valeur des expériences visuelles et corporelles conditionnées par une perception différente de la réalité.

André-Louis Paré  Au printemps 2022, vous participiez à une exposition collective intitulée Travaux en cours : expériences créatives présentée à la Galerie R³ (Trois-Rivières). Cette exposition rassemblait le travail d’étudiant·e·s du deuxième cycle du département de philosophie et des arts de l’UQTR. Votre œuvre proposait des images projetées par un appareil vidéo et visibles sur une toile blanche installée sur une plateforme placée au sol. Pouvez-vous nous expliquer ce travail, principalement sa thématique, mais aussi l’effet escompté sur le public ?

Jean-François Vachet  La commissaire et artiste Ariane Lebeau était responsable de cette exposition qui avait pour but de faire découvrir la démarche et le corpus artistiques de six artistes inscrit·e·s au programme de deuxième cycle d’études supérieures spécialisées en arts1. Les artistes de tous âges provenaient de divers horizons et présentaient des pratiques variées — vidéo performance, installation vidéographique, œuvre picturale et dessin. Pour l’occasion, j’ai présenté une œuvre vidéo produite antérieurement et intitulée Nappe fluide (2021). Dans le cadre de cette exposition, elle se trouvait installée dans un coin de la grande salle blanche de la galerie sous un éclairage tamisé. Selon l’entrée que les visiteur·euse·s choisissaient, l’œuvre se trouvait soit au fond de la salle, soit à l’entrée en étant la première œuvre à les accueillir. Les visiteur·euse·s avaient l’opportunité de surplomber ce cadre rectangulaire recouvert d’un tissu blanc translucide en circulant autour de l’installation. À travers le tissu courbé, la forme creuse donnait l’impression d’un bassin dans lequel étaient projetées des images d’eau agitée. La surface illuminée laissait ainsi entrevoir des formes et des textures liquides provenant de la force fluide du courant d’une rivière.

Plus récemment, en décembre 2022, vous avez à nouveau présenté une œuvre dans la même galerie. Il s’agissait également d’une installation vidéo dans laquelle l’image d’une forêt plutôt que celle de l’eau se situe au cœur de l’expérience esthétique, pouvez-vous nous en dire quelques mots.

J.-F. V.  Durant la session d’automne 2022, j’ai présenté à deux reprises l’œuvre Fluidité feuillue. Une fois en solo, lors de l’exposition Effluves circulants, dans une salle du pavillon des arts, et une fois en groupe, celle dont vous faites mention, à l’occasion de l’exposition Résonances, présentée à la Galerie R³. Comme pour Nappe fluide, les images étaient projetées avec un long plan séquence, mais cette fois en direction d’un mur délimité par deux cimaises. Pour accompagner les images, on retrouvait cinq socles peints en blanc de dimensions variables, onze différents ventilateurs fonctionnels ainsi que trois bandes de tissu blanc translucides suspendues. L’œuvre a pour origine une promenade en forêt. La forêt, en automne, est parfaitement appropriée pour filmer le mouvement du vent qui se transmet dans la secousse des arbres et dans l’ondulation des feuilles tombantes. Je recherchais en effet une expérience où l’élément du vent devait interagir avec l’environnement. Dans mon exploration de points de vue susceptibles de m’intéresser, j’ai repéré un sentier avec une allée d’arbres qui est devenue l’espace idéal pour une expérience de déambulation. J’y suis resté plusieurs minutes à visualiser différents cadrages qui sont devenus l’espace visuel de l’installation. Ces captations d’images devaient offrir l’expérience d’une promenade transposée au sein d’une galerie d’art. Concrètement, Fluidité feuillue se présentait comme une superposition de nombreuses surfaces visibles à travers une accumulation de mouvements virtuels, organiques et mécaniques, formée par les images vidéo, le mouvement des tissus et les ventilateurs. Projetée au mur, l’image du sentier était fragmentée donnant l’impression d’une certaine profondeur. La vision des branches et des feuilles des arbres soufflées par le vent se ressentait dans le mouvement continu des ventilateurs, dans celui des tissus, plus irrégulier, sans oublier la sensation du vent venant effleurer notre peau. En bref, mon approche sculpturale en installation tente de développer une expérience esthétique à partir de laquelle le corps explore l’espace comme lieu de perceptions sensorielles.

La description que vous donnez de ces deux œuvres accorde beaucoup d’importance à l’expérience esthétique des spectateurs, à ce qu’ils devraient éprouver devant ce que vous leur montrez en lien avec des éléments naturels. Cette sensibilité à propos de l’environnement et l’expérience sensible recherchée a-t-elle un lien avec votre TDAH ?

J.-F. V.  Le fait d’être « neurodivergent » ne rend pas la tâche aisée pour définir ma démarche et me comprendre moi-même. Mais je pense, en effet, qu’il y a un lien entre mon trouble de l’attention et cette sensibilité à mon environnement. Pour moi, l’expression « être dans la lune » ne se résume pas à être perdu dans mes pensées, mais à un état de rêveur éveillé. Par exemple, lors de cet « état second », je ne peux pas affirmer exactement si ce que je suis en train de regarder est réellement devant mes yeux ou dans mon imagination. Par conséquent, dans cette situation, je n’ai pas de sujet d’attention précis. En perdant les repères de l’attention un bref instant, il se peut que ce soit simultanément un visuel superposé aux deux réalités, réelles et imaginaires. À l’inverse, lorsque je me donne un objectif et que j’y porte toute mon attention, le fait de me concentrer se caractérise par une délimitation du sujet au cœur de mon champ de perception. Par contre, si un élément extérieur venait s’immiscer entre cet objectif et moi, il ne passerait pas inaperçu. Il peut s’agir d’un mouvement, d’une lumière, d’une couleur, d’un son, voire d’une odeur. En tentant de concentrer toute mon attention sur un sujet précis, les distractions deviennent évidentes pour moi alors qu’elles sont rapidement délaissées par des personnes neurotypiques.

Et comment cela se traduit-il sur le plan de votre pratique artistique ? 

J.-F. V. Comme je viens de le souligner, lorsque je cherche des sujets qui pourraient m’inspirer, mon attention est perturbée par des stimuli distracteurs. Dans ces conditions, j’ai commencé à accueillir ces diversions et à approfondir la perception que j’ai de mon environnement. J’ai été alors incité à réfléchir à la manière de créer du « visuel » dans un lieu, même si je n’avais pas de sujet de prédilection à propos d’une œuvre en particulier. Aussi, la majeure partie de mon 1er cycle d’études à l’UQTR a été consacrée à explorer le monde environnant avec un appareil photo. Ce qui m’inspirait surtout, c’était de concevoir, à partir d’images, des mises en scène photographiques. Mon intérêt était autant l’aventure que suscitaient les démarches pour réaliser des expériences reliées à la création visuelle que de penser à sa mise en forme dans l’espace. Je ne voulais pas que cette création s’avère le simple témoignage d’un événement, mais qu’elle propose une expérience de l’œuvre présentée dans un espace d’exposition. À mon sens, offrir à la vue seulement des images planes ne valorisait pas ce que je cherchais à faire vivre aux spectateur·trice·s, c’est pourquoi j’ai commencé à concevoir la mise en espace de l’œuvre en termes d’installation. C’est ainsi que mon processus artistique s’est progressivement précisé et que mon intérêt pour la mise en espace d’une œuvre a pris de l’importance. Aussi, le fait d’utiliser une vidéo dans mes installations permet de faire vivre en images une temporalité en « cours ». Par exemple, le sentier où je suis resté plusieurs minutes à observer l’environnement n’était pas ressenti comme une image fixe. Grâce à la vidéo, j’ai transposé ce « ressenti » dans la mise en œuvre de Fluidité feuillue. Toutefois, bien que mon corps ait « filtré » des données utiles que j’ai consciemment documentées pour réaliser mon dispositif, l’expérience du visiteur dans la Galerie R³ n’a rien à voir avec une reconstitution de ma propre expérience passée. L’expérience esthétique de cette œuvre lui revient.

Dans votre parcours, la création artistique semble essentielle pour vous. Comment envisagez-vous l’avenir au sein du milieu de l’art, lequel comporte — comme vous le savez — ses exigences ?  

J.-F. V. Lorsque vous dites « exigences » au sein du milieu de l’art, vous référez probablement à ce qui a trait à l’organisation, à l’engagement, à la discipline, à la nécessité de fournir des efforts en vue de s’adapter à de nombreuses situations sur le plan professionnel. Toutefois, dans mon cas, les exigences ne se limitent pas au milieu de l’art, mais concernent la vie en général. Il me faut, par exemple, entretenir des stratégies afin d’être en mesure de respecter des obligations concernant l’emploi, le loyer, les études, sans oublier les multiples démarches administratives, et ce, non pas pour contrer une certaine paresse, mais plutôt mon TDAH. Souvent, les obstacles qui se présentent à moi sont sous la forme de « pertes de mémoire » ; qu’elles soient dues à des distractions qui s’imposent à mon esprit, ou encore à des informations qui prennent un nouveau sens, parce que mal interprétées dans mon esprit. Aussi, pour éviter le stress d’être submergé de pensées « insistantes », par exemple la prescription « n’oublie pas » que je dois me répéter en tout temps, j’ai développé des manies pour ne plus constamment m’en préoccuper. Enfin, être à la fois TDAH et dysphasique est vraiment déplaisant puisque cela m’oblige à rester plus vigilant sur le plan de la concentration et de la précision.

Concernant mon parcours artistique, ma manière de réfléchir, de voir le monde, contribue à une approche de recherche et de création qui n’est pas nécessairement commune, ce qui me différencie des personnes neuronormatives. Par ailleurs, comme étudiant, je profite d’une situation où j’ai accès à de nombreux outils ainsi qu’à un environnement de travail m’offrant des opportunités d’enrichir ma démarche pratique et théorique. Cependant, je suis conscient que, pour progresser dans le milieu, il me faudra bientôt quitter ma situation d’artiste-étudiant pour entreprendre celle d’artiste autonome. Durant mon parcours à l’UQTR, la présence d’espaces d’exposition, accessibles aux étudiant·e·s en art, comme la Galerie R³, m’a été bénéfique. J’y ai développé des projets en lien avec des installations réalisées dans des espaces qui me sont devenus familiers. Maintenant, si je souhaite produire dans un autre contexte, je dois me tenir informé de ce qui se fait ailleurs au Québec. Afin de me familiariser avec d’autres espaces d’exposition, je dois mieux comprendre la dynamique du milieu artistique afin d’explorer de nouvelles avenues de création. Malgré les obstacles que j’ai à surmonter et l’investissement de temps et d’énergies que j’aurai à déployer, je veux poursuivre mon parcours et étendre ma contribution au milieu de l’art, ce qui devrait enrichir mon vécu en vue de mes projets à venir.

1 Il s’agit des artistes Francine Audet, Stéphanie Boulay, André Laplante, Nancy Lauzon, Ariane Lebeau et Jean-François Vachet.

Jean-François Vachet vit à Trois-Rivières (Québec) et étudie à l’Université du Québec à Trois-Rivières (UQTR) aux études supérieures spécialisées en arts (D.E.S.S.). Ayant complété un baccalauréat en 2018, l’artiste-chercheur poursuit ses recherches et ses explorations depuis 2020. Sa démarche porte sur la notion de l’image dans l’environnement de l’œuvre afin de faire vivre une expérience esthétique. https://www.jeanfrancoisvachet.com/

Jean-François Vachet, Fluidité feuillue, 2021. Installation vidéo présentée dans le cadre de l’exposition Résonances.
Photo : avec l’aimable permission de l’artiste.
Jean-François Vachet, Fluidité feuillue, 2022. Installation vidéo présentée dans le cadre de l’exposition Effluves circulants.
Photo : avec l’aimable permission de l’artiste.
Jean-François Vachet, Fluidité feuillue, 2022. Installation vidéo présentée dans le cadre de l’exposition Effluves circulants.
Photo : avec l’aimable permission de l’artiste.
La vision des branches et des feuilles des arbres soufflées par le vent se ressentait dans le mouvement continu des ventilateurs, dans celui des tissus, plus irrégulier, sans oublier la sensation du vent venant effleurer notre peau.
Jean-François Vachet, Fluidité feuillue, 2022. Installation vidéo présentée dans le cadre de l’exposition Effluves circulants.
Photo : avec l’aimable permission de l’artiste.
Jean-François Vachet, Nappes fluides, 2021. Installation vidéo.
Photo : avec l’aimable permission de l’artiste.
Jean-François Vachet, Nappes fluides, 2021. Installation vidéo.
Photo : avec l’aimable permission de l’artiste.
La surface illuminée laissait ainsi entrevoir des formes et des textures liquides provenant de la force fluide du courant d’une rivière.
Jean-François Vachet, Nappes fluides, 2021. Installation vidéo.
Photo : avec l’aimable permission de l’artiste.
Jean-François Vachet, Nappes fluides, 2021. Installation vidéo.
Photo : avec l’aimable permission de l’artiste.
Jean-François Vachet, Nappes fluides, 2021. Installation vidéo.
Photo : avec l’aimable permission de l’artiste.