André-Louis Paré
N° 108 – automne 2014

L’espace qui reste : un entretien avec Guillaume La Brie

Guillaume La Brie vit et travaille à Montréal. En 2003, il exposait pour la première fois en solo au centre d’artiste Skol à Montréal. Depuis, son travail a été diffusé dans plusieurs autres centres d’artistes et musées à travers le Québec. Il a aussi participé à plusieurs projets d’interventions, expositions et résidences internationales dont le studio du Québec à Barcelone et la résidence Les Perles à Barjols en France. Son travail s’intègre aussi à l’espace public à travers quelques réalisations dans le cadre de la Politique d’intégration des arts à l’architecture.


 

Dans un entretien antérieur, vous présentez votre pratique comme étant de l’ordre de la sculpture; toutefois, dans votre plus récente exposition intitulée L’espace qui reste1, le spectateur s’étonne de voir, dans l’espace principal de la Galerie, la charpente de trois murs avec, sur l’un d’eux, une accumulation de cadres symbolisant l’arrière de tableaux d’artistes peintres. Qu’est-ce qui fait que le spectateur devrait se trouver dans cette exposition en face d’un travail lié à la sculpture?

Guillaume La Brie : Pour bien comprendre la relation de cette œuvre avec la sculpture, il faut faire l’exercice de définir ce médium dans ce qui serait sa plus simple expression. Une définition dont on ne pourrait rien soutirer, une définition qui serait même beaucoup trop simple, mais qui nous aidera à saisir ce qui constitue, selon moi, l’essence du médium. Ainsi, de façon pragmatique, on ne pourra jamais simplifier davantage une sculpture qu’en disant qu’il s’agit d’un objet disposé dans un lieu. J’ajouterais : vu par quelqu’un, mais pour l’instant, on oubliera ce dernier élément pour se concentrer sur la relation du lieu et de l’objet. S’il n’y a pas d’objet, il n’y a rien et il est physiquement impossible de n’avoir aucun lieu. Ces deux éléments forment donc une sorte de base indivisible de la sculpture. Ensuite, chacun possède un nombre infini de caractéristiques qui complexifient le médium tel qu’on le connaît. Entre autres caractéristique, l’objet définit forcément un volume qui occupe un emplacement, puis le lieu délimite minimalement un espace interférant avec ce volume. Or, mon travail porte sur cette relation qui s’instaure toujours entre l’espace et l’objet. Je tente d’intervenir entre ces deux entités pour créer différentes dynamiques dans leur articulation. Dans L’espace qui reste, bien qu’il soit question de tableaux sur un mur, mon travail porte encore sur cette préoccupation sculpturale de l’objet face à l’espace. On se retrouve face à cinq tableaux qui représentent ce qui, hypothétiquement, aurait été exposé sur les trois murs de la galerie en temps normal. Toutefois, puisqu’il n’y a plus de surface sur les murs, à part un petit bout de gypse, les tableaux sont tous regroupés sur cet emplacement. Ils sont tous exposés au même endroit et au même moment, ils deviennent donc un amas de tableaux assemblés comme une sculpture. Le matériel de base est de l’ordre du pictural, mais le fait de les regrouper est un geste sculptural. C’est pour cette raison que la toile est vierge, l’idée est de prendre le tableau pour sa qualité d’objet et non de surface. L’espace d’exposition est aussi traité comme une sculpture, j’utilise la coquille architecturale du lieu pour enlever des couches de matière telle une taille directe afin de créer un contexte fictif. Une fois le gypse des murs soutiré, il ne reste que la charpente dénudée et cela ne laisse plus de surface pour les tableaux, ils sont donc contraints à occuper le même emplacement.

 

Vous parlez de tableaux qui nous renvoient immédiatement à la peinture. Par ailleurs, votre travail semble, depuis toujours, lié davantage à l’architecture – je pense notamment aux expositions Les envahisseurs de l’espace I et II– à laquelle la sculpture est souvent associée pour des principes évidents. Il y a donc, ici, une sorte de renversement qui donne une supériorité à la pratique sculpturale, notamment peut-être grâce à l’architecture. Bref, quel lien faites-vous entre votre pratique et l’architecture?

Qu’il soit question de sculpture ou de peinture, selon moi, ces deux médiums sont forcément liés à l’architecture puisqu’ils en deviennent, l’un comme l’autre, le contenu lors d’une exposition. En fait, la coquille architecturale de la galerie, ou tout autre lieu d’exposition intérieur, délimite l’espace de l’expérience de l’œuvre. Or, dans mon travail, je cherche à décloisonner cette relation de contenant contenu inhérente au fait que l’œuvre s’observe dans un lieu. L’architecture devient ainsi un paramètre incontournable dans l’élaboration de mes œuvres, elle est appelée à en devenir une composante à part entière. Parfois, la mécanique entre mon travail et un lieu s’incarne à travers la façon de positionner la sculpture par rapport à l’espace. Dans d’autres cas, l’architecture est utilisée comme une source de matériel où je prélève des bouts de gypse servant à créer les œuvres. La configuration architecturale de la galerie peut aussi être transformée afin d’entrer en confrontation physique avec l’objet qui s’y trouve, comme dans Les envahisseurs de l’espace ou Champion des poids neutres. Dans ce cas, d’une certaine manière, le travail consiste à créer deux œuvres. Une qui agit sur l’architecture en la transformant et l’autre qui consiste à créer des objets qui viennent se plier aux contraintes précédemment créées. Il y a donc un travail direct sur et avec l’architecture, mais la réflexion de ce travail porte sur le fait de présenter quelque chose et sur l’impact de cette présentation. L’objet et l’architecture étant indissociables de ce fait, ils occupent tous deux une place importante dans cette démarche. Toutefois, l’architecture est davantage utilisée en termes d’espace et de matière que d’architecture en tant que telle. Bref, pour répondre à la question, soit le lien entre ma pratique et l’architecture, je dirais que l’architecture est pour moi un matériau plutôt qu’une discipline.

 

Dans votre exposition L’espace qui reste, vous avez accroché une série d’œuvres sur un mur qui rappelle votre pratique consistant – comme pour l’exposition Les œuvres qui n’étaient pas là3 – à montrer par découpage la silhouette d’une forme habituellement facilement reconnaissable. Ce procédé a aussi été utilisé pour des œuvres présentées dans le cadre de la politique d’intégration à l’architecture. Or, ces œuvres en creux, ces fantômes d’œuvres, qui pourtant sont aussi des œuvres, nous parlent de ce qui n’est pas. Est-ce votre façon de re-penser la sculpture?

Représenter une chose par le négatif de sa forme reste un geste parfaitement sculptural, ainsi, c’est davantage une façon de re-penser l’interrelation qu’un objet entretient avec l’environnement qui l’entoure que de re-penser la sculpture en elle-même. En fait, l’absence de l’œuvre devient une façon d’affirmer autrement sa présence tout en s’interrogeant sur son rapport au lieu. Normalement, une sculpture est constituée de matière et forme un volume occupant un emplacement dans l’espace d’exposition. Dans le cas d’une représentation en creux, la matière indique plutôt le spectre de la sculpture et ce qui occupe l’espace est ce qui manque. Cela forme tout de même un volume semblable à l’objet réel qui, hypothétiquement, aurait pu occuper l’espace, mais ce volume est un vide plutôt qu’une masse. L’objet représenté n’occupe plus l’espace; comme il est vide, c’est l’espace qui remplit l’objet. À cet égard, l’œuvre marque autant l’idée de l’objet que de l’environnement qui l’entoure.

Bien sûr, comme vous le dites, il y a tout de même quelque chose. Il ne peut y avoir rien. Il doit y avoir un support permettant d’observer ce vide par contraste avec le plein. Ce support délimite forcément une œuvre qui est bien là, mais la présence de celle-ci ne sert qu’à faire voir ce qui manque. Elle est donc purement accessoire. Dans certains cas, comme support, j’ai choisi de découper mes sculptures en creux dans des blocs de matière. Dans d’autres cas, comme dans Les œuvres qui n’étaient pas là, j’ai utilisé des meubles. C’est que je considère que le meuble représente l’unité de base de ce qui occupe l’espace, le sens où c’est un élément de mobilier dans l’immobilier. Puis, j’ai représenté deux sculptures liées à l’histoire de l’art afin qu’il n’y ait pas de subjectivité dans leur forme, je me suis seulement attardé à les reproduire. Ce qui comptait, c’était de les faire apparaître par leur absence. Dans L’espace qui reste, c’est un peu différent; j’ai voulu expérimenter ce concept, mais en aplatissant la forme, en ne gardant que sa silhouette plane. Il en résulte un côté pictural qui esthétise la forme, mais l’idée reste de garder l’essence de la présence d’un objet qui n’est pas là.

 

L’histoire de la sculpture s’est souvent associée au monument, à la glorification de certains moments historiques, à leur mémoire. En mettant en scène «l’essence de la présence d’un objet qui n’est pas là», votre travail sculptural semble être une volteface à cette présence éclatante de l’œuvre qui perpétue une permanence, une trace tangible de ce qui a été. Certes, cette volteface a aussi son histoire au sein de l’art contemporain. Avez-vous des affinités avec des artistes qui, d’une façon ou d’une autre, ont mis en scène l’absence d’œuvre ?

Il est certain que beaucoup d’artistes ont travaillé sur cette idée d’absence de l’œuvre, mais, spontanément, je pense à une exposition que j’ai visitée, lors d’un voyage en 2002, et qui m’a beaucoup marqué. C’était Le musée qui n’existait pas de Daniel Buren. Déjà, le titre m’a été d’une grande inspiration; il annonçait, pour moi, l’utopie de créer une chose qui n’existe pas, une chose qui n’est pas là. Cette exposition consistait en une métamorphose d’un étage complet du centre Pompidou. L’espace était découpé par 70 petites pièces carrées collées les unes aux autres et formant une sorte de labyrinthe où chaque pièce donnait sur les trois suivantes par une ouverture dans leur coin. À chaque jonction, cela formait donc une sorte de tableau spatial dont la configuration dépendait de ce point de vue unique. Après avoir vu cette exposition, je me suis mis à m’intéresser grandement au travail de Buren. J’ai été particulièrement marqué par une œuvre qu’il a réalisée en 1975 et qui porte sur la présence de l’œuvre d’art, mise en évidence à travers son absence. Il s’agit de l’œuvre À partir de là. Dans cette œuvre, Buren a recouvert plusieurs pièces du Städtisches Museum avec de la toile rayée et colorée, comme il est assez fréquent dans son travail. Là où cette exposition m’intéresse davantage, c’est dans le fait qu’il a laissé des espaces rectangulaires blancs sur les murs rayés. Ces espaces étaient déterminés par l’accrochage des tableaux de l’exposition précédente. Partout où il y avait eu une œuvre, Buren a marqué sa présence en laissant le spectre de l’espace qu’elle occupait. Les murs rayés de Buren servaient donc à former un contraste entre l’espace laissé blanc et le reste du mur, un peu comme mes formes matérielles servent à faire voir la chose qui n’est pas là.

Ensuite, il y a aussi une œuvre de Michael Asher, où il a déplacé une statue de Georges Washington, qui était à l’extérieur de l’Art Institute de Chicago, vers l’intérieur. D’une part, l’œuvre qui était dehors avait disparu et d’autre part, elle venait prendre un nouveau sens à l’intérieur du musée parmi d’autres objets. Son esthétique était carrément transformée par ce simple déplacement. Pour moi, cela montre clairement l’importance du positionnement d’un objet par rapport au lieu où il se trouve, et cette thématique est toujours présente dans mon travail. En tentant de créer des choses qui ne sont pas là, c’est cette idée de positionnement de l’objet qui m’intéresse. L’objet occupe un volume bien qu’il n’existe pas réellement. C’est pour cette raison que j’ai choisi, dans Les œuvres qui n’existaient pas de représenter une figure de Georges Washington. Je suis parti de cette sculpture qui avait été déplacée et je lui ai fait occuper un autre lieu par son absence.

 


1. L’exposition L’espace qui reste a été présentée à la Galerie Lilian Rodriguez du 26 avril au 31 mai 2014.

2. Les expositions Les envahisseurs de l’espace I et Les envahisseurs de l’espace II ont été présentées respectivement à AXE-Néo 7 (Gatineau) à l’hiver et à la galerie de l’UQAM à l’automne 2007.

3. L’exposition Les œuvres qui n’étaient pas là  fut présentée à la Fonderie Darling (Montréal) en juin 2012.

Guillaume La Brie, Œuvres au mur (découpe), 2014. Acier inox, aluminium et bois. L’espace qui reste (2014), Galerie Liliane Rodriguez. Photo : Guy L’Heureux. Avec l'aimable permission de l'artiste.
Guillaume La Brie, Le cadre, 2014. Bois, carton, gypse et toile. L’espace qui reste (2014), Galerie Liliane Rodriguez. Photo : Guy L’Heureux. Avec l'aimable permission de l'artiste.
Guillaume La Brie, Les oeuvres qui n’étaient pas là (Moaï), 2012. Commodes IKEA, bois et gypse. 550 X 240 X 200 cm. Fonderie Darling. Photo : Guy L’Heureux. Avec l'aimable permission de l'artiste.
Guillaume La Brie, Les oeuvres qui n’étaient pas là (Georges Washington, sculpture au mur sur une corniche), 2012. Tables IKEA, bois et gypse. 250 X 365 X 200 cm. Fonderie Darling. Photo : Guy L’Heureux. Avec l'aimable permission de l'artiste.