André-Louis Paré
n° 128 (printemps-été 2021)

Le temps presse

S’il y a une urgence qui doit désormais accaparer les décisions gouvernementales, partout dans le monde, mais plus précisément chez les États industrialisés comme le Canada, c’est bien celle liée au climat. On aurait beau chercher un équilibre entre économie et écologie, il est difficile de croire qu’au sein du « capitalocène », on puisse abuser de nos ressources tout en valorisant un environnement qui privilégie des milieux de vie sains, d’autant plus que cette économie s’est aussi alliée à un régime démocratique misant sur la liberté individuelle et la libre entreprise. Or, dans un contexte où les décisions visant à protéger la biosphère importent, il est à se demander s’il ne faut pas repenser sous un nouveau jour la démocratie : une démocratie sensible au bien-être collectif, au sort des générations futures, tout en étant soucieuse d’une justice climatique. Mais, il faut en convenir : le temps presse.

Le temps presse est justement le titre d’une exposition présentée en 2016-2017 au Centre Canadien d’Architecture (CCA). Sous le commissariat de Mirko Zardini, l’exposition avait pour sous-titre : « une contre-histoire environnementale du Canada moderne ». Souvent associé aux contrées sauvages, constituées de forêts, de lacs et de rivières, ce vaste territoire de l’Amérique du Nord ne correspond pas toujours au pays que l’industrie touristique se plait à montrer en images. En s’appuyant sur des documents d’archives, des photographies, des sculptures déployées selon diverses thématiques — le nucléaire, les sables bitumineux, les OGM, l’électricité et la surpêche —, l’exposition remettait en question le mythe d’un pays aux ressources inépuisables. Elle rappelait les politiques gouvernementales qui favorisent, depuis les années 1950, l’exploitation des ressources naturelles et pointait, du même coup, l’envers de l’idée de progrès.

Dans le catalogue de cette exposition , en plus des nombreux textes ciblant les dispositions prises en réponse à une industrie polluante, des entretiens avec l’environnementaliste David Suzuki et l’écrivain et essayiste John Ralston Saul soulignent les difficultés de joindre l’esprit du capitalisme aux impératifs en matière de conservation de la nature et de la biodiversité. Et comme l’indiquait Suzuki, cette exigence devra prendre en compte notre dépendance vitale à l’air pur, à l’eau potable, à un sol fertile. Or, cette conception du politique, empreinte d’une pensée écologique, suppose une transformation de notre relation avec ce qui nous entoure et nous lie à la Terre. Pour ce faire, nous devons modifier notre appartenance au territoire, laquelle, depuis la modernité, s’est trop souvent incarnée au sein d’un « rationalisme technique » qui instrumentalise la nature en marchandise.

Pour minimiser ce rapport technique au monde, il importe de reconsidérer la place de l’être humain au sein du monde vivant. De maître et possesseur de la nature, l’homo œconomicus n’en est-il pas venu à l’obligation de se transformer en « gardien de la Terre » ? Pas d’économie sans écologie, pas de gestion des ressources sans conscience de la fragilité du monde au sein duquel nous évoluons. À l’heure de ce nouveau régime climatique, les artistes, sans être les seuls, peuvent insuffler un tant soit peu ce nouvel esprit. Ils ont la possibilité de transmettre, par leurs œuvres, une attention particulière sur l’état du monde. Dans cette perspective, le photographe Andreas Rutkauskas a voulu témoigner, dans une série d’images, produite à l’été 2017 en Colombie-Britannique, d’une forêt après le passage d’un feu dévastateur. Ces feux de forêt qui se multiplient et s’intensifient font désormais partie du paysage et nous signalent plus que jamais l’urgence d’agir contre le réchauffement climatique. De son côté, l’artiste Hua Jin transpose en des images abstraites, rassemblées sous le nom The Colour of the Air (2018), des vues de l’actualité montrant des villes du monde aux prises avec la pollution atmosphérique. Informé de l’origine de ces images, du contexte sanitaire d’où elles proviennent, notre plaisir de les regarder est forcément troublé. Enfin, la sculpture Totems of the Anthropocene (2018) de Mia Feuer rappelle l’exploitation du sous-sol terrestre, ce qu’il recèle sur le plan des minerais ou du pétrole. Fabriquée en partie d’objets trouvés, elle symbolise la destruction de notre environnement, l’impact de l’activité humaine sur le paysage.

Sans tomber dans le catastrophisme ni esthétiser le désastre, plusieurs artistes invitent à développer, sinon des solutions, du moins une plus grande sensibilité à ce qui vient. Plutôt que d’informer, de communiquer un savoir basé sur des données scientifiques, ils et elles ont la possibilité de stimuler notre imaginaire tout en incitant la réflexion, voire le débat. Les textes rassemblés pour ce dossier « Climatologie » s’engagent dans cette voie. Autrice de Weather as medium. Toward a Meteorological Art (The MIT Press, 2018), Janine Randerson analyse des œuvres telles The Elephant in the Room – Four Nocturnes (2019) de John Akomfrah et AQI2020 d’Alicia Frankovich dans lesquelles la dégradation de l’atmosphère qui s’impose par le feu sinon la désertification, mine nos conditions de vie, autant celles des humains que celles des non-humains. Heidi Hart rappelle, quant à elle, comment certaines œuvres immersives, celles de Allison Janae Hamilton, Diana Thater et Tomás Saraceno, peuvent, malgré l’expérience esthétique qu’elles procurent, réveiller chez les spectateurs le sens critique nécessaire à la conscience écologique. D’ailleurs, cette forme de conscience est, nul doute, stimulée dans la pratique artistique d’Amy Balkin qui incite à la participation citoyenne, notamment lorsque les effets désastreux des changements climatiques appellent une justice environnementale.

L’air que nous respirons est sans doute vital pour notre bien-être, mais l’avenir de l’humanité passe aussi par l’existence des glaciers. Dans son texte, Raphaelle Occhietti les considère comme « des alliés précieux », mais aussi des « marqueurs évidents du réchauffement climatique ». Elle nous le rappelle en référant aux œuvres de Julian Charrière, de Claudia Comte et d’Angelika Markul. Pour leur part, Elyse Boivin et Joëlle Dubé analysent le phénomène de la glace, celui suggéré par l’œuvre Moving with Joy (2019) de l’artiste inuvialuk Maureen Gruben. Selon les autrices, cette œuvre qui incarne une réalité matérielle précise participe « d’une réinscription des peuples nordiques dans leur environnement ». C’est malheureusement cet environnement qui fait défaut à l’œuvre Ice Watch (2014, 2015, 2018) créée par l’artiste Ólafur Elíasson en collaboration avec le géologue Minik Rosing. Linn Burchert analyse ce projet grandiose, commandité, entre autres, par Bloomberg Philanthropies, et qui rassemblait des dizaines de blocs de glace sur des places publiques lors de certains sommets pour le climat. L’autrice dresse aussi un parallèle avec un projet de Gustav Metzger intitulé Stockholm, Project June (1972) dans lequel 120 voitures, moteur en marche, devaient émettre leurs gaz d’échappement dans un espace confiné. Sur un ton également critique, Didier Morelli consacre son texte au « mythe de l’hydroélectricité » promu par Hydro-Québec, un des importants mécènes du pays. Il est question, entre autres, des œuvres Hydro (2019) de Caroline Monnet et Ludovic Boney et Journey of the Seventh Fire (2008) de Nadia Myre. Devant ces diverses situations nécessitant une prise de conscience majeure, nous devons parfois changer nos modes de vie. Dans un entretien que nous ont accordé les artistes Richard Ibghy et Marilou Lemmens, il est justement question d’une « éthique de la cohabitation » entre l’humain et le reste du vivant. Pour compléter ce dossier, l’architecte Philippe Rahm, auteur de plusieurs essais dont Écrits climatiques (Éditions B2, 2020), propose librement un manifeste consacré à sa vision d’une « architecture météorologique ».

Ce numéro estival comprend également une section « Art public et pratiques urbaines » dans laquelle on peut lire un texte de Laurent Vernet à propos des enjeux d’intégration d’œuvres d’art dans les transports collectifs. S’ensuit, comme il se doit, la section « Comptes rendus », où se trouvent onze textes portant sur des expositions récentes, sans oublier celle où nous rendons compte d’ouvrages tels des catalogues et des monographies à propos de la pratique d’artistes d’ici et d’ailleurs.

 


[1] Lev Bratishenko et Mirko Zardini (dir.), Le temps presse. Une contre-histoire environnementale du Canada moderne, CCA et Jap Sam Books, 2016, 366 p.